Faïza Zerouala, ex-rédactrice en chef adjointe de Clique, est journaliste chez Mediapart. Hier soir, alors que ses amis et elle achèvent leur sortie au restaurant dominicale, leur voiture croise la route de la police. « Nous sommes quatre Arabes, écrit-elle sur son blog. Je ne sais pas pourquoi je le précise mais peut-être que cette donnée a de l’importance pour la suite de l’histoire ». À vous d’en juger en lisant son récit. Clique le reproduit ci-dessous, avec son autorisation :
« Hier soir, en sortant d’un restaurant, un ami me propose de me déposer en voiture pour continuer à discuter. Nous sommes quatre. Un écrivain, une actrice, un comédien et moi, journaliste. Nous sommes quatre Arabes. Je ne sais pas pourquoi je le précise mais peut-être que cette donnée a de l’importance pour la suite de l’histoire. Récit d’un contrôle policier ordinaire… pour des Arabes !
Visiblement, on s’en tire bien. Ça se passe, un dimanche soir, aux alentours de 0h30 à deux pas de la station de métro Jacques Bonsergent dans le Xème arrondissement de Paris. Pour éviter le blues de fin de semaine, nous avons l’habitude de nous retrouver avec quelques amis autour d’un couscous. Après le repas, arrosé au Coca, nous décidons de rentrer. Pendant la soirée, nous n’avons pas trop pensé aux résultats de la primaire de la droite et avons beaucoup ri.
D’habitude, après cette escapade dominicale, je prends le métro, c’est rapide, je suis chez moi en quelques stations. Mais un ami me propose de me déposer en voiture pour continuer à discuter. Nous sommes quatre. Un écrivain, une actrice, un comédien et moi, journaliste. Nous sommes quatre Arabes. Je ne sais pas pourquoi je le précise mais peut-être que cette donnée a de l’importance pour la suite de l’histoire.
Avant de monter dans notre carrosse, on se moque de la dite voiture, empruntée à la sœur de la conductrice, un van familial. On se dit qu’on pourrait partir en vacances avec. Le trajet est court, on met de la musique, non sans se disputer sur le choix de la chanson. Le son est fort. Rien ne l’interdit. Sauf que la conductrice passe au feu alors qu’il est orange. Une infraction légère. Nous sommes dimanche soir, il n’y a pas grand monde sur la route. Pas de chance, une voiture de police s’arrête à notre hauteur. Rien de bien grave. Mais la soirée est finie.
Trois policiers nous demandent de nous arrêter et de nous ranger sur le côté. Ce que nous faisons car nous savons que nous sommes en tort. Je vérifie que j’ai bien attaché ma ceinture. C’est la première fois de ma vie que cela m’arrive. C’est sûrement une déformation professionnelle mais je sais que parfois rien ne se passe comme prévu.
L’un d’eux s’approche et assène à mon ami, sur le siège passager, sans même un élémentaire bonsoir : « Je t’ai dit, baisse la vitre !». « Ne me tutoyez pas » rétorque mon ami écrivain – « Ferme ton clapet » lui répond l’un des policiers tout en continuant à nous expliquer qu’il décide et que le seul droit que nous avons est de nous taire. Le ton est donné. Nous ne devons surtout pas protester contre cette entrée en matière peu amène. À plusieurs reprises, pendant cette petite dizaine de minutes, il formulera cette même injonction au silence. Le rapport de force n’est pas de notre côté. Ils dominent et nous le font savoir.
Sans jamais se départir de ce tutoiement – proscrit en théorie et réprouvé par le premier ministre Manuel Valls lui-même – ce policier nous demande de mettre nos mains sur l’appuie-tête. Réclame nos papiers d’identité. Veut savoir si nous sommes en possession de produits stupéfiants. La procédure lambda.
L’atmosphère est à couper au couteau. Les trois policiers nous font sortir du véhicule. Nous sommes fouillés. Nos sacs inspectés alors que le code de procédure pénale réclame une commission rogatoire pour le faire.
Deux sans-abri, sur le banc à côté, observent ce dialogue de sourds sans fin autour de ce tutoiement inapproprié. Je ne dis rien, je ne sais pas comment ça peut tourner. Ils menacent de nous emmener au commissariat : «Arrête de faire le malin, ce qu’on va faire c’est qu’on va t’emmener au poste». Juste parce qu’ils ont ce pouvoir. La conductrice et moi-même sommes fouillées au corps par la femme policière. Sous les regards de quelques passants. Le jeune comédien écope d’un traitement particulier. Le policier se livre avec zèle à une fouille illégale approfondie sur lui, mains plaquées sur le coffre, jusqu’à glisser sa main sous la bordure de ses sous-vêtements.
Ce dernier, hélas trop habitué à ces contrôles, a discrètement enclenché le dictaphone de son smartphone pour capturer les échanges verbaux entre nous et ces policiers. Histoire d’avoir des preuves au cas où. Au cas où quoi ? On ne sait pas trop mais dans ces cas-là tout ce qu’on sait c’est qu’on ne sait jamais. La situation peut se calmer ou empirer, en une fraction de seconde. Le policier s’est rendu compte de la manœuvre préventive et a effacé purement et simplement tous les enregistrements du téléphone en protestant avec vigueur. En représailles, il nous a à son tour menacés de nous embarquer au commissariat. Sans motif. Peut-être un outrage sorti du chapeau ?
Pourtant, depuis le début, nous avons obtempéré. Nous n’avons insulté personne. L’un d’entre nous a simplement demandé, avec fermeté, à ne pas être tutoyés. C’est peut-être vain. C’est peut-être un détail. Mais c’est important. Nous méritons comme tout citoyen le respect élémentaire. Je choisis de rester silencieuse. Je n’ai même pas la présence d’esprit de relever les matricules de ces fonctionnaires. Je bous intérieurement. La situation est humiliante. Je me sens piquée au vif. C’est une violence insidieuse et symbolique qui s’épanouit sur une ligne de crête. Ce contrôle tel qu’il s’est déroulé est seulement « borderline ». Il ne mérite pas de s’adjoindre les services d’un avocat ou de se lancer dans une procédure judiciaire.
Certains trouveront même que nous pinaillons pour pas grand-chose. Que nous nous victimisons. Que nous découvrons l’eau tiède. Que nous nous cramponnons à des principes inutiles. Qu’il y a des combats plus importants. Que nous n’allons pas mourir à cause de ce « tu » malvenu. Peut-être. Mais il ne faut jamais se laisser piétiner. Ce tutoiement et cette agressivité dégradent l’institution censée nous protéger.
Pourtant, c’est banal. Cela arrive chaque jour, partout. J’ai de la chance, je suis une femme. Je suis épargnée par ces contrôles policiers genrés. Les hommes, typés, en sont le plus souvent la cible. Les (rares) statistiques sur le sujet le prouvent. Une étude menée en 2009 par deux chercheurs a établi qu’un Noir et un Arabe ont respectivement 6,2 fois et 7,7 fois plus de risques de se faire contrôler qu’un Blanc.
Ces récits et anecdotes, je les ai trop entendus, dans ma vie personnelle et dans mon travail. Je les ai lus. Je les ai racontés. J’ai longtemps écrit sur les quartiers populaires et relater ces confrontations avec la police sonne comme un passage obligé. Combien de « jeunes de banlieue », comme disent les mauvais journalistes, m’ont parlé de ces contrôles d’identité multiples. Souvent sans motif. Souvent avec ce tutoiement, cette suspicion insupportable, cette présomption de dangerosité et de culpabilité. La peur des forces de l’ordre devient presque un réflexe atavique. Zyed Benna et Bouna Traoré sont morts à Clichy-sous-Bois de leur peur de la police. Adama Traoré s’est aussi enfui à la vue des gendarmes.
À chaque fois que j’ai été confrontée à ces histoires, j’ai soupiré de dépit et de lassitude. J’ai aussi assisté à pléthore de débats aporétiques sur le thème du divorce entre les quartiers populaires et la police avec leurs constats, leurs scénarii, leurs protagonistes identiques et leurs sempiternelles solutions utopiques.
Pourtant, j’ai de la chance, je peux écrire et décrire cet incident. Beaucoup l’ont fait avant moi. D’autres contrôles se déroulent encore plus mal et s’achèvent dans le silence, engloutis dans la banalité de ce quotidien. Mais pourquoi taire ces micro-dysfonctionnements, ceux qui érodent la confiance, petit à petit ?
C’est d’ailleurs le journalisme qui semble nous avoir sauvés d’une nuit fort sympathique. Au moment du contrôle, l’un des policiers explique à ses collègues que l’un d’entre nous est répertorié comme journaliste. Ils nous laissent repartir, sans même nous verbaliser. Tout ça pour ça. Peut-être avaient-ils mieux à faire ou peut-être ont-ils voulu s’éviter une publicité négative ? Avant de nous laisser reprendre notre chemin, l’un des trois policiers nous conseille de changer de métier et ajoute « ici, on n’est pas à la télé. » C’est vrai, à la télé, ça se finit encore plus mal. »
Photographie © Rue89