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Société

CLIQUE TALK : Le racisme, le sexe et « l’homme arabe », avec l’historien Todd Shepard

Quels rapports entretiennent l’homophobie et le racisme ? Quels sont les liens qui unissent mouvement gay et lutte immigrée ? Dans un livre à paraître, un historien américain décrypte le racisme anti-arabe au prisme de la guerre d’Algérie et de l’histoire de la sexualité.

Mâle décolonisation, L’« homme arabe » et la France (19621979), à paraître aux éditions Payot le 22 février, est une petite bombe. Dans ce livre, l’universitaire américain Todd Shepard étudie ce qu’il appelle « l’obsession française autour des hommes arabes » -. L’auteur, qui a déjà signé Comment l’indépendance algérienne a transformé la France (Payot, 2008), commence son histoire dans les années 1960.

L’Algérie s’émancipe de la colonisation française. À la gauche de la gauche, les mouvements féministes et homosexuels radicaux prennent la figure du révolutionnaire algérien comme résistant à une France conservatrice et réactionnaire. À l’extrême-droite, on accuse la féminisation de la société d’être coupable de la perte de l’Algérie et on « sensibilise » au danger de « l’invasion arabe » à travers la menace de l’agression sexuelle.

C’est cette histoire qui mêle politique, pratiques culturelles et sexualité que Shepard dresse méticuleusement. Au fantasme raciste de l’arabe agresseur sexuel d’aujourd’hui répond cette image d’autrefois du proxénète algérien, sans pitié pour la femme française. Aux lamentations d’actualité sur une prétendue fin de la virilité répondent les invectives des pro-Algérie française contre les homosexuels, coupables d’avoir perverti la nation.

Cette histoire permet de comprendre entre autres pourquoi les « discours actuels sur la misogynie et l’homophobie censées caractériser les Maghrébins et l’Islam occupent une place de choix dans la banalisation des idées d’extrême-droite par certains intellectuels et personnalités politiques« , selon l’auteur. Elle permet aussi de comprendre les divisions qui minent les mouvements féministes et gays.

Pour Clique, Todd Shepard répond à quelques questions en avant-première.

Male Decolonisaiton

Clique : Bonjour Todd Shepard. À vous lire, on a l’impression que l’homophobie et le racisme anti-arabe contemporains sont nés plus ou moins en même temps et d’un même fait : la défaite française en Algérie ?
Todd Shepard : L’homophobie et le racisme anti-arabe existent avant 1962. Mais comme phénomènes actuels, nous concernant aujourd’hui, tous deux prennent forme aux alentours de ce moment. C’est en 1960 qu’une loi française, pour la première fois dans l’histoire, utilise le terme « homosexualité », décrit comme un « fléau social » qu’il faut réprimer. Cette loi est aussi pensée pour rassurer des français dans un contexte particulier, troublés par la guerre d’Algérie.

Et au cours des années qui suivent la défaite, des journalistes et militants d’extrême droite accusent les homosexuels d’être des complices, ou des responsables, de la défaite en Algérie et de ce qu’ils appellent dès lors « l’invasion arabe de la France ».

Pour ancrer cette idée d’invasion, ils zooment sur les agressions sexuelles, les violences sexuelles, contre les femmes, les filles françaises, mais aussi les garçons, et enfin sur la simple pratique de la sodomie. Les sources du début des années 1970 montrent bien que ce fantasme de l’arabe agresseur sexuel trouve beaucoup d’écho, bien au-delà de l’extrême droite – et ce même si les statistiques policières des années 1970 auxquelles j’ai eu accès sont formelles. Les « immigrés » ne sont aucunement plus propice à commettre des agressions sexuelles. À l’époque déjà, d’ailleurs, on trouve des chercheurs en sciences sociales qui identifient les accusations injustes de viol ou de débauche comme emblématiques du racisme anti-maghrébin.

Selon vous, aujourd’hui, les propos d’un Eric Zemmour (le polémiste évoquait dans son livre Le suicide français une féminisation de la société et une « désespérance sexuelle des hommes jeunes et blancs face à leurs concurrents noirs et arabes ») sont-ils à comprendre à l’aune de cette histoire particulière ?
La synthèse entre la misogynie et le racisme, notamment anti-arabe, s’ancre profondément dans l’histoire que mon livre retrace. Pour l’extrême droite, après 1962, c’est une évidence que la seule explication possible de la perte de l’Algérie, c’est un manque de virilité chez les Français et encore plus chez Charles de Gaulle lui-même et ses soutiens. Dans leur vision, la France a perdu en Algérie parce qu’elle a « manqué de couilles » et, pire, laissé se propager l’homosexualité, fermé les yeux devant une « féminisation » du pays.

En face, selon eux, la menace guette d’une « invasion arabe », dont le viol serait une arme qui menace les français moyens. On voit ce processus notamment dans le film à succès sorti en 1975, Dupont Lajoie d’Yves Boisset.


DUPONT LAJOIE par cjibe13

Le film montre comment le viol et le meurtre d’une jeune fille par un ami de ses parents déclenche un lynchage meurtrier, où des campeurs mené par un ancien « para » de la guerre d’Algérie ciblent un taudis qui héberge des travailleurs algériens. Ils tuent un jeune homme dont le seul crime avait été de draguer gentiment la jeune femme à un bal.

L’ancien para le dénomme « Ben Zobi » (« zobi » veut dire « ma bite » en argot maghrébin, NDLR). Zemmour est revenu sur ce film dans son pamphlet à succès Le Suicide français (sorti en 2015, NDLR), dans lequel on trouve aussi de longs passages sur la « féminisation » de la France, la fin de la virilité. Le titre qu’il donne à la section centrale du livre est clair : « Nous sommes tous des Dupont-Lajoie ». Pour lui, le film a participé à un dénigrement des « Dupont », à une culpabilisation des « petits blancs », traités comme racistes. Pour lui, c’est ce dénigrement et la prétendue humiliation sexuelle des hommes blancs qui empêchent de répondre à l’immigration. Nous sommes en plein dans les théories élaborées à l’extrême droite dans les années 1960, mêlant racisme et misogynie.

Pour vous, l’intégration des questions féministes et le nouvel agenda plus ou moins « gay-friendly » du Front National s’explique aussi par cette dynamique décrite dans votre livre ?
Ce qui est fondamental et que mon livre permet de comprendre un peu mieux, c’est d’abord à quel point ce qu’on peut appeler une « fixette maghrébine » est le point d’appui de la renaissance politique de l’extrême droite, qui est passée en quelques décennies des marges de la vie politique à son centre.

En 1962, l’extrême droite est faible, discréditée politiquement. Elle n’a encore jamais particulièrement axé son discours sur les arabes et les musulmans. C’est leur lutte contre ce qu’ils appellent alors « l’invasion arabe » qui va commencer à changer la donne.

Et au centre de cette campagne de dénigrement menée tout au long des années 1960 et 1970, il y a la figure de « l’homme arabe », décrit avec une virilité et un appétit sexuel d’animal, violent, baignant dans la luxure, sodomite…

Et c’est bien dans cette tradition d’accusation d’un mâle arabe violent et violeur que s’ancre la récupération politique par le FN de thématiques prétendument « féministes » ou « gay-friendly ».

On le voit bien dans la stratégie d’accuser les « immigrés », les « arabes » ou encore les « musulmans » d’être les principaux responsables du harcèlement sexuel, du viol, des « tournantes », des agressions anti-homo… Et ce en dépit des statistiques ou des études qui montrent à quel point ces problèmes sont répandus dans d’autres milieux, que ce soit en France ou ailleurs.

Face à cette dynamique, vous remarquez un paradoxe : les luttes homosexuelles et celles de l’immigration ont divorcé aujourd’hui…
Pendant les années 1970, les deux combats étaient très liés. Ou plutôt, le mouvement de libération gay prenait comme modèle la lutte des « travailleurs immigrés », qui mêlait mots d’ordre antiracistes et anticapitalistes. Sauf qu’une autre tendance a finalement pris le dessus : une tendance assimilationniste qu’on appelait homophile, qui essayait de prouver à quel point les homosexuels étaient des « gens normaux » plutôt que de remettre en cause la normalité ambiante ou encore de critiquer la société dans son ensemble.

Ce mouvement, qui dialogue avec les autorités et le gouvernement, perçoit ses combats – le mariage, l’adoption… – comme de menues failles à combler dans un système globalement juste. Rien à voir avec les questions liées à l’immigration, qui continuent de cliver, de semer le trouble, associées à d’autres débats sur la sécurité, l’identité ou la définition même de la nation !

On pourrait remarquer selon vous, la même logique s’agissant du mouvement féministe ?
Le féminisme français d’aujourd’hui et les divisions qu’il connaît sont eux aussi les héritiers des tensions qui se cristallisent dans les années 1970. À cette époque, le mouvement féministe radical prend lui aussi exemple sur les luttes des « travailleurs immigrés ». Il est le premier à réfuter les fausses accusations de viol constitutives du mythe de « l’invasion arabe ». Sauf qu’il arrive aussi que, lorsque des féministes essaient de parler des viols réels, elles soient accusées d’être complices du racisme.

À cela se couple un désintérêt de beaucoup de forces de gauche, même radicales, pour la question des violences faites aux femmes. À la fin des années 1970, le divorce entre le féminisme et de larges franges de la gauche radicale apparaît, notamment autour des questions liées au racisme. L’inspiration des luttes antiracistes s’estompe dans les milieux féministes. Pour certaines même, la leçon de ces confrontations avec d’autres « agendas » à gauche à la fin des années 1970 est toujours présente : pour elles, il s’agit de ne pas répéter l’erreur de prendre en compte les problématiques du racisme et du colonialisme et de risquer d’affaiblir le combat contre la violence sexuelle faites aux femmes.

Et il y a autre chose. Un fait qui a touché les mouvements féministes et gays. Après la guerre d’Algérie, « l’homme arabe héroïque » incarne l’espoir dans la gauche radicale.

Pour beaucoup, le révolutionnaire algérien est le modèle de celui qui a vaincu l’impérialisme et le capitalisme d’état français ainsi qu’une société conservatrice. À ce titre, le mouvement pour la libération homosexuelle aussi bien que le mouvement féministe radical s’inspirent de cet « homme arabe ».

Cette figure est abandonnée au cours des années 1970. Déjà parce que, dans la gauche elle-même, elle est critiquée comme essentialiste et figeant les arabes dans un rôle, ce qui est une forme de racisme. Mais aussi parce que la révolution iranienne intervient (en 1979, NDLR).

Pour de nombreux penseurs et militants, c’est l’opportunité d’en finir avec l’héritage tiers-mondiste, l’idée d’apprendre des anciens colonisés, des peuples en lutte contre l’impérialisme. Ils tombent dans l’inverse : c’est au tour de féministes et de militants homosexuels de donner des leçons aux Iraniens, et plus largement aux « musulmans », aux « arabes »… On passe du principe de transformer la France, en s’appuyant sur la leçon algérienne, à un rejet de ce qui vient d’Iran, d’Algérie et en général du monde musulman, comme arriéré et dangereux pour les libertés sexuelles et les droits des femmes.

Que vous inspire Histoire de la violence, le roman polémique d’Édouard Louis sorti il y a un an ?
Je trouve ce roman très intéressant. Il est à la fois symptomatique, car il raconte un viol commis par un immigré algérien à Paris, et militant, car il analyse pourquoi de tels récits sont si souvent racontés. Le risque, c’est qu’en écrivant sur ce fantasme, on puisse l’accréditer même si on conserve un point de vue critique. Mais ce phénomène médiatique qui construit un lien logique entre violence sexuelle et immigration est devenu si lourd, entre les débordements sur la place Tahrir et le réveillon de 2016 à Cologne, qu’on a besoin de lectures critiques. Et les romanciers ou autres artistes sont bien placés pour en parler. Ils formulent des idées qui échappent aux chercheurs ou au militants.


Interview de Edouard Louis, version longue – Le… par legrosjournal

Vous ne trouvez pas paradoxal qu’aujourd’hui on dépeigne les musulmans comme trop puritains ?
L’excès est toujours au centre des certitudes françaises – et plus largement occidentales – au sujet de l’Orient. C’est toujours trop. Trop hédoniste ou trop puritain, trop viril ou trop efféminé, etc. Et puis, il y a une obsession française au sujet des rapports de genres, de comment une société gère les relations entre hommes et femmes. Historiquement, le discours français se fixe sur l’hédonisme et l’érotisme supposés du Maghreb. On parle beaucoup de l’homosexualité maghrébine et même le « voile » est alors décrit en termes érotiques !

Toujours est-il qu’à une époque, ceux qui en France prônaient la révolution sexuelle acclamaient le Maghreb comme un lieu de liberté sexuelle.

Puis dans les années 1970, cette référence disparaît au moment même où certains, comme Alain Finkielkraut, commencent à critiquer l’idée de révolution sexuelle. C’est un vrai jeu de regards. À peine les premières critiques émises sur le principe d’émancipation sexuelle, à peine voit-on naître des débats sur les violences sexuelles, les abus sur les enfants… On détourne le regard et on critique le monde musulman trop puritain. La révolution iranienne tombe alors à pic.

Ce qu’on retrouve en fait, c’est ce besoin de sexualiser « l’Autre », que ce soit comme trop prude, ou trop débridé. On remarque que cette logique est toujours à l’œuvre quand certains essaient d’analyser l’homophobie comme de l’homosexualité refoulée, et expliquer que les « cités » françaises sont homophobes par frustration.

C’est plus facile de mettre ses propres problèmes entre parenthèses et de les faire porter par « les Autres ». Les Autres, actuellement, ce sont trop souvent les musulmans.

Aujourd’hui, ce serait aux musulmans de devenir moins homophobes, et ce alors même que la Manif pour tous est emmenée par des catholiques et que bien des penseurs « laïcs » diffusent des messages aux relents homophobes.

Propos recueillis par Jules Crétois
Image à la une : Todd Shepard (DR)

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