Sarah Zouak est peut-être l'un des visages du nouveau féminisme français. À seulement 27 ans, la jeune femme issue d'Ivry-sur-Seine cumule les titres de réalisatrice de documentaire et d'entrepreneuse sociale et militante. Derrière sa démarche, un but unique : la protection des droits des femmes - notamment musulmanes. Après un tour du monde des pays musulmans, Sarah Zouak vient de lancer le média Lallab pour donner la parole aux femmes musulmanes en France.
Sarah Zouak est en train de changer la donne au sein de la nébuleuse féministe. Depuis le lancement en septembre dernier de son média Lallab, la jeune femme enchaîne les interviews, sourire au visage, pour expliquer son métier : entrepreneuse sociale. Deux mots que l’on associe rarement, mais qui résument bien sa personnalité, où l’enthousiasme presque insouciant se mêle à une détermination sans faille.
Qui es-tu Sarah ?
Je suis une femme française et marocaine. Je suis une entrepreneuse sociale, réalisatrice de documentaires, et féministe.
Quelle est ta définition d’une entrepreneuse sociale ?
Cela veut dire que j’ai fondé une entreprise qui a vocation à répondre à des problématiques sociales. Les entrepreneurs sociaux peuvent par exemple s’occuper des thématiques environnementales ou sociétales. Personnellement, c’est sur le droit des femmes que je travaille dans le cadre de mon action avec Lallab (Contraction de Lalla, qui veut dire femme en arabe, et de lab, NDLR). Le but ici est de sortir du fonctionnement associatif, et pouvoir s’autofinancer avec un vrai business-model.
Comment pourrais-tu décrire cet engagement en tant que féministe ?
Je m’inscris dans un féminisme inclusif et inter-sectionnel, c’est à dire que l’on prend en compte toutes les identités des femmes et qu’on ne se concentre pas uniquement sur la différence représentée par le genre. Les féministes traditionnelles ou mainstream ne comprennent pas cette complexité. Je suis une femme mais je suis aussi musulmane, arabe, et pour toutes ces raisons je peux subir des oppressions.
Lallab est à la fois un média et une association, quel en est le but ?
Notre mission est de faire entendre les voix des femmes musulmanes. La création de ce magazine en ligne a pour but de bousculer l’image des femmes véhiculée dans les médias mainstream, parce que j’en ai tout simplement marre que les gens parlent à notre place.
Le « Women SenseTour in muslim countries » est le voyage initiatique de Sarah dans cinq pays musulmans. C’est après ce voyage que Sarah a décidé de fonder Lallab, avec Justine Devillaine, la co-réalisatrice du premier épisode de cette série documentaire.
Comment intervient ta démarche du Women Sensetour ?
Je me suis dit qu’il fallait que j’aille à la rencontre de femmes musulmanes qui font bouger les choses. C’est comme ça que j’ai décidé de créer le Women Sensetour. J’ai commencé à noter tout ce qui me venait par la tête pour faire bouger les choses : il fallait absolument que j’aille à la rencontre de ces femmes.
Il me fallait passer par l’humain, j’en avais marre que l’on me sorte des études, des pamphlets, des statistiques, j’avais le besoin de montrer des femmes, et le documentaire me permettait de le faire.
Comment tu pourrais expliquer le Women Sensetour ?
Très vite je me dis qu’il fallait se rendre d’abord dans des pays musulmans, je n’ai pas voulu commencer par la France. On m’a beaucoup dit que si j’étais aussi moderne, ouverte c’est parce que j’étais Française. Et c’est pour ça que j’ai décidé de me rendre dans les pays où c’était sensé être le pire pour prouver le contraire. Je décide de faire un voyage de cinq mois dans cinq pays, donc je pars au Maroc, en Tunisie, en Turquie, en Iran et en Indonésie. J’ai choisi cinq femmes dans chacun de ces pays, avec à chaque fois des identités plurielles.
Sarah Zouak et Justine Devillaine, réalisatrices du Women SenseTour en Indonésie.
Mon but est aussi de casser l’idée que les femmes musulmanes sont un bloc homogène où elles se ressembleraient toutes. Je voulais montrer que les femmes que j’ai rencontrées sont jeunes, moins jeunes, voilées ou non, rurales et urbaines, hyper-éduquées ou analphabètes, mais toutes sont musulmanes et actrices de changement dans leur société sur la question du droit des femmes.
As-tu eu du mal à trouver des fonds ?
C’est simple : quand tu veux parler de femmes musulmanes en France, toutes les portes se ferment.
Tu peux avoir le sourire, la pêche, l’enthousiasme, on n’en a rien à faire. Beaucoup de bailleurs de fonds me disaient : « Sarah, je peux soutenir ton projet si tu dis que tu vas à la rencontre de femmes arabes, pas musulmanes ».
Je leur ai répondu qu’en Turquie, en Iran, en Indonésie, et même dans certaines zones du Maroc, ces femmes n’étaient pas arabes, mais au-delà des réflexions racistes j’ai compris qu’il y avait un problème dès qu’on parle de religion en France – et surtout dès que l’on parle d’Islam. Personne ne voudrait aborder ce sujet. J’ai compris très rapidement que cela allait passer par du crowdfunding.
Comment s’est fait le choix des pays ?
Un peu arbitrairement, forcément. Je ne partais pas dans un pays tant que je n’avais pas identifié les femmes que j’allais rencontrer. Je viens du Maroc, donc je voulais découvrir autrement que pendant les vacances avec mes parents et ma famille. J’ai choisi la Tunisie parce que je voulais un pays qui avait été touché par la révolution. La Turquie a aussi fait partie de mon voyage car c’est un pays laïc avec une forte identité musulmane, à cheval entre l’Europe et l’Asie – et j’avais envie de voir cette dualité de mes propres yeux. Je souhaitais aller dans un pays où l’imaginaire collectif regorgeait de fantasmes, donc j’ai choisi l’Iran. Et enfin l’Indonésie, car c’est le pays où l’on compte le plus de musulmans, donc le premier pays en termes de femmes musulmanes.
Sarah en Indonésie, lors de son tour du monde des pays musulmans.
As-tu eu du mal à trouver ces vingt-cinq femmes ?
Non, mais j’ai eu du mal lorsqu’il s’agissait de trouver des témoignages en zone rurale, car ces femmes-là n’existent pas sur Google : tu peux aller jusqu’à la 147ème page, tu ne trouveras rien. J’étais dépendante du bouche à oreille, le développement d’un réseau etc. En réalité, il y a tellement de femmes musulmanes qui font des choses, il faut juste chercher…
Le pays le plus compliqué à ce niveau-là a peut-être été l’Iran. On me disait souvent : ‘Les femmes musulmanes actrices de changement sont soit en exil, soit en prison’.
La jeune réalisatrice avec les Iraniennes.
Concernant l’Iran, la difficulté principale résidait aussi dans le fait que je ne parlais pas le farsi (la langue officielle du pays, NDLR), mais j’ai fait la rencontre d’une femme qui travaillait pour une association en charge des femmes réfugiées en provenance d’Irak et d’Afghanistan. Et c’est grâce à elle que j’ai pu rencontrer tout un réseau de militantes iraniennes pour le droit des femmes.
Quelle était ta démarche ?
Je ne suis pas journaliste, ni historienne, ni sociologue. Ma démarche ne s’arrêtait pas aux entretiens ou aux interviews, je restais avec elles plusieurs jours. Beaucoup d’entre elles m’ont hébergée. Je leur avais signifié l’importance d’apporter leur témoignage en France, et elles m’ont tellement apporté en retour…
Ce tour du monde a été incroyable humainement, j’ai été invitée à des mariages, des fêtes, j’ai vraiment partagé une partie de leur quotidien et des vrais liens se sont tissés.
Après ce voyage, qu’est-ce que tu retiens de toutes ces rencontres ?
C’est comme si j’étais malade et qu’après ce voyage j’avais été soignée par ces femmes-là.
Je pense que j’étais schizophrène pendant vingt-sept ans, et que ces musulmanes que j’ai rencontrées à travers le monde m’ont dit : ‘Sois toi-même’. Elles m’ont fait comprendre que ce n’était pas moi le problème, et que je pouvais vivre sereinement en tant que femme musulmane.
On utilise trop la laïcité comme un argument de défense contre les religions. La laïcité est faite pour que l’on puisse vivre ensemble, c’est le cadre qui garantit le respect des croyances ou non-croyances. Même chose pour l’argument du droit des femmes. Mon rêve c’est que chacun puisse vivre ce qu’il est, et pas ce qu’on voudrait qu’il soit.
L’affiche du premier épisode de la série documentaire Women Sensetour, réalisée avec Justine Devillaine.
Après ce voyage, qu’est-ce qu’il se passe ?
Avec Justine (la co-réalisatrice du premier épisode de la série documentaire, NDLR), on rentre en France et on décide de créer cette association qui s’appelle Lallab, conjonction de Lalla (femme en arabe) et de Lab pour l’idée de laboratoire d’idées et de rencontres.
Je n’en peux plus des plateaux de télévision qui parlent des femmes musulmanes avec quatre hommes blancs de plus de soixante ans. L’ambition avec Lallab réside juste dans le fait de donner la parole aux premières concernées par ces débats.
Le lancement de l’association Lallab à Paris, le 8 mai dernier.
As-tu toujours voulu travailler pour le droit des femmes ?
J’ai fait une classe prépa HEC à Paris pendant deux ans, pour ensuite intégrer une école de commerce. Je me dirigeais vers une carrière dans le marketing avec des grandes entreprises dans le viseur. J’ai fait un premier stage dans un grand groupe, je travaillais au sein du pôle publicité.
J’avais tout pour moi car le stage était bien payé, j’étais à Paris, mais je me suis ennuyée.
Comment tu t’en es sortie ?
Malgré mon dépit, j’ai décidé de me servir du réseau de l’école de commerce et faire mon expérience dans les ONG. J’ai donc fait six mois en stage au sein de l’association AIDES, la plus grande association européenne qui lutte contre la propagation du VIH/SIDA. Je me suis retrouvée à 21 ans à faire des conférences à Washington, à Genève, j’ai pu rencontrer des gens extraordinaires.
Sarah, invitée sur le plateau de TV5 Monde, en juin dernier.
J’ai fait un mémoire sur «La transformation sociale au sein de l’association» et ma professeur en marketing m’a regardée avec l’air de dire : «mais tu n’as rien compris à ta spécialité?!».
Comment s’est passée ta sortie d’école de commerce ?
Je savais que je voulais bosser dans le domaine des ONG, mais je n’avais pas trop le diplôme qui allait avec. Donc j’ai pris le choix de faire une année de plus et de m’engager dans un second master en Relations Internationales, spécialisé cette fois en Gestion de Projets Internationaux à l’IRIS (dirigé par Pascal Boniface, NDLR). Et c’est vraiment à partir de ce moment-là que je me suis épanouie, académiquement parlant.
C’est là que tu as commencé à t’intéresser sérieusement au droit des femmes?
Oui, notamment avec le prisme de la religion. J’ai donc fait un mémoire sur les féministes musulmanes au Maroc, et j’ai entendu au sein de l’IRIS des phrases du genre « Mais Sarah, il va falloir grandir un peu, soit vous êtes féministe, soit vous êtes musulmane ».
On m’a toujours vue comme un exception, comme si être féministe et musulmane n’était pas forcément compatible. Tu grandis comme ça, et tu ne vois aucun modèle de femme qui te ressemble et auquel tu peux t’identifier.
Et tu as la vision des médias qui te renvoie constamment une image des femmes musulmanes toujours soumises, oppressées, sans aucun libre arbitre. Tout ça, mélangé, a créé chez moi une vraie prise de conscience.
Sarah, lors de son voyage au Maroc.
À chaque fois, on me disait « Oh mais ça va, il y a Rachida Dati etc. ». Elles sont arabes certes, mais elles ont le même discours que n’importe quel homme blanc, ça ne m’intéresse pas.
Ce n’est pas une réussite individuelle qui change le sort de milliers d’autres femmes. J’ai réalisé qu’en tant que femme musulmane je manquais de modèles, j’ai vraiment eu du mal à m’identifier à certaines femmes : à chaque fois, je ne me sentais pas concernée par leurs propos.
La réalisatrice à la rencontre de ses nombreux soutiens lors de l’une des projections du premier épisode du Women SenseTour.
Pourquoi avoir créé un mouvement féministe et antiraciste ?
Parce qu’on ne se reconnaissait pas dans les mouvements féministes déjà présents, on ne se sentait pas du tout représentées. Les voix des femmes musulmanes, les voix des femmes noires, les voix des femmes racisées sont complètement ignorées.
Nous aussi avons des choses à dire, et on ne va pas se laisser instrumentaliser par les autres.
C’est pour ça que nous avons créé cette association qui se veut aussi bien féministe qu’antiraciste. Pour nous, c’est primordial. Aujourd’hui, beaucoup d’actes racistes sont des actes islamophobes perpétrés en majorité contre des femmes.
L’équipe de Lallab au grand complet.
Je n’en peux plus des Laurence Rossignol, ministre du droit des femmes, qui compare les femmes voilées aux esclaves, de Manuel Valls et sa « Marianne au sein nu ». La politique a complètement banalisé la parole raciste, et les gens ont trouvé ça normal. C’est comme ça qu’on se retrouve avec des scènes de femmes discriminées dans des restaurants.
Comment décrirais-tu ton rapport aux médias ?
Dès le début, je savais qu’il fallait que mes projets soient médiatisés, sinon ça n’avait aucun interêt de faire tout ça pour que ça reste dans l’anonymat. J’ai fait énormément d’erreurs, mais j’apprends tout autant.
On m’a posé des questions extrêmement sexistes ou machistes du genre ‘Et qu’est-ce que pense ton père de ce voyage ?’. Après coup je me demandais si l’on posait ce genre de questions à d’autres entrepreneurs – évidemment que non.
Malgré tout, je me dis que si on ne commence pas à prendre la parole, si on n’occupe pas d’espace, d’autres le feront à notre place. Il faut créer notre propre agenda, pour éviter d’être toujours dans la réaction. Néanmoins, je ne souhaite pas être l’image de Lallab, je ne suis qu’une fille parmi des milliers. C’est pour cela que l’on souhaiter former des bénévoles à la prise de parole médiatique. Il faut que l’on montre qu’il y a plusieurs voix qui s’expriment.
Comment te vois-tu dans le futur ?
Mon futur, je le vois déjà dans le documentaire en finissant cette série. Continuer ces projections-débats, faire grandir Lallab afin d’embaucher des gens. On aimerait avoir une vraie équipe, pas uniquement des bénévoles. J’aimerais que ce magazine en ligne devienne le premier média francophone de référence sur les femmes musulmanes. J’aimerais à terme pouvoir toucher tous les pays francophones et qu’on entende les voix de ces femmes plurielles.
Retrouvez les prochaines dates du tour de France des projections du Woman SenseTour sur Facebook.