Kalief Browder s’est suicidé le 6 juin 2015, à 22 ans, après avoir passé trois ans en prison. Trois ans à attendre son procès, pour un délit dont il avait finalement été reconnu innocent en 2013. Choqué par son histoire, le rappeur Jay Z a décidé d’en faire un documentaire.
Le 6 octobre 2016, à New York, Jay Z donne une conférence de presse. Pourtant habitué des projecteurs, il balbutie. « C’est difficile pour moi de trouver les mots, s’explique la star. C’est tellement inhumain ». Le rappeur, associé au producteur hollywoodien Harvey Weinstein, a produit une série documentaire de six épisodes consacrés à Kalief Browder, devenu l’étendard funeste du système carcéral américain.
Jay Z et Venida Browder, la mère de Kalief Browder, lors de cette conférence de presse. Photographie © AKM-GSI.
« Nous sommes la société, nous pouvons tout changer. Nos voix sont plus fortes que jamais. Si tout le monde dans cette pièce se dit ‘Je ne suis pas d’accord avec ce qui arrive à un jeune de 16 ans’, alors ça n’arrivera plus. C’est aussi simple que ça », poursuit-il.
La diffusion de cette série documentaire en six parties (« Time : The Kalief Browder Story ») est prévue pour le mois de mars sur la chaine américaine Spike TV.
L’histoire qui a bouleversé Jay Z est à la fois surréelle et banale, dans un contexte où les violences policières envers les afro-américains, aux États-Unis, font partie du quotidien.
En mai 2010, alors qu’il rentre de soirée avec un ami dans son quartier du Bronx (New York), Kalief Browder, alors âgé de 16 ans, est interpellé par deux policiers sur la 186ème rue, vers Little Italy. La raison : un homme vient d’accuser deux jeunes de lui avoir volé son sac à l’arraché. Kalief et son ami se retrouvent au mauvais endroit au mauvais moment : ils font de parfaits coupables.
Après avoir indiqué aux policiers qu’ils n’ont rien à voir avec le vol, Kalief et son camarade de soirée sont fouillés, sans qu’on ne trouve rien de répréhensible sur eux. Les deux gamins se voient pourtant acheminés au poste de police du Bronx, dans sa section pour mineurs.
L’homme à l’origine de l’accusation change alors sa version des faits, et explique aux officiers de police que ce sont bien eux qui lui ont dérobé son sac… mais deux jours auparavant. Ses propos ne sont mis en doute à aucun moment. Après quelques heures passées en garde à vue, Browder est présenté à un juge du palais de justice du Bronx.
Là, deux options se présentent : attendre le procès, ou plaider coupable pour voir sa peine amoindrie, avec la possibilité d’être immédiatement libéré.
Kalief Browder par Zach Gross pour The New Yorker.
Face au dilemme, l’innocence de Kalief Browder parle à sa place. Le jeune homme refuse de plaider coupable. Le juge fixe alors une caution de libération avec un montant de 3 000 dollars, avant de la réhausser à 10 000 dollars. Pour le juge, l’affaire du sac viole la période de probation de Kalief, déjà dans le viseur de la justice à cause du vol d’une camionnette de service, survenu quelques mois auparavant. La somme est astronomique pour la mère de Kalief. Incapable de la réunir, elle ne peut que regarder son fils être emmené à la prison de Rikers Island, réputée pour son hyperviolence.
Commence alors un cauchemar pour Kalief Browder dans l’enfer carcéral de Rikers Island. Tous les jours, il subit les violences de ses co-détenus parqués dans d’immenses dortoirs. Browder ne se fait pas d’amis dans les couloirs de la prison où les chefs de gangs fixent les règles et s’acoquinent avec les matons.
Perdu en milieu hostile, il enchaîne les bagarres et se fait agresser à de nombreuses reprises par des détenus ainsi que par des gardiens qui n’hésitent pas à employer la manière forte. Ce quotidien atroce, auquel s’ajoute l’isolement dans une micro-cellule, pousse à bout le jeune homme.
Pour avoir une idée de l’enfer que Browder traverse alors, on peut regarder des images de surveillance le prison de Rikers de l’époque, révélées quelques années plus tard grâce au travail de Jennifer Gonnerman, journaliste au New Yorker. On y voit notamment la violence des gardes envers Kalief Browder et comment ce dernier se fait passer à tabac par ses co-détenus. Certaines de ces images, insoutenables, sont compilées dans la vidéo ci-dessous.
À l’époque, le jeune homme ne sait même pas s’il va s’extraire un jour des murs de Rikers Island.
Très vite, la paranoïa et les tendances suicidaires s’installent dans l’esprit de Browder. Il passera près de deux ans et demi au « mitard ».
Pendant ces années d’horreur, il enchaîne les allers-retours devant une justice qui piétine. Les délais d’attente s’allongent ; la famille doit composer avec Brendan O’Meara, un avocat commis d’office débordé qui ne prendra pas la peine d’aller rendre visite à son client.
En juin 2012, alors qu’il vient de passer deux ans en prison, Browder se voit à nouveau proposer un aménagement de peine – à condition de plaider coupable. Kalief a 19 ans, et il est toujours aussi inflexible : il ne plaidera pas coupable. Cette force de caractère égratigne encore un peu les rouages déjà sclérosés de la justice new-yorkaise, mais au fond, rien ne change.
Dans le documentaire The 13th, réalisé par Ava Duverne et sorti en fin d’année sur Netflix, Bryan Stevenson, professeur de droit à la New York University School of Law, explique que ce jugement qui n’arrive jamais est partie intégrante du fonctionnement de la justice américaine :
« S’il fallait un procès pour tout le monde, tout le système s’effondrerait. Si vous demandez un procès et que vous êtes jugé coupable, vous serez puni plus sévèrement ».
En juin 2013, après près de trente et une auditions (!), le verdict tombe : Kalief Browder est jugé innocent par la nouvelle juge, Patricia Di Mango, fraîchement débarquée dans le quartier du Bronx.
En 2013, après sa libération, Kalief Browder se rend sur le plateau du HuffPost pour raconter son histoire.
Mais alors qu’on pensait le calvaire terminé pour l’ex-détenu, Kalief Browder est toujours en proie à la paranoïa. En dépit de sa volonté affichée de se reconstruire, il cumule les tentatives de suicide. Le 6 juin 2015, deux ans après sa libération, sa mère le retrouve pendu dans le jardin de la maison familiale.
Profondément touché par le drame, le président Barack Obama en personne écrit une tribune le 25 janvier 2016. Le texte, qui fait directement référence au cas Browder, présente ainsi la réforme qui mettra fin à l’isolement des mineurs. Il faut, insiste-t-il, rassurer cette jeunesse américaine que la justice terrifie plus qu’elle ne protège.
« On a affaire ici à une ligne de fracture. Au-delà d’une différence partisane, c’est l’une des guerres politiques de l’Amérique : d’un côté la loi et l’ordre, défendus par les Républicains, et de l’autre la volonté démocrate de faire reculer la délinquance par la prévention », analyse l’historien François Durpaire, spécialisé dans les questions culturelles américaines.
« Derrière ça, il y a aussi les préjugés de la société américaine ainsi qu’une dimension raciale très très forte ».
L’universitaire rappelle aussi la dimension sociale de l’affaire : « Si Browder était blanc, il aurait sans doute été plus riche, et il aurait eu accès à la défense qui l’aurait empêché d’aller en prison ». À quelques heures de l’investiture de Donald Trump, l’affaire Kalief Browder résonne plus que jamais comme le symbole des vices du système judiciaire et carcéral américain.
Prévu pour le mois de mars prochain, le documentaire de Jay Z sera diffusé sur la chaîne de télévision Spyke.
Pour aller plus loin sur les questions d’incarcérations en France : (re)voir Le Gros Journal du 9 janvier, avec Geoffroy de Lagasnerie.
Interview de Geoffroy de Lagasnerie version… par legrosjournal