À la fois photographe et cinéaste, Mika Ninagawa est célébrée dans toute l’Asie pour son approche unique des couleurs, des femmes et de la nature. À 44 ans, forte de cette reconnaissance artistique et d’un immense succès commercial, elle prendra part à l’organisation des prochains Jeux olympiques d’été qui se dérouleront à Tokyo en 2020.
En France, on vous connaît peu, mais en Asie vous êtes très célèbre.
C’est vrai qu’en France, les artistes japonais très connus sont plutôt âgés, comme Nobuyoshi Araki (si vous ne le connaissez pas, le travail de ce photographe tokyoïte de 76 ans est à découvrir sur ce lien, NDLR). J’aimerais dire aux Français qu’il y a une nouvelle génération comme moi !
Vous avez publié des dizaines de livres photographiques, shooté des publicités et des couvertures de grands magazines de mode (Vogue, Harper’s Bazaar), vous vous êtes essayée au cinéma. Quelle casquette est la plus importante pour vous ?
Celle de photographe, avant tout. C’est constitutif de mon identité, je ne serai jamais pas photographe. Ca ne m’empêche pas d’avoir envie de tout essayer : c’est comme si j’exerçais différents muscles, c’est bon pour la créativité globale.
Le couverture de Vogue Taiwan (octobre 2015).
Elle China (mars 2015)
Scarlett Johansson pour le magazine Aera (septembre 2016).
En effet, vous avez aussi réalisé les clips d’artistes de pop japonaise (J-Pop), et une vidéo pour Alicia Keys. Comment faites-vous vos choix ?
Honnêtement, j’accepte presque tout ! Je tends même à choisir les choses les plus difficiles, celles qui m’en demandent le plus.
« Girl on Fire » d’Alicia Keys revisité par Mika Ninagawa pour le public japonais (2013).
À ce jour, quel est a été le plus grand de ces défis pour vous ?
Le cinéma, indéniablement… Il y a tellement à faire ! Pour Helter Skelter, j’ai dû utiliser toutes mes expériences de vie, même les plus prenantes sentimentalement, pour créer un cinéma qui ait du sens pour moi. J’ai dû puiser dans ma vie privée. Faire un enfant, par exemple, m’a aidée à faire du cinéma.
Helter Skelter (2012), le deuxième film de Mika Ninagawa, est inspiré du manga culte du même nom de Kyoko Okazaki, publié en 1995. Grand succès au box-office japonais, il explore l’obsession de l’industrie du divertissement de l’archipel pour l’extrême jeunesse et la chirurgie esthétique.
Vous allez être l’une des rares femmes à la Commission Exécutive des prochains Jeux Olympiques qui se tiendront au Japon en 2020 (outre Mika Ninagawa, elle comptera des femmes athlètes, comme la nageuse paralympique Mayumi Narita et la gymnaste Rie Tanaka). Félicitations.
Merci !
Vous devez aussi vous sentir bien seule.
Très !
Comment est-ce arrivé ?
Le gouvernement japonais, c’est un monde en costume-cravate qui a du mal à savoir qui sont les artistes japonais émergents, quels sont ceux qui sont déjà populaires… Ces deux entités sont vraiment très éloignées l’une de l’autre au Japon, plus que dans de nombreux pays où je me suis rendue. Mon rôle, c’est de faire le lien, de présenter ces jeunes créatifs aux institutions.
Via GQ Taiwan.
Et puis il avaient seulement des hommes… ils devaient se trouver une femme plutôt jeune. Au moins une ou deux !
À ce propos : la plupart de vos œuvres mettent en avant les femmes. Et le côté dangereux des femmes en particulier – c’est ce que vous disiez dans une précédente interview. Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Quand vous êtes vous-même une femme, vous êtes la mieux placée pour voir leur côté sombre. J’explore aussi leurs forces, évidemment. Il n’y a pas vraiment d’explication à mon intérêt pour le sujet, ça s’est fait naturellement.
L’interview en question, tournée par Tracks (janvier 2017- via ARTE).
Vous vous considérez comme une militante féministe ?
Le Japon reste une société inégalitaire. Les femmes souffrent toujours. Je ne sors pas dans la rue avec une pancarte, je ne suis pas une « militante » en ce sens-là, mais mon message, lui, est bien féministe. En revanche, je l’inclus dans mes créations plutôt que de hurler des slogans. Je parle aux femmes et je leur donne des rôles, c’est ma manière de faire.
Votre père, Yukio Ninagawa, était un homme de théâtre mondialement connu. Il avait pour volonté de rejouer toute l’œuvre de Shakespeare sur les planches japonaises. Y est-il parvenu ?
Il est décédé avant de terminer (le 12 mai dernier à l’âge de 80 ans, NDLR). Il ne lui manquait plus que trois histoires. Mais les acteurs de sa troupe ont continué après lui.
« Hamlet » mis en scène par Yukio Ninagawa en 2015 au Barbican de Londres. Photographie Tristram Kenton pour le Guardian.
Il y a deux-trois ans, il était venu jouer une pièce de Kunio Shimizu au théâtre à Paris, avec l’une des ses compagnies, Saitama Gold. La troupe était composée d’acteurs qui avaient tous plus de 55 ans. Ils ont été très bien reçus !
Le théâtre vous a-t-il influencée ?
Pas tant que ça. Mais l’attitude créative de mon père, oui. Il m’a appris l’importance de la nouveauté. Il avait une manière rigoureuse de créer, presque méthodique.
Mika Ninagawa était l’invitée de la zone de shopping de luxe Lee Gardens One à Hong Kong, en décembre 2016.
En parlant de transmission, quels conseils donneriez-vous à un jeune photographe ?
Qu’ils se concentrent sur leur désir de création. Pas sur ce qu’on leur demande de faire.
Vous avez un lien très forts aux couleurs. Pourriez-vous nous expliquer d’où il vient ?
De mon enfance. Ma mère est artiste, elle utilise elle-même beaucoup de couleurs, ça doit être dans mon ADN ! Je suis aussi très attachée à la nature.
La série Gold fish de Mika Ninagawa (2013) est à voir dans son intégralité en cliquant sur ce lien.
Vous venez de publier un magazine composé uniquement de certaines de vos photos. Pourquoi l’avoir appelé « New Noir » ?
J’avais déjà publié un livre de photos dont le titre était Noir. Disons qu’il s’agit ici de sa version simplifiée. Je veux retourner aux émotions de mes débuts, quand je prenais seulement des photos.
Autoportrait de Mika Ninagawa (Self-image, 2013).
C’est un petit objet limité à 1 000 tirages, presque modeste par rapport à vos créations antérieures.
C’est un retour aux sources, pour moi, une manière de rafraîchir ma créativité. D’habitude, créer un livre de photographie relève d’un long processus, il faut trouver le concept, sélectionner les photos. Ici, c’est quelque chose de plus spontané, les photos sont toutes fraîches.
La couverture de New Noir, sorti en décembre 2016.
Sur la table basse devant nous, il y a plusieurs de vos livres. Y a-t-il une œuvre en particulier que vous voudriez me montrer là-dedans ?
Celle-là. C’est une série de photographies que j’ai prise le jour où mon mari et moi nous sommes séparés. Je me sentais indifférente à tout, je venais de mettre un terme à toute une partie de ma vie.
Cette série de photographies (ici, deux d’entre elles) réalisée en 2011 est intitulée Plant A Tree. Elle est publiée dans Self-image, le livre de l’exposition de Mika Ninagawa au Hara Museum of contemporary Art de Tokyo (2015).
Je suis partie au bord de la rivière. Quand j’ai pris ces photos, les cerisiers venaient de fleurir et se reflétaient dans l’eau. Bien plus tard, lorsque je les ai retrouvées, je les ai trouvées honnêtes. Il me suffit de les regarder pour ressentir exactement les émotions de cette nuit-là.