Mercredi 15 juillet, s'est ouverte à Marrakech la première audience du procès contre Nabil Ayouch et l’une de ses comédiennes, Loubna Abidar, pour « pornographie, attentat à la pudeur et incitation de mineurs à la débauche ».
Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes, le nouveau long métrage de Nabil Ayouch, Much Loved suit le quotidien de quatre prostituées de Marrakech. Suite à la divulgation sur internet d’extraits piratés et avant même que le réalisateur ne demande un visa d’exploitation pour le Maroc, le Ministère de la Communication du Royaume a interdit sa diffusion pour « outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine et une atteinte flagrante à l’image du Maroc. ». Rencontre avec un réalisateur engagé.
Qui êtes-vous Nabil Ayouch ?
Je suis un idéaliste, passionné par l’être humain.
Much Loved, 2015.
Avant de vous tourner vers les autres et de les mettre en scène, vous souhaitiez être acteur ?
J’ai essayé de faire l’acteur. Mais je n’étais pas suffisamment prêt à me mettre à nu. En même temps, j’avais des choses à dire, à raconter. C’est pour cela que petit à petit, il y a eu ce glissement de l’acting vers la mise en scène. Au théâtre d’abord, puis au cinéma.
Vous dites que vous avez des choses à dire. Tous vos films : Mektoub, Ali Zaoua, Les Chevaux de Dieu et le dernier en date, Much Loved montrent et racontent des réalités « taboues » de la société marocaine – enfants des rues, viol, corruption, prostitution… Pourquoi ce choix du Maroc et ces sujets ?
Bande annonce du film Mektoub
J’aime profondément le Maroc, j’aime profondément cette société, et ce pour des milliers de raisons : elle m’excite au quotidien, elle m’émerveille… C’est une société généreuse, qui sait donner, qui sait recevoir. Et je l’aime depuis que j’ai décidé d’y poser mes valises il y a une quinzaine d’années, j’aime le rapport que j’entretiens avec ce pays. La polémique actuelle ne m’enlèvera pas ça.
Filmer, c’est ma façon à moi de montrer, dans une société où on ne montre pas assez, mais dans laquelle on sait. Qu’on l’accepte ou pas, nous sommes dans une espèce d’immense hypocrisie.
Je pense qu’une société qui ne se regarde pas dans le miroir, qui préfère briser le miroir, c’est une société qui a mal et qui est capable de faire mal.
Extrait du film Ali Zaoua
C’est pour cela, parce que je n’ai pas grandi là-bas peut-être, je suis arrivé avec un certain idéalisme que j’ai envie de dire et de montrer. Pas des choses qui choquent, non ! Juste des choses qui m’interpellent, qui me touchent, qui me font mal, qui me font vibrer. Mes films sont avant tout un regard que je porte sur le monde.
Bande annonce Les Chevaux de Dieu
Vous parlez d’hypocrisie, est-ce l’élément déclencheur sur le choix des sujets abordés dans vos films ?
Quand je rencontre 200-300 femmes, des filles parfois très jeunes qui me racontent leurs vies, leurs blessures, leurs douleurs, qui me font le bonheur et même l’honneur de s’ouvrir à moi et qui me disent d’une certaine manière avec leurs mots, quels rôles elles jouent dans la société marocaine, vis-à-vis de leur famille, de leurs proches, vis-à-vis de la société en général; ce qu’elles reçoivent en retour ou plutôt ce qu’elles ne reçoivent pas à cause de cette hypocrisie, qui veut les nier, qui refuse de les regarder dans les yeux, qui refuse de les écouter et ce que cela cause comme dégâts pour elles et pour celles qui arrivent après… j’ai un profond sentiment de révolte, tout simplement.
Il y a plusieurs façons d’exprimer la révolte et moi, je l’exprime à travers mes films, en leur donnant la parole, à ces filles, car je pense que ce sont des filles qui sont aussi des Marocaines et qu’il faut qu’on les considère comme telles, qu’on accepte de les regarder, de les écouter. Je me dis qu’avec mes films – et c’est peut-être là où je rêve un petit peu – on arrivera à trouver des solutions pour que celles qui suivent ces filles n’empruntent pas le même chemin.
Vous parlez des prostituées ? Elles sont une réalité du Maroc. Aujourd’hui, elles ne se cachent plus. Selon vous, l’interdiction du film est une manière de refuser cette réalité ?
Je trouve cela dommage qu’encore une fois, on doive passer par la censure, par des méthodes d’arrière-garde à une époque où tout circule, où les images voyagent, où les sons voyagent, les réputations voyagent…
Alors que finalement, les gens qui ont censuré le film ne l’ont même pas vu. Ils n’ont pas accepté de se confronter à cette réalité.
Vos films précédents étaient tous « dérangeants » mais n’ont pas été interdits. Much Loved qui aborde la prostitution, fait grand bruit. On pourrait alors penser que ce n’est pas le thème abordé qui fait polémique mais ces fameuses « scènes à caractère pornographique » qui ne sont pas présentes dans le film.
Ces scènes n’existent pas dans le film d’une part et n’ont été diffusées sur Internet sans mon accord que pour nuire au film, pour ternir la réputation du film… Mais bon, la vérité finira par sortir. Il sera vu en France et, je l’espère, au Maroc.
Ce qui dérange surtout, c’est que je n’ai pas fait de ces filles, de ces femmes, de ces prostituées : des victimes misérables. Je les ai montrées comme des guerrières, des amazones, comme des filles qui se battent, comme des femmes.
Voilà tout simplement : ce sont des êtres humains, et c’est ce qui dérange profondément, parce que si j’en avais fait des pauvres filles, cela n’aurait dérangé personne.
Ceux qui contestent sont en minorité. Parce qu’il y a un soutien énorme de la part de la population marocaine.
Un énorme soutien !
Et cela met le doigt sur autre problème : la liberté d’expression. Le droit de chacun à décider ou non d’aller voir un film.
La prostitution, je ne l’ai pas inventée, elle est là. Je n’ai pas été la chercher sur la planète Mars.
Qu’est- ce que l’on fait maintenant ? Qu’est ce qui « nuit à l’image du pays ? » pour reprendre la terminologie du Ministère de la Communication. Est-ce le fait d’interdire un film ou c’est le film lui-même ?
En l’interdisant, on infantilise une population.
On dit à cette population, nous sommes capables de décider pour vous ce qui est bien de voir ou n’est pas bien de voir. Je pense très sincèrement, et je reprends ce que vous dites, qu’il y a une grande partie de la population marocaine que l’on entend moins que cette minorité, hargneuse, haineuse, violente, qui en a marre d’être infantilisée veut qu’on la considère comme adulte.
Le cinéma, c’est ça, un acte volontaire d’aller dans une salle où il y a 15 films qui sont joués et de décider d’aller voir tel film plutôt qu’un autre. On n’oblige personne. Je pense très sincèrement que ce qu’il y a dans ce film, ce que ce soit au niveau du phrasé, du langage ou des scènes de nudité ont déjà été vues dans ces cinémas marocains maintes et maintes fois.
Je peux parfaitement comprendre qu’au Maroc, une partie de la population n’ait pas envie de voir un film sur ce sujet et qui trouve que le film va trop loin. Je peux tout entendre. Mais ne bridons pas la liberté d’expression et cette liberté d’expression par anticipation.
Cette interdiction a été décidée par le gouvernement alors que vous n’avez même pas demandé de visa d’exploitation pour sa diffusion au Maroc. Celle-ci a-t-elle fait suite à la projection du film lors du Festival de Cannes ?
Suite à la projection de Cannes, des extraits ont été piratés et postés sur Youtube par je ne sais qui et qui ont générés des millions et des millions de vues, des millions de commentaires dont certains extrêmement violents et attentatoires.
Vous avez reçu des menaces de morts ainsi que les actrices du film. Sont-elles réelles ?
C’est surréaliste, cette espèce d’hystérie.
Il y a sur Facebook une pétition pour mon exécution et celles des actrices, qui a été likée par plus de 4 000 personnes. C’est flippant.
Cela ne serait pas arrivé s’il n’y avait pas eu cette interdiction par anticipation, qui a voulu diaboliser le film. C’est en voulant l’interdire avant même qu’il ne soit vu, avant que je fasse la demande de visa, avant même que la commission n’ait eu le temps de le voir et juger si ce film pouvait ou pas obtenir un visa qu’on en a fait un objet diabolique et de scandale.
Le but du film est de parler de véritables enjeux, poser de véritables questions.
Finalement, le débat a été lancé, certes pas de la bonne manière mais surement plus que ce que vous souhaitiez au départ ?
Absolument. Le débat est ouvert.
Toute cette polémique, ces menaces, vous brident-elles pour un éventuel prochain film sur la société marocaine ?
J’ai une démarche d’anthropologue. Pour chaque film, j’ai passé un an et demi à rencontrer, à essayer de comprendre cette armée de l’ombre, ces marginaux dont je parle. Parce qu’ils me passionnent. J’ai envie de continuer à explorer cette société. J’ai envie de continuer à montrer de belles choses.
Parce qu’i y a de belles choses au Maroc. Il y a du soutien et il faut le dire : il y a beaucoup, beaucoup de gens qui ont tenu à soutenir le film au Maroc que ce soit la société civile, que ce soit les citoyens lambda, des artistes, des journalistes, des hommes politiques. Il ne faut pas tout amalgamer. Il y a des choses à dire sur cette société qui sont passionnantes. Tant que mon regard s’arrêtera ou fera en sorte de s’arrêter suffisamment pour me hanter, me donner envie de parler d’un sujet, alors je le ferai.
Avez-vous un autre « non-dit » en tête, pour votre projet film ?
Il est encore trop tôt pour en parler.
La sortie en France du film est prévue le 16 septembre 2015.
Photographie de Nabil Ayouch © Télérama