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Sciences
Par Noé Michalon

Cybercriminalité en Afrique : au delà des « brouteurs », un problème mondial

À l'orée de sa révolution numérique, l'Afrique doit faire face à un enjeu majeur pourtant peu médiatisé en France : l'essor d'une cyber-criminalité débridée, dont les dangers sont mondiaux et pourraient aller bien plus loin que les spams rigolos.

Je vous propose un exercice très simple que vous avez déjà certainement réalisé un jour avec un sourire en coin. Allez dans le dossier des spams de votre boîte mail, et comptez le nombre de millionnaires (voire milliardaires) veufs/veuves et naturellement sans enfants qui vous voient en seul recours pour vous léguer leur fortune dont ils veulent à tout prix se séparer.

Un peu comme si Booba et Kaaris se tournaient finalement vers vous pour que vous répondiez à leur sempiternelle question : mais qu’est-ce qu’on peut bien faire de toute cette oseille ?

Bref. Je n’ai pas eu à chercher longtemps pour trouver un exemple concret. Je vous présente une certaine Mme Natacha S., qui s’agrippe à moi et « mon cœur généreux » pour me supplier d’accepter les pas loin d’un million d’euros qui tomberont en déshérence à son décès qu’elle sent tout tout tout proche.

Cette « Lettre à vous » de Natacha est déchirante. Elle hésite, elle sent qu’elle fait « quelque chose que je devrais peut-être pas dû » (le délire des derniers jours, sûrement), mais Dieu semble l’avoir guidée à travers les méandres des Internets jusqu’à mon adresse mail décatie et inutilisée depuis trois ans. Alléluia.

Natacha S« Mais qui ? Je ne sais pas ! »

Je ne vous apprends rien, c’est une arnaque. Difficile de se dire que cet attrape-nigaud classique arrive encore à berner quelques âmes perdues à la recherche de quelques millions d’euros pour refaire passer leur compte dans le vert. Mais force est de le constater, voilà plusieurs années que cette « arnaque au mail nigérian » continue à sévir sans faiblir, et c’est comme pour les pubs insupportables qui tournent depuis des mois à la télé, on se dit que, si ça existe, « c’est bien qu’ça doit marcher ».

Plusieurs personnes ont essayé de remonter la file de ce genre de mail pour découvrir qui se cachait derrière ces richissimes mourants. Mozinor et Babor l’ont fait avec humour, et à la lumière des enquêtes journalistiques sur le sujet, il s’avère que la plupart de ces arnaques proviennent d’un foyer principal : l’Afrique de l’Ouest, Nigeria et Ghana en tête. Pour le monde francophone, c’est en Côte d’Ivoire, au Cameroun ou encore au Bénin que pullulent ceux qu’on appelle en argot d’Abidjan les « brouteurs ». Ces jeunes passent leur temps dans des cybercafés pour nouer des liens d’amitié ambigus, toujours entre demande d’aide et récompense mirobolante.

Mails douteux – en général vite interceptés par la boîte de spams – ajouts sur Facebook ou sur des sites de rencontre… les canaux sont multiples pour alpaguer les « mugus », les victimes en général européennes du système. Les réseaux d’escrocs sont insondables, et souvent dotés de ramifications sur plusieurs continents, comme une gigantesque arnaque à 2,4 millions d’euros d’une entreprise française l’a montré l’an dernier. Sur les dix principales provenances d’attaques informatiques, on comptait en 2012, trois pays africains : le Nigeria, le Ghana et le Cameroun.

Face à cette menace internationale et insaisissable, les pays concernés tentent de s’organiser. La Côte d’Ivoire a sa plate-forme anti-cybercriminalité depuis septembre 2011, renforcée d’un arsenal juridique punissant depuis (seulement) deux ans ce type de délit. Le Bénin s’en est inspiré et a aussi lancé sa propre autorité en 2013. La même année, le Nigeria aussi lançait sa propre loi anti-cybercrime, qui punit de 7 ans de prison tout escroc du clavier.

Mais ces initiatives, même nécessaires, restent encore embryonnaires. « Insuffisance de règlementations », « absence de législations fiscale et douanière » sur le commerce électronique : l’Union Africaine est la première à reconnaître dans l’un de ses rapports, les lacunes de la cybersécurité et les manque de coordination sur le continent. Des premières mesures à l’échelle continentale ont permis la rédaction d’une Convention de l’UA sur la cybersécurité adoptée l’an dernier, dont les effets se font encore attendre du fait de son tout jeune âge.

Salon-Africain-Cybersecurite-Edition-2Le 1er salon africain de la cybersécurité a eu lieu l’an passé à Dakar

Le manque de moyens et de spécialisation dans la lutte contre le cybercrime contraste avec l’essor colossal des nouvelles technologies. Mobiles et ordinateurs déboulent à peine sur le marché qu’ils se font déjà allègrement pirater. Avec 63% des Africains ayant accès aux services mobiles et 16% qui utilisent régulièrement Internet en 2013, l’enjeu est de taille. Surtout quand on sait que 80% des paiements en ligne se font par téléphone, sur le continent…

La première des victimes est africaine
« 80% des ordinateurs personnels en Afrique seraient infectés par des virus et autres logiciels malveillants », explique un rapport d’une commission économique de l’ONU. Les premières victimes des cybercriminels ne sont donc pas à chercher forcément en Europe. L’Afrique du Sud était le 3ème pays du monde le plus touché par ces attaques en 2012, année où celles-ci ont augmenté de 42% sur le continent !

Les pays où sévissent les pirates, qui passent davantage par le vol de données et le hack de comptes personnels bien plus que par des mails « de type Natacha S. », accusent de lourdes pertes économiques. Chaque année « le cybercrime coûte 573 millions de dollars à l’économie sud-africaine et 200  millions de dollars à l’économie nigériane », annonce une étude de l’International Data Group Connect. Alors que les administrations informatisent peu à peu à leurs services – il faut passer par Internet pour obtenir un visa rwandais, par exemple – et que l’Internet mobile révolutionne la vie quotidienne de millions de personnes, le cybercrime vient tout gâcher.

Jean-Paul Pinte, maître de conférences à l’Université Catholique de Lille et cybercriminologue le déclare sans détour : « L’Afrique est devenue un cyberparadis pour les cyberdélinquants. Le développement fulgurant de la téléphonie et de l’Internet mobile va développer de nouveaux risques touchant les autres continents ».

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Un cours d’informatique au Mali.

Du cyber-crime à l’instabilité politique, il n’y a qu’un clic.
On touche un point sensible. Si les attaques privées et les mails racoleurs embêtent déjà pas mal les pays européens touchés, ce « nouveau far-west », qui n’épargne aucune sous-région du continent, pourrait bien faire du grabuge en politique. L’argent brassé par les cybercriminels au Cameroun, au Nigeria ou au Kenya est difficile à tracer et pourrait se retrouver à terme dans divers trafics voire dans le financement de rébellions comme Boko Haram ou Al-Shabab, responsables de massacres d’envergure ces derniers mois.

L’impunité dont jouissent les pirates a des répercussions gravissimes. L’attaque de Westgate, un centre commercial de Nairobi (Kenya) en septembre 2013, avait été méticuleusement préparée sur Internet sans que les autorités n’aient rien vu venir.
Résultat : des dizaines de morts, un traumatisme mondial et un pays soudainement déserté par les touristes.

Les premières attaques informatiques essaiment dans tous les pays du continent, « sans vraiment émouvoir grand monde », note le site Bamada, qui fait état de nombreux assauts de sites institutionnels du Mali, du Burkina Faso ou du Nigeria.
Récemment, c’était la Tunisie qui était secouée par des attaques empêchant l’enregistrement des citoyens sur les listes électorales. On imagine bien la menace colossale que peuvent représenter les pirates dans des pays où l’on compte beaucoup sur les nouvelles technologies pour faciliter les difficiles tâches de recensement et d’enregistrement des habitants.

Enfin, si rien n’est rapidement fait, le havre de piraterie que représenterait l’Afrique pourrait attirer des criminels du monde entier, à la recherche d’une population qui se convertit massivement aux achats en ligne et d’endroits discrets d’où l’on peut escroquer, espionner et pirater le monde entier sans risque. Le risque d’une attaque informatique pilotée et coordonnée en Afrique pourrait bien concerner les pays occidentaux d’ici quelques années. La menace n’est pas à prendre à la légère, sachant que les pirates de l’État Islamique tirent déjà profit de l’anarchie numérique de leur territoire autoproclamé pour attaquer TV5 Monde et bien d’autres sites européens que l’on pourrait penser résistants.

Un mal symptôme d’un mieux ?
En y regardant bien, ces problèmes ne sont qu’une facette de la révolution numérique africaine, qui n’en est qu’à ses débuts. Si des groupes rebelles se mettent à attaquer des sites gouvernementaux, c’est que la sphère numérique est devenue assez digne d’importance dans la région. Pas tant une mauvaise nouvelle que ça. Et puis, il faut toujours le rappeler, cette liberté numérique est aussi un atout pour bien des populations civiles opprimées, qui peuvent contourner la censure et s’exprimer, on l’a bien vu lors des printemps arabes.

Les nombreux spécialistes de cybersécurité que j’ai contactés travaillent essentiellement sur d’autres régions du monde et ont en général peu de documentation sur le sujet. La lutte contre la cybercriminalité africaine peut être un secteur dans lequel les entreprises du continent pourraient se spécialiser et prospérer, de la même manière que les sociétés de cybercriminologues fleurissent en Europe. Certains pays comme le Rwanda ou le Kenya, pionniers dans le secteur des Technologies de l’Information et de la Communication, pourraient rapidement devenir spécialistes du sujet en tirant parti des spécificités de l’internet est-africain.

S’il y a bien un des rares domaines dans lequel il me semble acceptable de parler du continent de manière assez monolithique, c’est celui de la cybersécurité. L’Afrique est couturée de frontières pour la plupart coloniales et contestées ou contestables. Le crime numérique n’a pas de frontières. Si le crime rassemble certains pirates au-delà de ces traits parfois tracés à la règle, les nations africaines, ont ce défi enthousiasmant à relever : s’unir dans une nouvelle lutte commune, dont l’enjeu est mondial.

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