À l'affiche du prochain film de Joann Sfar, dans la peau du poète italien du XIXe siècle Leopardi dans "Il Giovane Favoloso" qui sort ce mercredi 8 avril, déjà prix d'interprétation masculine au Festival de Cannes il y a 5 ans... Elio Germano nous parle de lui. Retour sur sa carrière d'acteur et sur son implication, au quotidien, dans la société italienne d'aujourd'hui.
Qui es-tu ?
Je ne sais pas, justement ! C’est pour ça que je fais ce travail. Parce que je ne sais pas qui je suis. Je suis acteur. Enfin, je fais l’acteur (sic), c’est mon métier.
C’est quoi, la distinction entre être acteur et faire l’acteur ?
La distinction, c’est que je ne joue pas dans la vie. En-dehors de mon lieu de travail, je m’arrête. Acteur, c’est un métier comme un autre. Comme pâtissier, maçon, journaliste…
Photographie © Philippe Antonello
Ce métier, tu l’as appris à l’école ?
Oui, j’ai fait une école. A 14 ans, les gosses font du violon, du foot… Mes amis et moi, on aimait se raconter des histoires, les mettre en scène. J’ai voulu trouver un moyen de m’amuser comme ça pour toujours, et je suis entré à l’école de théâtre. C’est à force de jouer que j’ai réalisé que je voulais en faire mon métier.
Pas de vocation, donc ?
Non, mais c’est une chance. J’ai toujours fait ça par plaisir, sans établir un plan de carrière. Nombreux sont ceux qui exercent ce métier dans l’espoir de devenir quelqu’un. Sauf que quand tu es acteur, tu travailles 12 ou 13 heures par jour. Si ça ne te plaît pas, tu peux être aussi riche et célèbre que tu veux, tu es mal. Spécialement en Italie, où les difficultés économiques et les problèmes d’organisation sont énormes.
En 2002 dans Respiro, d’Emanuele Crialesi. Photographie © ToutleCiné / Challenges
Justement, tu tournes souvent en France. Tu sens une vraie différence entre l’industrie du cinéma italienne et celle d’ici ?
Énormément. Surtout de la part des producteurs. Ici, vous faites beaucoup plus de cinéma. Tu trouves aussi bien de grands projets, des blockbusters à l’américaine, pensés dans une logique de masse, et un cinéma indépendant, fait avec une liberté d’inventer, de découvrir, de mettre en question la structure du film elle-même.
Ce n’est pas le cas en Italie ?
Non, justement. Pour que ça marche, il faut des gens qui ont de l’argent, mais surtout qui ont grandi avec le cinéma, qui ont la capacité de reconnaître un talent.
Aujourd’hui, en Italie, beaucoup de producteurs viennent du monde de la finance et ne connaissent rien au cinéma, ils ne veulent pas prendre de risques. Les films sont tous les mêmes.
Les réalisateurs qui se payent le luxe de conserver leur liberté ont dû devenir producteurs : Nanni Moretti, Sorrentino, etc… Sans parler du fait que ça pêche au niveau de la distribution, dans les salles de cinéma comme à la télévision. Il manque le « retour au public ». Mais nous n’avons pas d’aide de l’État sur cette question.
La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino (2013)
C’est pour ça que tu multiplies les expériences en France (son prochain tournage, qui débutera en septembre, Bianco, est une coproduction française, NDLR) ?
Entre autres, mais pas seulement. C’est surtout qu’avoir une expérience en France, connaître un monde nouveau, c’est fascinant.
Vous, au moins, vous donnez au cinéma le droit de prendre des risques.
Avec Riccardo Scamarcio dans Mio fratello è figlio unico (Mon frère est fils unique) de Daniele Luchetti (2007).
C’est ce que tu as pu ressentir avec Joann Sfar, avec qui tu as tourné récemment pour son prochain film, « La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil » ?
Oui, ça a été une superbe expérience. Joann Sfar a cette liberté dont je parle, cette envie de sortir des sentiers battus, de faire parfois les choses comme elles viennent. Ça m’a revigoré, de travailler avec lui.
En Italie, tu es une figure populaire…
J’ai fait presque 50 films en Italie, mais le public de télévision me connaît seulement quand mes films y passent, donc bon…On n’est vraiment pas dans le même rapport au cinéma qu’en France.
Le cinéma, en Italie, c’est un peu comme le jazz, c’est plus reconnu que connu.
Comment peut-on dire, en 2015, que le cinéma italien est à l’agonie, quand il a connu des monstres comme Fellini, Visconti, Pasolini ? Que s’est-il passé ?
Nous avons perdu l’État. En Italie, on n’avait pas seulement l’un des meilleurs cinémas du monde. On avait l’un des meilleurs systèmes de santé au monde, l’un des meilleurs systèmes scolaires, l’un des meilleurs systèmes judiciaires. À partir des années 80 environ, l’idée que l’État devait tendre à disparaître, qu’il fallait instaurer le libre marché s’est diffusée. Sauf que le libre marché implique que les lobbies économiques les plus forts soient les gagnants. De quoi faire gagner encore plus de terrain aux affaires criminelles, à la corruption…
La Nostra Vita, de Daniele Luchetti (2010) qui lui a valu le prix d’interprétation masculine à Cannes, ex-aequo avec Javier Bardém. Photographie © ToutleCiné / Challenges
Mais aujourd’hui, j’ai presque honte de me plaindre de l’état de l’industrie du cinéma, parce qu’il y a des choses bien plus graves qui se passent en Italie. Il y a des gens qui perdent leurs maisons, qui meurent dans la rue, qui ne peuvent plus rien se payer. Quelqu’un sans permis de séjour n’ose même pas aller à l’hôpital, de peur de se faire arrêter.
La situation est vraiment, vraiment, absurde aujourd’hui en Italie. C’est aussi pour ça que le cinéma devient accessoire…Vu comme ça, on s’en fout non ? J’échangerais volontiers l’état du cinéma italien avec celui de l’école, aujourd’hui.
Toi tu t’es engagé d’ailleurs, on te voit souvent prendre position…
Avant d’être acteur, je suis un citoyen. Là où j’ai grandi (à Corviale, dans la périphérie de Rome, NDLR), on n’allait pas voir le plus fort, le plus influent : on faisait les choses collectivement, à notre échelle, on s’unissait pour trouver des solutions de manière collective. Je trouve ça normal de m’investir en tant que citoyen : j’aime cette idée de ne pas penser qu’à moi, de ne pas tout ramener à un sens égoïste de plaisir. Un plaisir partagé, c’est un plaisir décuplé.
Tu as donc fait une vidéo, vue des dizaines de milliers de fois sur YouTube, dans un camp de Roms, ou tu te moques allègrement de ceux qui les stigmatisent. Comment t’es venue l’idée ?
Je suis très préoccupé par la Ligue du Nord (parti d’extrême-droite dirigé par Matteo Salvini, « le cousin italien de Marine le Pen », selon le Monde, NDLR), et aussi par ces nouveaux fascistes, qui s’appellent CasaPound. Ces affreux personnages disent que le mal de l’Italie, ce sont les immigrés, les Roms qui leur volent le travail. Ils disent qu’ils puent, qu’ils vivent dans des taudis.
J’ai trouvé un texte officiel, écrit par l’Office d’Immigration américain dans les années 20, qui dit exactement les mêmes choses que ce que dit Salvini à propos des Roms. Alors je suis allé dans un camp Rom pour leur lire le texte, avec une caméra.
On dirait que je parle d’eux, pour montrer que ce que certains d’entres nous pensent d’eux, c’est ce que les Américains pensaient de nous, à l’époque.
Parlons de ton rôle dans « Il giovane favoloso » (Le jeune fabuleux), de Mario Martoni. Ce film revient sur la vie de Giacomo Leopardi, poète du 19e siècle, et surtout monument de la littérature italienne. Comment en es-tu venu à tourner ce film ?
On me l’a proposé. C’était presque étrange, parce que Leopardi, en Italie, c’est un personnage que tout le monde connaît, mais que personne n’avait encore osé aborder. Personne ne pensait que ça pouvait être quelque chose de visuel. il est très identifié comme quelqu’un de bossu, de triste… Et puis dans la vie, il n’a pas fait grand-chose, il était toujours seul, chez lui.
Dis-toi que Leopardi voulait appeler sa biographie « Storia di un’anima », (histoire d’une âme), pour dire que sa vie la plus riche, c’était sa vie intérieure. Dans tout ça, toi, qu’est-ce que tu montres ?
Elio Germano en Giacomo Leopardi, dans « Il Giovane Favoloso ». Photographies © Vanity Fair
Pendant presques trois heures, tu joues le rôle d’un poète bossu, extrêmement faible physiquement. Il y a un côté « performance » dans ce rôle. Mais finalement, qu’est-ce qui a été le plus dur ? La transformation physique, ou retranscrire cet état d’esprit dont tu me parles ?
La poésie : toutes les textes du film sont des paroles écrites par Leopardi. C’est comme jouer un classique, jouer Shakespeare par exemple : l’enjeu, c’est de respecter le texte tout en sachant le rendre vivant. Dans les scènes où il récite ses poésies, c’est très compliqué. Ce n’est pas comme au théâtre où j’aurais pu me mettre face au public. Je devait imaginer des situations où il aurait pu les déclamer.
Et tu en es ressorti « léopardien » ?
Je suis entré « léopardien » ! Je l’ai toujours adoré.
Elio Germano récite Leopardi pour le quotidien italien Corriere della Sera
Il y a d’autres auteurs italiens qui t’ont influencé comme ça ?
Il y en a beaucoup, Dieu merci ! Calvino, Pirandello… Leurs essais, principalement : un roman ne me suffit pas. L’aspect philosophique m’intéresse encore plus que le côté seulement littéraire, et toute cette littérature-là a une dimension obscure, qui renvoie à quelque chose de plus profond, de plus fondamental.
L’oeuvre de Leopardi est tellement vaste, parfois même hermétique… Par quel bout as-tu pris le personnage ?
Disons que j’ai passé quatre mois à ingurgiter tout ce qu’il a écrit. Il y a un moment où ça rentre, presque malgré toi. Tu sais quand tu pars en voyage, quand tu vas en Inde, par exemple : au début, tu as du mal à t’habituer, tout est tellement différent. Et au bout de quelques semaines, tu rentres un peu Indien. Au départ, tu n’y arrives pas, jusqu’à ce qu’un déclic se produise. Pour moi, c’est un peu pareil. Je travaille comme ça, j’essaye de ne pas trop passer par la tête, d’être le moins rationnel possible. J’attends qu’il se passe quelque chose.
Tu viens donc d’avouer que tu ne travailles pas.
Un peu quand même (rires). Mais je ne répète pas à longueur de journée.
L’infini, de Leopardi (1819)
Toujours chère me fut cette colline
Solitaire ; et chère cette haie
Qui refuse au regard tant de l’ultime
Horizon de ce monde. Mais je m’assieds
Je laisse aller mes yeux, je façonne, en esprit
Des espaces sans fin au-delà d’elle
Des silences aussi, comme l’humain en nous
N’en connaît pas, et c’est une quiétude
On ne peut plus profonde : un de ces instants
Où peu s’en faut que le coeur ne s’effraie.
Et comme alors j’entends
Le vent bruire dans ces feuillages, je compare
Ce silence infini à cette voix
Et me revient l’éternel en mémoire
Et les saisons défuntes, et celle-ci
Qui est vivante, en sa rumeur. Immensité
En laquelle s’abîme ma pensée
Naufrage, mais qui m’est doux dans cette mer.
(Trad. Yves Bonnefoy)