Ce soir dans le Gros Journal de Mouloud Achour, au pied de la prison de la Santé, Geoffroy de Lagasnerie nous donne des armes pour penser dans un monde mauvais (c’est le titre de son dernier livre, qui sort mercredi chez PUF). Pour le philosophe et sociologue, nous vivons dans un système discriminant, inégalitaire et répressif qu’il est urgent de remettre en question. Pour lui, la répression est la question centrale, et pas l’économie comme on le croit, et il faut tout autant dénoncer les « pulsions répressives » de la gauche de Manuel Valls que les accents « pétainistes » de la droite de François Fillon.
Mouloud Achour : Cette semaine, sort un livre très important pour nous. Ça s’appelle Penser dans un monde mauvais. Tu as choisi cet endroit, le mur légendaire de la Prison de la Santé, pour poser le plateau du Gros Journal. Pourquoi ?
Je vais te raconter une anecdote qui a été centrale dans ma construction intellectuelle. Quand j’avais 16 ans, il y avait une réforme du lycée qui venait de la droite je crois, et donc il y avait beaucoup de manifestations. Et la manifestation s’est passée là, Boulevard Arago.
On était tous des lycéens, tous blancs, tous de la bourgeoisie, à manifester ; et juste là il y avait des cellules, on voyait des prisonniers taper pour se manifester. On s’est arrêté, on les a regardé, on les a applaudi, ils ont tapé, il y avait un mouvement très très beau, très très fort de solidarité. Au fond, on peut dire qu’il y avait une alliance entre étudiants et prisonniers.
Il y avait une autre question : « qu’est-ce que c’est que le système scolaire ?». Moi en tant que jeune blanc, bourgeois, j’ai été consacré par l’école, j’étais dans les classes préparatoires, j’ai fait les Grandes écoles. C’est le même système scolaire qui exercé de la violence symbolique, de la violence culturelle sur les enfants des classes dominées, sur les Noirs, sur les Arabes, qui eux se sont déscolarisés. Petit à petit un certain nombre d’entre eux sont entrés dans la délinquance et ont fini à la prison de la Santé.
Tu sais qu’en prison en France, 77% des gens sont Noirs et Arabes (le chiffre est tiré d’une étude de Didier Fassin dans une maison d’arrêt de la région parisienne entre 2009 et 2013, NDLR) Alors ça veut dire que concrètement, le même système qui me produit comme intellectuel produit des Noirs et des arabes en prison.
Ça veut dire que moi, ce que je suis c’est que je ne suis pas en prison. Ma vie est définie par le fait qu’elle organise l’exclusion et l’emprisonnement d’un certain nombre d’individus.
Pourquoi est-ce que pour toi l’affaire Adama Traoré est importante ?
Je vais même te dire plus que ça, pour moi l’affaire Adama Traoré, c’est le centre du monde aujourd’hui. Tu sais, il y a des moments où il se passe quelque chose qui doit interpeller tout le monde.
Et très souvent on a tendance à penser la question économique comme étant la question centrale… Moi je pense que la question policière, la question du rapport à la police, la question du contrôle, la question du racisme, la question du suivisme des politiques par rapport à la base policière, l’absence de critique par la Gauche de l’action de la Police… est peut-être l’une des choses les plus centrales dans la construction de la subjectivité de plein de gens.
Et de la même manière, les attentats, la question du rapport à l’État, à la répression… produisent ensuite des phénomènes de mise en guerre par rapport à la société, qui peuvent déboucher chez certains individus sur des pulsions de destruction, qui peuvent elles-mêmes prendre ensuite la forme de terrorisme.
Aujourd’hui, il y a toute une réflexion à mener sur la remise en question de l’appareil répressif d’État, de la Loi, de la Police…
Si l’on veut créer un mouvement de gauche aujourd’hui, le racisme et la question de la police sont peut-être la question centrale.
Et si on n’arrive pas à avoir la vérité sur ce qui est arrivé à Adama Traoré, ce qui est arrivé à ses frères, la procédure de diffamation de sa sœur, etc. Pour moi c’est tout l’ordre social qui est en jeu dans cette affaire extrêmement importante.
Quand tu parles d’ordre social remis en cause, tu veux dire par là que par exemple, un enfant qui voit une injustice autour de l’affaire de Adama Traoré peut tout de suite se considérer comme potentielle victime d’injustice toute sa vie ?
Oui, parce qu’effectivement, ce qu’il faut bien comprendre c’est que la prison ne concerne pas que ceux qui sont dedans ou ceux qui y sont passés, mais tous ceux qui sont obsédés à l’idée d’y rentrer, de comment ne pas y rentrer, de comment subir l’injustice d’un grand frère qui y est allé, qui n’en est pas ressorti, qui en est mort…
Il faut comprendre que c’est tout un univers mental qui se met en place. Tu le vis comme un État te fait la guerre, pas du tout comme un État qui te représente, qui prend en charge tes droits, qui essaye de te faire aller mieux… C’est comme si la police était une force occupante, comme si tu étais colonisé de l’intérieur et que précisément tu veux retrouver une forme d’indépendance, une capacité d’avoir une vie… vivable.
Et si on se met du côté du policier ? Le policier non plus n’a pas une vie vivable ? Les conditions de travail elles sont hyper dures, elles sont de plus en plus violentes, ils sont la cible d’attaques très violentes. Elle est où la solution ?
C’est très important ce que tu viens de dire, moi ce qui me frappe beaucoup dans la gauche aujourd’hui, c’est que très souvent quand on – alors ce que je vais dire est dur et c’est difficile à poser – mais c’est qu’on a tendance à réagir aux mauvaises actions de la police en appelant à la répression envers les policiers. Si on dit « Justice pour Adama », (dans leur bouche) ça va vouloir dire : le policier en prison, ça va vouloir dire, le juger, l’arrêter, le condamner.
On a parfois trop tendance à reprendre le discours de la répression et à penser que ça ira mieux si on met le policier en prison ; et moi je ne le crois pas, je me bats toujours contre ça. Je n’aime pas du tout les pulsions répressives qu’on observe dans la gauche qui veut réagir aux injustices.
Il y a un autre exemple de ça, qui est un journal comme Mediapart, que moi j’aime beaucoup, j’y suis abonné, je le lis. Je pense que c’est un journal très important. Mais en même temps, tu vois chez eux une forme de jubilation quand ils ont mis quelqu’un en prison, quand quelqu’un a dû démissionner, quand quelqu’un est condamné, quand quelqu’un est arrêté. C’est comme si c’était la réussite de leur enquête, tu vois ?
Je ne crois pas qu’on fasse vivre une gauche libertaire et émancipatrice aujourd’hui, si l’on pense que la solution au problème c’est plus de répression, plus d’état pénal et plus de gens en prison.
Manuel Valls est quelqu’un à qui vous avez porté une charge très violente cet été, alors qu’il était encore Premier ministre. Vous l’avez accusé de n’avoir rien fait contre le terrorisme, maintenant qu’il n’est plus premier ministre et qu’il est candidat, qu’est-ce que tu as à dire à Manuel Valls ?
Avec Edouard (Louis, NDLR) on a parlé au Premier Ministre, c’est-à-dire à celui qui allait faire des discours, et qui essayait de faire croire qu’il avait fait une politique contre le terrorisme mais qui ne comprenait jamais les causes de la destruction et les causes de la violence sociale… De fait objectivement, scientifiquement, on peut dire qu’il n’a rien fait contre le terrorisme.
Après en tant que candidat à la primaire socialiste, pour moi Manuel Valls est un être non-existant. Il ne me concerne pas, il ne m’intéresse pas, je pense qu’il a un avenir politique égal à zéro, je n’ai rien à lui dire et j’espère très vite qu’il disparaîtra avec les 5% qu’il mérite dans la primaire d’un parti marginal qu’est le PS aujourd’hui.
En 2007, il y a dix ans, lors des élections, Alain Badiou, grande figure de la pensée de gauche, avait sorti « De quoi Sarkozy est-il le nom ? ». J’ai une question très simple : « De quoi François Fillon est-il le nom ? »
C’est une question très compliquée… Tu sais, j’ai beaucoup de désaccords avec Badiou, mais j’avais trouvé l’idée très forte dans son livre avec Sarkozy. Il y disait que la France était traversée par un « pétainisme transcendantal ».
Tu sais, il y a une espèce de droite pétainiste en France, dont les valeurs sont le Travail, la Famille, la Patrie… Et qui se réactive à périodes régulières autour d’un certain nombre d’incarnations.
Pour lui Sarkozy était une sorte de résurgence de ces structures de pensée, la vieille droite conservatrice et que de fait, il n’est pas tout à fait faux aujourd’hui de dire que Fillon est l’incarnation de ce pétainisme transcendantal, c’est à dire de ces valeurs de la droite conservatrice.