Qui es-tu ?
Je suis El Diablo, j’ai 44 ans. Je suis né au début des années 70. Je viens du milieu hip hop, du graffiti. J’ai fait partie d’un groupe qui s’appelle les PCP, les Petits Cons de Peintres. On était très présents sur la scène graffiti à la fin des années 80 et au début des années 90.
J’ai aussi une grande culture BD, ce qui m’a amené au tout début des années 90 à bosser comme dessinateur, pour une revue qui s’appelle Psikopat : je racontais, en bande dessinée, mes aventures de jeune galérien de l’époque. Et puis la bande-dessinée m’a gonflé d’un coup. J’ai essayé le cinéma, le court-métrage… et j’ai fini, avec certains membres de ma clique, par monter la série animée « Lascars ».
Qui a été un énorme succès…
Oui. Et surtout, c’est aussi un énorme succès sur le net maintenant. On est en à 40, 50 millions de clics tous épisodes confondus, c’est extraordinaire.
Tu as dis « je viens du hip hop ». Comment en es-tu arrivé à côtoyer ce milieu ?
Je dessinais déjà très jeune. Et quand le hip hop a débarqué en France en 1984-85, ça m’a tout de suite parlé, comme à beaucoup de gens de 13-14 ans. On s’y est juste mis, du jour au lendemain, on a pris des marqueurs, des bombes, et on y est allé. À l’époque c’était un milieu très différent, tu n’avais pas Skyrock qui crachait ses merdes toutes la journée. Quand je dis Skyrock, il y a d’autres radios merdiques hein… Si tu voulais écouter du rap tu devais te procurer des cassettes ramenées par un mec de New-York, le rap français n’existait presque pas encore. Pour moi c’était âge d’or, quoi.
Qu’est-ce qui vous a autant marqués, tous, pour nous répéter perpétuellement cette expression « l’âge d’or du hip hop » ?
C’était très différent. On était vachement moins, et à la fois on était plus actifs, revendicatifs. Tout le monde se connaissait un peu. À l’époque, être dans le hip hop c’était presque une prise de position politique, un acte de rébellion. On était des extra-terrestres quoi, on n’était pas invité sur les plateaux de télé… Même en 2000 quand la série Lascars est sortie à la télévision, Jamel Debbouze venait à peine d’arriver sur CANAL…
Mais justement, vous avez été diffusés par CANAL.
Ouais mais ça a été très dur. Ça faisait 5 ans qu’on essayait de vendre notre série, on se heurtait à des murs de ouf. C’est Alain De Greef, qui était à l’époque directeur des programmes qui a décidé que ça se ferait. Il était plus intelligent que les autres…
Il y avait un mec qui nous avait dit « La banlieue ne rentrera pas sur CANAL+ ! »
Disons qu’il y avait un mur… et d’un coup, hop!, on est rentrés par une petite fissure. Je pense que le fait que Jamel Debbouze soit embauché chez CANAL+, ça nous a vachement aidés, même si on n’a jamais bossé directement avec lui. Ils se sont réveillés, et ils se sont dit : « Ah tiens, c’est vrai que passé le périph il peut y avoir des trucs intéressants ».
Toi t’étais de quel côté du périph alors ?
Moi j’ai grandi en banlieue Sud, à Chatenay Malabry, qui était pas la banlieue la plus.. ghetto, quoi tu vois ! Ça va ! C’est ce qu’on appelle la banlieue cool. Et maintenant je suis dans le Nord, sur Pantin, mais enfin c’est pas une histoire de géolocalisation. Je trainais avec des mecs de la Fourche, à l’époque, j’ai co-fondé un groupe qui s’appelle La Cliqua.
Ah bon ?
Oui, mais c’était les tous tous débuts de la Cliqua. Daddy Lord C, etc n’étaient pas encore là. J’ai fait du rap pendant 3 mois, j’ai juste eu le temps de trouver le blaze, en fait ! Et après je me suis tiré parce que j’étais bon dans autre chose, je n’ai jamais repris le micro.
Du coup tu faisais de tout ?
Oui enfin pas tout parce que je danse très mal. Mais bon, quand t’étais hip hop à l’époque c’était une panoplie complète. Il fallait que tu saches au moins faire un pas de break vite fait. Rapper et graffer c’est bien, t’étais validé (rires). Moi j’étais un peu touche-à-tout.
D’ailleurs, je suis l’inventeur de la BD hip hop.
C’est quoi ta définition de la BD hip hop ?
C’est très street culture, ça ne parlait que d’histoires de mecs qui font du graff, qui sont la rue, qui vont à des soirées hip hop. Enfin c’était notre délire quoi, comme Franck Margerin a pu faire de la bd rock’n’roll dans les années 70.
Tu dis que tu parlais du milieu dans lequel tu évoluais. Cette volonté de documenter ta vie, est-ce qu’on peut dire que ça relève de la démarche journalistique ?
C’était vraiment ça, c’était une démarche journalistique. Alors après, c’était pour rigoler et il y a des trucs universels, évidemment. Le plus connu c’est « Baston de regard ». C’est arrivé à tout le monde, ou presque.
Reproduction d’une planche originale de 1991
Mais il y avait cette idée de faire connaître un certain milieu à d’autres. Aujourd’hui on parle de la banlieue de manière sensationnaliste, mais c’était un milieu qui me plaisait quand j’étais jeune. Alors soit, il fallait prendre le RER pour aller à Paris, mais on n’était pas malheureux, c’était pas le Bronx !
Même dans la série Lascars, la plupart des histoires qu’on racontait à l’époque étaient issues de la réalité. C’était des choses soit qu’on avait soit vécues, soit dont on avait été directement témoins, soit que des amis nous rapportaient.
Ça ne m’a pas quitté : ce mois-ci je sors un album avec Julien Lois, qui s’appelle Rua Viva !. Ça se passe dans les favelas de Rio. J’y suis parti dix jours en 2009, puis j’ai compilé et rescénarisé les histoires qu’on m’a racontées.
Pourquoi avoir choisi la BD ?
Je sais écrire aussi, je suis même plus scénariste que dessinateur à présent. Mais ce qui est intéressant avec la BD,
Le journalisme dessiné représente systématiquement le point de vue du dessinateur ou de l’auteur. C’est intimiste.
Ce n’est pas généraliste c’est « regardez comment moi je vis la chose, comment je la vois, comment je vous la présente ». Et puis tu peux te mettre en scène en situation, dire ce que tu penses, ce que tu ressens. Pour Rua Viva ! je ne l’ai pas fait du tout, mais quand je faisais de la bande dessinée quand j’étais jeune, c’était souvent ma gueule que je mettais en scène.
Là je vais bientôt travailler pour Fluide Glacial sur une série, parce que je suis en passe d’émigrer au Canada. Ça devrait s’appeler « Wesh Tabarnak! ».
Ce sera une série de reportages sur ce que c’est d’être un Parisien qui arrive au Québec, avec tout ce que ça peut comporter.
Tu fais aussi beaucoup de réalisation, du clip du court-métrage. Récemment, tu as réalisé un clip de Jacques Dutronc. Tu as d’autres projets à venir ?
Là je suis sur l’écriture de longs-métrages. L’un qui prolongera la nouvelle série Lascars , qui passe sur CANAL+.
Donc ce film sera lié à ça. Et puis je bosse sur une comédie carcérale, un truc qui se passe en prison mais qui sera un peu drôle quand même (rires). J’ai un nouveau groupe de graffiti artists qui s’appelle le Left Hand Crew, on est trois gauchers. Il y a Eric Salch et Berthet One, qui sont tous les deux dessinateurs BD. Berthet One a une histoire un peu particulière. Il s’est pris six ans de prison pour de grosses bêtises. En prison, il s’est mis à dessiner, et il a fait un album BD qui s’appelle l’Évasion. Un jour, on a décidé d’en faire un film, qui aura le même nom que cet album. C’est plus ou moins romancé, mais le point de départ, c’est sa biographie.
Et le fait que les Lascars aujourd’hui, ça fonctionne toujours, que ça se perpétue et ça évolue, ça te fait quoi ?
J’ai 44 ans, j’ai 4 mômes, je ne traîne plus sous les porches à fumer du bédo. Donc je ne pense plus représenter ce milieu-là. Rien que la série télé Lascars, on l’a déjà écrite en se disant qu’on écrivait pour des plus jeunes que nous. Maintenant, les histoires que je raconte ressemblent plus à ce que je fais au quotidien. J’adore le fait que ce soit multi-générationnel, mais je ne veux pas faire ça toute ma vie.
C’est pour ça que tu t’es mis à peindre ?
C’est plutôt que je fonctionne par phases. J’ai fait de la bande-dessinée, puis j’ai écrit, puis j’ai réalisé. Là j’ai envie de peindre. Là j’ai un projet qui s’appelle Immortal Street Culture : je prends des objets du quotidien du graffiti artist et je fais des inclusions dans de la résine, je les immortalise comme dans Jurassic Park, pour que dans 4 ou 5000 ans quelqu’un les retrouve.
En fait, je me suis demandé : qu’est-ce qu’il restera de ma culture dans 3 ou 4000 ans ? Eh ben, il restera peut-être ça.
Ça me fait penser aux capsules temporelles, ces boîtes qu’on scelle et qu’on laisse aux générations futures.
Ce sont des capsules temporelles !
Est-ce que tu vas les cacher dans un endroit alors ?
Ben non. Je vais les vendre (rires).
El Diablo exposera à Marseille à partir du 30 avril, à la galerie M74. L’exposition, « BASTONS DE REGARDS », rassemble une partie de sa production BD des années 90 et 2000