Alain Badiou est philosophe et professeur à l’Ecole normale supérieure. Auteur de nombreux ouvrages, il a publié en 2009 « Éloge de l’Amour » (Flammarion). En janvier 2016, le penseur d’extrême gauche sort un ouvrage sur la tuerie du 13 Novembre, dont il impute la responsabilité à l’impossibilité de proposer une alternative au monde tel qu’il est : « Notre mal vient de plus loin, Penser les tueries du 13 novembre ». Clique est allé à la rencontre, l’occasion de se pencher sur l’amour, puis sur la haine… tout en décryptant les paroles de Booba.
Alain Badiou : Être un intellectuel, c’est essayer d’exercer une critique, c’est essayer de constituer quelque chose contre l’acceptation de tout ça. La gravité de cette acceptation ce n’est pas seulement des promesses non tenues, petit à petit, ça fait perdre l’idée que quelque chose d’autre est possible. Ça installe l’idée que finalement, le monde est comme il est et qu’on n’y peut rien. Et ça c’est quand même la mort de la politique.
Mouloud : Ça veut dire quoi l’amour aujourd’hui ?
Alain Badiou : Tel qu’il est présenté dans la cuisine que vous présentez. C’est-à-dire l’idée qu’on peut machiner l’amour de telle sorte qu’il n’ait aucun inconvénient. Donc je vais choisir quelqu’un qui me ressemble, qui a les mêmes goûts, qui voudra aller en vacances aux mêmes endroits que moi, qui aura les mêmes lectures, qui aura les mêmes orientations politiques et une fois que je l’aurais listé sur toutes ces caractéristiques, il y aura l’amour. C’est une version commerciale de la chose, je cherche le produit qui me convient. Historiquement, poétiquement, l’amour ce n’est pas ça, c’est avant tout une rencontre d’abord, une rencontre de l’autre, de quelqu’un dont au départ on ne sait pas grand chose, l’amour est aussi la découverte de l’autre, progressive, difficile, parfois compliqué, mais c cette surprise de l’autre qui est essentielle dans l’amour, s’il n’y a pas ça on est renvoyé au grand marché. […]
On est dans un monde où chaque chose a un prix. Et ce qui n’a pas de prix, ce qui est gratuit est très suspect […]. L’amour véritable comporte un désintéressement obligatoire, l’amour vrai est gratuit lui, il n’est pas commercialisable.
Mouloud : J’aimerais vous parler d’une chanson d’amour actuelle et j’aimerais avoir votre avis sur l’amour que cette chanson raconte. C’est un morceau qui s’appelle « Validé ». Il parle d’une fille qu’il valide, c’est-à-dire je valide le fait d’être avec toi. Dans cette chanson il y a des paroles comme « À une seule femme je dis I love you », qu’est-ce que ça dit pour vous ?
Alain Badiou : C’est la vérité, je crois qu’il y a quand même dans l’amour un élément fondamental de singularité c’est pas seulement la question de la fidélité et de la tromperie. La rencontre est une rencontre dans laquelle l’élément de la singularité de l’autre, celui là ou celle là et pas quelqu’un d’autre, joue un rôle tout à fait important.
L’amour c’est peut être la seule activité humaine dans laquelle on accepte intégralement quelqu’un. Et donc il faut valider. La chanson est tout à fait juste, il faut valider y compris dans tout ce qui ne nous plait pas tout à fait en lui. L’amour c’est une grande puissance de pardon des défauts […].
Mouloud : Dans ce morceau il y a une autre phrase qui va vous intéresser c’est « L’amour c’est du passé, je vais me consoler chez Versace »…
Alain Badiou : C’est très bien dit. C’est une belle chanson.
Mouloud : Booba dit aussi « Peu importe qu’elle me haïsse pourvu qu’elle m’aime »…
Alain Badiou : C’est la puissance d’absorbation de l‘autre par l’amour. Si elle vous aime, le geste principal est là. De temps en temps elle va peut être me haïr mais ce sera enveloppé par l’amour.
Alain Badiou, auteur de « Notre mal vient de plus loin, Penser les tueries du 13 novembre », (Fayard, 72 pages, 5 euros)