À bientôt la quarantaine, adossé à des références philosophiques et historiques à foison, Antoine Chesné est un autodidacte qui a appris la langue bambara dans les rues de Bamako. Témoin des derniers épisodes douloureux du Mali, il propose un recul vivifiant sur la situation du pays, désamorçant "les bandeaux rouges de France 24".
Qui es-tu ?
Professionnellement, je suis cinéaste indépendant, je fais des films de durées variables avec diverses méthodes. J’ai suivi une formation d’ingénieur, avant de commencer la vidéo en tant qu’autodidacte il y a 15 ans. Je suis très vite allé au Mali, et c’est comme ça qu’au fil du temps j’ai ancré la totalité de ma production là-bas et j’y tourne mes sujets documentaires. J’ai appris dans la rue le bambara, ce qui m’a permis de travailler dans cette langue dès 2009, sur des sujets qui traitent des résultats des plans d’ajustement structurels au Mali, notamment la privatisation du coton et des chemins de fer, et leurs conséquences sur les populations rurales.
Pourquoi ce changement professionnel ?
Je ressentais un besoin de connaissance du monde. C’était à une période charnière, où les prix des caméras sont devenus accessibles et où les logiciels de montage pouvaient être piratés sur internet ! Le projet de vie d’un ingénieur en informatique, avec un gros salaire et une bonne retraite ne me plaisait pas trop.
C’est aussi l’époque des manifestations qu’on a appelé « anti » puis « alter » mondialistes dans le monde entier, même si je n’aime pas ces noms, j’étais sensible à ces courants. Je sentais que je manquais de débouchés philosophiques alors que je pouvais avoir accès à des moyens de production vidéo sans avoir à faire la queue dans des cocktails parisiens.
Qu’est-ce qui t’a amené au Mali ?
Lors d’un projet, j’étais parti en stop avec une caméra pour travailler sur la musique, je voulais montrer qu’il n’y avait pas de frontières entre les différents genres, qu’il y avait une fluidité à l’écoute parmi plusieurs cultures. J’ai traversé plusieurs pays, avant d’arriver jusqu’aux populations Bambaras de Ségou, au nord-est de Bamako. Je devais rester un mois au Mali, mais je suis parti au bout de 9 mois! A Bamako, j’avais un bon feeling, les relations humaines me plaisaient, je me sentais bien, pour la première fois je pouvais rester dans une grande capitale plus de 4 mois d’affilée sans vouloir m’enfuir! J’ai très vite pu exercer mes compétences en informatique, j’ai donc réparé des ordinateurs dans des cliniques ou des lycées en tant que bénévole. Ca m’a permis de découvrir de nombreux aspects de la société malienne néocoloniale.
Qu’entends-tu par société néocoloniale ?
La structuration de l’Etat et son rapport au territoire font penser à une photocopie de ce qu’avait établi l’administration coloniale française. La très grande majorité de la classe politique actuelle est faite de fils d’administrateurs coloniaux, qui ont ouvert les portes du pays au capitalisme international. C’est une classe politique issue de l’histoire politique coloniale, pour faire simple, des personnes formées à la Sorbonne, et il n’y a que très peu de politiciens qui se détachent de ces valeurs.
Beaucoup de choses sont politiques dans la société malienne actuelle. Si on l’observe avec cet œil postcolonial, d’un point de vue occidental, on verra beaucoup d’archaïsmes, comme le fait de voir des leaders politiques saluer des autorités religieuses. Alors que ça relève à mon sens d’une stratégie plutôt maligne et moderne, pour prendre en compte et reconnaître certains pouvoirs.
Quelles sont tes dernières œuvres ?
J’étais au Mali quand l’histoire s’est accélérée, lorsque les armes sont arrivées de Libye. Pendant les 2 mois qui ont suivi le coup d’Etat de 2012, il y avait un esprit très particulier qui flottait dans l’air, qui rappelait le Burkina Faso sous Thomas Sankara [chef d’État révolutionnaire, renversé en 1987, NDLR], les intellectuels étaient plutôt optimistes.
Avec un ami, animateur de radio très populaire à Bamako, nous avons trouvé un budget pour partir dans les campagnes escortés par l’armée et sensibiliser les populations sur les 20 ans de fausse démocratie que venait de vivre le pays. J’en ai fait un documentaire, Et personne n’a rien dit.
J’ai ensuite commencé à suivre de très près ce qu’il se passait dans le Nord. L’hiver dernier on a tourné les premières images de Ne pas perdre le Nord, un documentaire qui devrait sortir en 2016, qui raconte d’un autre point de vue que les médias occidentaux le début de la guerre « réelle » de 2013.
Nous racontons les 3 jours qui ont précédé l’arrivée de l’armée française, dans la ville stratégique de Konna, où une toute petite unité d’élite de l’armée malienne a opposé une résistance héroïque aux rebelles. En se défendant contre cent fois plus nombreux qu’eux, ils ont protégé l’aéroport de Sévaré et permis à la France de débarquer et d’amener des munitions.
Quelles sont tes influences philosophiques et artistiques ?
Il y a beaucoup de cinéastes et d’auteurs et philosophes comme Hannah Arendt, Gilles Deleuze, Edouard Glissant… Les films de Jean-Luc Godard et de Johan Van Der Keuken m’ont beaucoup appris. Enfin, j’ai appris la philosophie bambara, qui se transmet par des récits oraux.
J’ai rencontré dans cette philosophie énormément d’écho avec le versant de la philosophie occidentale qui m’a inspiré : on prône la liberté de l’individu, pas dans le sens consumériste, mais plutôt de la relativisation de la morale. La liberté de penser avant tout imprègne complètement cette philosophie inventée au 12ème siècle, et cela se ressent dans la société, par moments, notamment dans la gestion de la peur.
La plupart des gens ont beaucoup moins peur que les gens en France. Un individu qui ne panique pas montre une liberté d’être, et il y a une différence radicale entre ce qu’on peut voir de la réalité dans les propos de France 24 ou la réalité palpable à l’intérieur de la société.
Un exemple concret : le coup d’État de 2012 est un truc hasardeux, sans pendant historique, et le lendemain on buvait du thé dans la rue. A un seul moment, ça a cartonné, quand il y a un contre-coup d’État, une manif a servi de prétexte pour que des fidèles de l’ancien régime attaquent la télévision et des casernes. Il y a eu des tirs dans la foule et dans la rue. Ce soir-là, France 24 met son bandeau rouge « Urgent : Bamako à feu et à sang » et on reçoit des textos du consulat demandant aux ressortissants français doivent rentrer. J’étais de l’autre côté du fleuve, tout proche d’un foyer de combat, et pourtant on était dehors à 22h en train de boire le thé !
La plupart des témoignages pour Clique ont beaucoup mis en avant la langue bambara dans l’identité malienne…
Elle m’a ouvert à beaucoup de choses spirituellement, dans mon rapport au monde, pour voir comment les mots s’appliquent à la réalité. La grosse chose qui change, c’est la poésie de cette langue, on a un rapport au monde avec une sorte de second degré poétique, moins rationnel. Il y a énormément de métaphores dans le langage courant.
Avec ce second degré, tu as une sorte de mise en dérision de la personne qui pourrait être vue de manière très agressive dans nos sociétés occidentales, mais c’est en fait très riche, et difficile à traduire en français. C’est une langue tonale, comme le chinois : la manière de prononcer un O ou un A va changer le sens d’un mot mais aussi indiquer ton état d’esprit à la personne en face. Ca rentrera en compte dans le sens des métaphores.
C’est une langue qui m’aide énormément pour travailler. En parlant bambara, on peut très rapidement se retrouver dans le bureau d’un ministre ! Si on ne parle que français, on passe à côté de la plupart des choses.
Quel est ton regard sur les tensions dans le pays depuis la guerre de 2012-2013 ?
Pour moi, le pays n’a jamais été divisé. Dès le départ le problème du Nord est exogène, en lien avec le narcotrafic et la circulation des armes à cause d’un laisser-aller depuis les années 2000. On a fait sauter le verrou militaire de la région quand Kadhafi est tombé.
D’ailleurs, je n’emploie pas le terme de « djihadiste » parce qu’en bambara, personne n’utilise ce mot, tout le monde parle de « bandits » ! De petits groupuscules profitent de ce vocabulaire religieux pour une plus grande communication. Certains font croire qu’il y a une division malienne, présentent le problème du Nord comme un problème de minorités ethniques, mais ces minorités sont représentées au parlement, dans l’armée et l’état-major, donc le problème est beaucoup plus complexe. Les historiens maliens ont observé que les rebelles indépendantistes tamacheq* du Nord ne regroupent qu’une vaste famille d’une tribu en particulier, majoritaire dans la ville de Kidal.
Et quand on parle de minorités exploitées, l’analyse est un peu floue, quand on voit que les rebelles tamacheqs ont profité des armes de Kadhafi mais se sont alliés sans problème avec les djihadistes d’Ansar Dine. Le mot bandit est donc assez bon pour décrire ces gens-là, qui n’ont pas de structure réelle, verticale. D’ailleurs, les groupes changent de dénomination très souvent, tout comme les partisans de groupes changent facilement de groupe.
Il n’y a jamais eu l’ombre d’une guerre civile. Il n’y a eu que la faiblesse d’un État corrompu et d’une armée sans aucun moyen. Mais quand les télévisions occidentales parlent de l’armée malienne divisée et détruite, ils ne regardent pas les mouvements de l’armée depuis 3 ans: il y a désormais une armée jeune, en reformation complète, avec beaucoup de formations internes à la lutte contre ces axes de banditisme. L’armée malienne doit fréquemment faire face à des prises d’otages dans le reste du pays, contre des paysans ou des préfets, elle s’améliore pour lutter contre ces phénomènes.
Quelle œuvre de la culture malienne recommandes-tu ?
La réalité de la culture malienne se passe à l’oral. Il serait réducteur de donner un point de vue à travers des supports de notre culture, comme des livres ou des films. Il y a la musique malienne accessible en France, mais les trois quarts de la production n’est pas éditée et circule surtout à travers les clés USB de Bamako. Il y a une grosse production de rap politique, passionnante mais difficilement accessible. Le meilleur angle reste d’écouter les histoires orales racontées par des vieux, qui te font réfléchir avec des métaphores.
*Antoine Chesné préfère le mot Tamacheq à Touareg, « compliqué, trop générique, qui a servi à la communication des bandits »