Depuis quelques années, les monnaies locales complémentaires fleurissent en France et dans le monde. En quelques stations de métro, nous sommes allés à la rencontre de l'une des petites dernières en date : la Pêche montreuilloise.
« Ça fera 3 pêches pour le jus de pomme ! », clame en riant la vendeuse du stand de produits bio Le sens de l’humus. Oui, vous avez bien lu « 3 pêches », et non « 3 euros ». Pourtant, ça a la même valeur. Comme pour une trentaine d’autres associations et entreprises, à Montreuil et aux alentours, chez eux, on peut payer dans cette monnaie locale alternative qui porte le nom du fruit historique de la ville.
Nous sommes dans ce genre d’après-midi qui ressemble aux fins de films dominicaux pour famille épanouie. Il fait un temps estival et dans un grand jardin les enfants batifolent en riant. Aujourd’hui, c’est journée « troc vert à Montreuil » : chacun s’échange des graines, des plantes et des outils de jardinage, parfois moyennant quelques pêches. Tous les âges et toutes les origines sont représentés, le cadre est un peu trop idyllique pour que je fasse mon enquête sérieusement.
Un système solide, au moins sur le papier
Bon. Depuis juin 2014, les commerçants partenaires du projet s’habituent lentement mais sûrement à être payés en billets colorés à la place des euros habituels. Rien d’illégal dans tout ça, non, il a suffi à la dizaine de fondateurs de signer le manifeste des monnaies locales complémentaires au nom de l’association qu’ils ont créée pour l’occasion.
De jolis billets ont donc été conçus par une artiste du coin, Cendrine Bonami-Redler, avant d’être tirés par des imprimeurs sécurisés dans le XXème arrondissement de Paris avec une règle d’or : 1€ = 1 pêche. Au moins, pas de complications, et pas de centimes de pêche non plus (dommage, on aurait peut-être pu parler de pépins ?), on rend donc la monnaie en pêches, complétés de centimes d’euros si nécessaire. Et même si le papier n’est pas des plus écolos pour des raisons de solidité, l’encre utilisée est écologique, garantit-on du côté des Montreuillois.
Les illustrations des billets représentent des lieux de Montreuil.
La belle histoire de la pêche continue avec l’appui des pouvoirs publics. « La mairie nous a versé 15 000€ et la région environ 50 000 pour nous aider à nous lancer », explique Chloé, bénévole qui fait partie des « pêchus », comme ils se surnomment.
À partir de là, c’est assez simple, n’importe qui peut adhérer à l’association de la pêche (avec une cotisation minimale d’un euro) pour pouvoir avoir le droit de convertir ses euros en pêches et d’acheter au même prix tous les produits des boutiques partenaires. Comme une sorte de bon d’achat, en plus universel. Les euros convertis sont de leur côté déposés tranquillement dans un fonds de garantie à la Nouvelle Économie Fraternelle (la NEF), une filiale du Crédit Coopératif, qui investit cet argent bien réel dans des projets éthiques et solidaires.
Les commerçants, de leur côté, signent la charte de la pêche (tout comme les adhérents, d’ailleurs), et s’engagent à accepter les paiements dans cette monnaie locale. Ils ne peuvent alors reconvertir leurs pêches en euros qu’à condition d’accepter une décote de 5%, pour les inciter à conserver et donc réutiliser leurs pêches. « Ça leur coûte s’ils reconvertissent leurs pêches, mais s’ils les utilisent, ça ne change rien pour eux », raconte Chloé, qui annonce d’éventuelles baisses de cette décote, jugée trop dissuasive par certains commerces.
Mais ça sert à quoi, au fait ?
Car c’est bien là l’intérêt du système, que les nombreux badauds qui passent devant le stand ont du mal à saisir d’entrée de jeu : restreindre la monnaie complémentaire à une zone définie pour dynamiser les commerces locaux. « C’est même écologique, raconte Chloé, avec la pêche on va faire ses courses à proximité, donc on évite de faire des kilomètres de voiture pour aller au supermarché ».
Vous avez saisi le truc, accumuler les pêches est stérile, il vaut mieux s’acheter du pain avec. Le boulanger se fait donc payer en pêches, il ne pourra les réutiliser que chez le coiffeur du coin qui les paiera au magasin bio pour s’acheter du jus de pomme. Un échange de biens et de services, c’est là le but premier de la monnaie que souhaitent retrouver les Pêchus, qui écrivent à la dernière ligne de leur charte leur ambition : « faisons de la monnaie un moyen et non une fin ».
La charte de la Pêche (source : site de l’association)
Leur but ? Éviter que l’argent parte à l’étranger (quand on achète des produits importés en grande surface, par exemple) ou en fumée en spéculation (le risque qu’on prend quand on dépose des euros dans une banque commerciale), et le conserver dans une zone précise pour relancer l’activité. Montreuil n’est d’ailleurs pas la première ville où une telle initiative a lieu. Le site de La Pêche déclare 26 monnaies locales en France
« En général, les gens sont d’abord séduits par les billets ! raconte Chloé. Mais l’intérêt qu’ils ont pour l’activité locale compte aussi beaucoup ». Mais cet attrait se confirme encore assez doucement. Sylvain, militant très actif à l’association, s’impatiente : « Sur une ville de 104 000 habitants, nous ne sommes que 300 à utiliser la Pêche ! Les gens n’ont pas envie d’être bousculés dans leurs habitudes ». Et lui de faire le tour des stands du troc bio pour essayer de convaincre vendeurs et acheteurs de changer de mode de paiement.
L’affiche à coller sur la devanture des magasins quand on est partenaire.
Mais où (en) sont-ils ?
Décidé à rencontrer les utilisateurs de la monnaie montreuilloise, je prends la direction du supermarché bio Les nouveaux Robinson, l’un des lieux où on peut convertir ses euros et payer en pêches. L’endroit fourmille d’un public hétéroclite. Un certain nombre a entendu parler de la pêche, mais assez peu s’est « converti », à l’instar de cette retraitée, qui confie :
« Oh, vous savez, on peut déjà payer en billets, en pièce ou par carte bancaire, est-ce vraiment nécessaire de rajouter une monnaie en plus ? »
Une poignée de personnes interrogées admettent « ne pas encore s’y être mis », mais se montrent optimistes. A l’image de Philippe Tabarly, ce cinéaste original (cousin du navigateur si vous vous posiez la question) qui se lance dans un éloge enthousiaste de la Pêche à la sortie du magasin. On prend un peu de recul :
« La crise que nous vivons est une crise du Nous, la solution peut être dans la monnaie, qui doit être un lieu d’échange avant tout, de contact. C’est l’objet d’une richesse qui doit nous élever, on ne doit pas être en concurrence mais plutôt travailler ensemble, et la Pêche nous incite à le faire. Ça incite les citoyens à avoir une vraie réflexion. »
La réflexion, Youri l’a bien intégrée. Sourire aux lèvres il vient faire quelques courses aux Robinson, et changer ses euros en pêches. Lui qui sera en service civique avec les pêchus d’ici quelques semaines, il rêve d’un futur proche où il pourrait « presque tout payer en pêches ».
Les billets ont exactement le même format que les euros pour éviter toute confusion.
À l’intérieur du magasin qui ne désemplit pas, Annie Paszkiewicz, bénévole à La Pêche, est assez modérée sur la fréquence de paiement en monnaie locale : « on en a un ou deux par semaine, c’est encore assez restreint ». « C’est frémissant, pour le moment ça intéresse principalement les médias. Mais ça commence petit à petit à être connu », me confirmera quelques minutes plus tard Sandrine Reisser, de l’Office de tourisme de la ville.
Des défis à relever
Comment expliquer cet engouement encore confidentiel ? « Il faudrait que ce soit un peu plus incitatif, pour que les citoyens voient directement l’avantage qu’ils auraient à utiliser des pêches. Par exemple qu’en convertissant 50 euros on reçoive 60 pêches » suggère Joël Doukhan, restaurateur dont l’établissement est partenaire de l’initiative.
Une grande partie des habitants ne connaît pas encore (très bien) la Pêche, que certains voient comme encore utopique, ou étiquetée « bobo », selon le mot employé par certains Montreuillois interrogés. Mais la jeunesse de ses utilisateurs est un avantage sur lequel peut compter l’association sur le long-terme grâce au dynamisme de cette génération et sa propension à « partager » les bons plans.
Un autre atout sur lequel peuvent compter les pêchus est sans aucun doute la diversité de leur mouvement. Eux-mêmes sont issus de plusieurs générations différentes et travaillent dans des secteurs variés. Et les enseignes acceptant la pêche vont de la librairie à l’électroménager en passant par Emmaus. « On espère pouvoir toucher à terme tous types de population grâce aux différents emplacements des magasins partenaires », argue Chloé.
La carte des établissements partenaires. (source : La Pêche)
De nouvelles pistes de partenariats sont envisagées hors de Montreuil, comme à Vincennes ou à Fontenay-sous-Bois où deux commerces acceptent déjà la monnaie locale. Et les deux jeunes en service civique qui viendront renforcer les rangs de l’association prochainement sont aussi un motif tangible d’espoir pour accélérer l’expansion de la pêche.
Une fois de plus, après la boulangerie anarchiste, Montreuil s’affirme comme un sacré laboratoire de nouvelles pratiques et manières de penser. S’il est encore tôt pour se prononcer sur la trajectoire que suivra la monnaie locale, la Pêche est un nom bien choisi pour une ville aux citoyens dynamiques.
Crédits Image à la une : DIY, aussi auteurs d’un reportage sur la Pêche.