La bande dessinée « Doigts d’honneur – Révolution en Égypte et droits des femmes », associe dessins et propos chocs afin de revenir sur les viols collectifs et les violences faites aux femmes durant les quatre jours de protestations de l’été 2013, réclamant le départ du président Mohammed Morsi.
2013, dans un quartier du Caire en Égypte. Pull, jean et cheveux relevés en queue de cheval, une femme marche dans la rue. « Et celle-là, vous l’avez vue ? », « Encore une salope », « Et comment elle nous montre son cul ! », souffle un groupe d’adolescents. C’est sur cette scène du quotidien que s’ouvre la bande dessinée « Doigts d’honneur – Révolution en Égypte et droits des femmes » (Éd. La Boîte à Bulles), parrainée par Amnesty International.
Sortie le 6 janvier 2016, une semaine à peine après les agressions sexuelles de la nuit du Nouvel An à Cologne, la bande dessinée de Bast et Ferenc revient sur les violences faites aux femmes lors des manifestations de la place Tahrir de l’été 2013. Une centaine d’agressions sexuelles y ont été dénombrées en l’espace de quatre jours, selon un rapport de l’ONG Human Rights Watch.
Le procédé est toujours le même : un groupe d’hommes « qui repère une femme, l’encercle, la sépare de ses amis », décrit le rapport, pour ensuite l’agresser, lui arracher ses vêtements ou, parfois même la violer. C’est ce qu’on appelle le « taharrush gamea », ou « harcèlement collectif ». Des femmes ont même été « battues avec des chaînes métalliques, des bâtons, des chaises et attaquées avec des couteaux », explique HRW. Le communiqué dénonce « le désintérêt du gouvernement » pour ce problème que confère aux auteurs de ces actes dans un sentiment « d’impunité ».
À l’origine, une vidéo choc. Celle d’Azza Suleiman, passée à tabac, sans raison par la police militaire égyptienne alors qu’elle venait en aide à la « femme au soutien gorge bleu » en train de se faire rouer de coup. C’est de là qu’est venue l’idée de réaliser cette BD docu-fiction mêlant des « moments parfois très durs dans un but pédagogique », explique Ferenc, le scénariste. « Azza, c’est finalement un symbole parmi d’autres des violences faites aux femmes en Égypte », souligne-t-il.
Rapports, experts, témoignages, les deux auteurs se sont lancés dans un vaste travail d’investigation. « Nous avons été aidés par deux Égyptiens. Une femme, très proche de la Révolution et qui a subi des agressions en foule. Puis, un artiste qui a été victime de situations d’oppression. », raconte le scénariste.
Ce sont eux la « marraine » et le « parrain » et du récit, puisqu’ils étaient au Caire au moment des événements. « Ils vivent en France désormais. »
Le personnage principal du récit est Layla, que l’on distingue grâce à son foulard vert, seule note de couleur dans ces dessins en noir et blanc de Bast. Cette jeune étudiante en agronomie, sans histoire, se fait entrainer place Tahrir par son ami d’enfance, Asim, afin de participer à la chute du Président Morsi. Au départ réticente, elle finit par se laisser convaincre de participer à la Révolution, malgré les risques d’agressions sexuelles.
Un jour, alors qu’elle se rend à la manifestation, elle se fraie un chemin dans la foule, et perd de vue son ami Asim. Très vite, tout bascule. Le bain de foule se transforme en viol collectif, et le foulard vert disparaît du dessin, happé par ses agresseurs. Un homme vêtu d’un tee-shirt jaune lui vient en aide et parvient à extirper Layla de la masse. Transportée à l’hôpital, l’humiliation continue. Les manifestantes agressées sont contraintes de passer des tests de virginité.
En 2011, le chef du renseignement militaire, M. Sissi, avait en effet autorisé ces tests, sous couvert qu’ils permettraient de se prémunir contre d’éventuelles accusations de viols par des militaires en détention.
L’homme au tee-shirt jaune fait écho aux membres de « Tahrir Bodyguards », « Attaque un harceleur » ou « Basma ». Devant l’ampleur du phénomène, ces brigades anti-harcèlement avaient fleuri un peu partout au Caire en 2013. Leurs membres avaient alors pris pour habitude de porter des tee-shirt de couleurs vives, afin que les victimes puissent les distinguer des autres hommes.
Si la BD traite seulement des événements de 2013, l’auteur rappelle que les agressions de ce type avaient été révélées aux yeux du monde bien plus tôt. Dès le 11 février 2011, la journaliste américaine Lara Logan racontait avoir été violée sur la place Tahrir le jour de la démission du président déchu Hosni Moubarak. En novembre 2011, Caroline Sinz, journaliste à France 3, avait aussi été victime d’une agression durant une manifestation qu’elle couvrait pour la chaîne. Pareil pour Sonia Dridi, correspondande en Égypte de France 24, elle victime d’attouchements sexuels place Tahrir, en octobre 2013, en plein direct . « J’ai été agrippée de partout. J’ai réalisé (plus tard), quand quelqu’un a reboutonné ma chemise, qu’elle était ouverte, mais pas déchirée. J’ai évité le pire grâce à la ceinture solide (que je portais) et l’aide d’un ami », avait-t-elle témoigné sur France 24.
Pour Ferenc, le traitement des femmes en Égypte est « paradoxal » et « hypocrite » :
« Les hommes enchainent les actions historiques pour obtenir une réelle justice sociale, alors qu’ils n’en accordent pas aux femmes. Cachée derrière cette révolution « vitrine », il y a bel et bien une deuxième histoire. Celle de la révolution silencieuse des femmes ; elles essaient de se frayer un chemin pour avoir voix, elles aussi, au chapitre. Les manifestantes se font notamment agresser, car les hommes ne supportent pas qu’elles viennent les concurrencer sur la place publique. »
Seulement voilà, le viol est un tabou bien ancré dans la société égyptienne. « Une famille peut aller jusqu’à préférer que sa fille se soit faite violer mais que personne ne le sache, plutôt qu’elle ne se soit pas faite violer mais que tout le monde le croît. Ce qui compte c’est que l’on n’en parle pas », déplore Ferenc. Les femmes ne portent plainte que très rarement, et encore, il faut déjà que leur plainte soit acceptée par la police. Dans « Doigts d’honneur », Layla se rend au commissariat, et un agent de police lui rétorque qu’elle n’avait rien à faire dans les manifestations. Finalement, les agresseurs restent impunis, « C’est un cercle sans fin », insiste le scénariste.
C’est en 2014 seulement que l’Égypte a adopté sa première législation punissant spécifiquement le harcèlement sexuel, avec des sanctions allant de l’amende à la prison ferme. En conclusion de ce docu-fiction, Bast et Ferenc abordent la question de l’excision :
« Malgré les efforts considérables de sensibilisation, qui ont notamment porté leurs fruits en Haute Égypte […]. Le taux de femmes excisées reste proche de 90% en milieu rural et de 85% en milieu urbain. Des statistiques qui feraient presque oublier que l’excision est formellement interdite par la loi égyptienne depuis 1997. Une loi qui expose les contrevenants à des sanctions criminelles et administratives », peut-on lire.
Un beau récit engagé, permettant de revenir sur la condition et les droits des femmes en Égypte. Un docu-fiction nécessaire à l’heure où 70% des femmes dans le monde sont confrontées à la violence physique et ou sexuelle au cours de leur vie.
© Ferenc & Bast – La Boîte à Bulles