En cette période troublée, chacun cherche des réponses à des questions complexes. La littérature peut, dans ce cas-là, se muer en boussole et nous aider à penser.
Lassé de devoir sans cesse répondre à cette même question, à savoir se sent-il plutôt français ou plutôt libanais, le romancier Amin Maalouf a décidé de disséquer cette interrogation récurrente dans un essai. « Les identités meurtrières » est paru en 1998. Au-delà de son histoire personnelle, l’académicien s’interroge sur ces héritages multiples qui composent notre personnalité. Dans cet extrait, Amin Maalouf esquisse des pistes de réflexion pour comprendre comment le malaise identitaire peut conduire à la pire des extrémités, la violence meurtrière.
Amin Maalouf, « Les identités meurtrières », (1998)
Après chaque nouveau massacre ethnique, nous nous demandons, à juste titre, comment des êtres humains en arrivent à commettre de telles atrocités. Certains déchaînements nous paraissent incompréhensibles, leur logique semble indéchiffrable. Alors nous parlons de folie meurtrière, de folie sanguinaire, ancestrale, héréditaire. En un sens, il y a bien folie.
Lorsqu’un homme par ailleurs sain d’esprit se transforme du jour au lendemain en tueur, il y a bien folie. Mais lorsqu’ils sont des milliers, des millions de tueurs, lorsque le phénomène se reproduit dans un pays après l’autre, au sein de cultures différentes, chez les adeptes de toutes les religions comme chez ceux qui n’en professent aucune, dire « folie » ne suffit plus.
Ce que nous appelons commodément « folie meurtrière », c’est cette propension de nos semblables à se muer en massacreurs lorsqu’ils sentent leur « tribu » menacée. Le sentiment de peur ou d’insécurité n’obéit pas toujours à des considérations rationnelles, il arrive qu’il soit exagéré et même paranoïaque; mais à partir du moment où une population a peur, c’est la réalité de la peur qui doit être prise en considération plus que la réalité de la menace.
Je ne pense pas que telle ou telle appartenance ethnique, religieuse, nationale ou autre prédispose au meurtre. Il suffit de passer en revue les événements de ces dernières années pour constater que toute communauté humaine, pour peu qu’elle se sente humiliée ou menacée dans son existence, aura tendance à produire des tueurs, qui commettront les pires atrocités en étant convaincus d’être dans leur droit, de mériter le Ciel et l’admiration de leurs proches. En chacun de nous existe un Mr Hyde ; le tout est d’empêcher que les conditions d’émergence du monstre ne soient rassemblées.
Je ne me hasarderai pas à fournir une explication universelle à tous les massacres, et encore moins à proposer un remède miracle. Je ne crois pas plus aux solutions simplistes qu’aux identités simplistes. Le monde est une machine complexe qui ne se démonte pas avec un tournevis. Ce qui ne doit pas nous inter- dire d’observer, de chercher à comprendre, de spéculer, de discuter, et de suggérer parfois telle ou telle voie de réflexion.
Celle qui court en filigrane tout au long de ce livre pourrait se formuler comme suit : si les hommes de tous pays, de toutes conditions, de toutes croyances se transforment aussi facilement en massacreurs, si les fanatiques de tous poils parviennent aussi facilement à s’imposer comme les défenseurs de l’identité, c’est parce que la conception « tribale » de l’identité qui prévaut encore dans le monde entier favorise une telle dérive ; une conception héritée des conflits du passé, que beaucoup d’entre nous rejette- raient s’ils l’examinaient de plus près, mais à laquelle nous continuons à adhérer par habitude, par manque d’imagination, ou par résignation, contribuant ainsi, sans le vouloir, aux drames par lesquels nous serons demain sincèrement bouleversés.