Le royaume hellénique n’est pas seulement un lieu de crises et de souffrance. Après plus de cinq ans d’austérité, l’adversité a réveillé la créativité des Athéniens - en particulier la scène Hip-hop de la ville.
Après le traumatisme causé par le meurtre du rappeur Pavlos Fyssas par un membre du parti néo-nazi de l’Aube Dorée en 2013, les rappeurs d’Athènes se relèvent et se mêlent à cette effervescence culturelle qui envahit la ville.
Depuis quelques années, le rap afro-grec se renouvelle grâce aux élans téméraires et passionnés d’une nouvelle génération. Les deux piliers du nouveau mouvement afro-grec d’Athènes sont les rappeurs Negros Tou Moria[1] et Kareem Kalokoh. L’un est d’origine ghanéenne, l’autre vient du Sierra Leone. Ils ont été dans la même école primaire dans le centre ville, puis Kévin alias Negros Tou Moria a déménagé à Kipseli, le quartier africain d’Athènes. Ni ennemis, ni amis, ils sont aujourd’hui les deux figures montantes de la nouvelle scène Hip-hop grecque.
Negros Tou Moria rappe en grec. Toute sa musique est fondée autour de l’idée de confronter certains élans narcissiques engendrés parfois par l’uniformité culturelle. Il prône l’hétérogénéité comme source de créativité. C’est pour ça, insiste-t-il, qu’il tient à l’assemblage de symboles dans ses morceaux. Un mélange composé de trois fondamentaux : des paroles en grec, posées sur des rythmes Hip-hop et incarnées par lui, né de parents ghanéens.
Negros Tou Moria, le rappeur grec d’origine ghanéenne.
Kévin a commencé l’écriture très jeune, à l’âge de 11 ans. « Je faisais des parodies », nous confie-t-il, « avec mes propres rimes en anglais ». L’attraction pour la langue grecque est venue plus tard, grâce aux métaphores et proverbes utilisés par sa prof d’arts plastiques. C’est l’union de l’aspect mélodique et en même temps très populaire des proverbes qui l’a séduit.
Au début, des poèmes, puis, petit à petit, des chansons ; Kévin de Negros Tou Moria manipule la langue grecque comme peu de natifs savent le faire. Le rappeur se passionne pour l’étymologie colorée de sa langue. Ces mots venus d’ailleurs, ces emprunts linguistiques d’origines albanaise, turque, mais aussi italienne ou même française sont précieux pour Negros Tou Moria. Un amour pour sa langue d’adoption qu’il fait sonner à sa manière, dans un éventail culturel dont il a le secret.
La trilogie “ΜΠΕΣΑ” (mpesa) de Negros Tou Moria.
“ΜΠΕΣΑ” (mpesa) est une trilogie de morceaux représentant différentes périodes de sa vie et jouant avec ironie sur l’adverbe “Μπέσα”, qui signifie “pour de vrai, honnêtement” en grec – un mot qui vient d’Albanie.
Être noir en Grèce représente encore une épreuve aujourd’hui, comme celle d’être sans cesse confronté aux nombreux regards racistes. “Le plus difficile c’est de réaliser que t’as grandi dans un pays qui ne veut pas de toi”, nous confie Kévin au sujet du combat qu’il a dû mener pour obtenir ses papiers, alors qu’il est né et a grandi en Grèce. Une douleur qu’il ne laisse pas se transformer en amertume ni en haine. Il explique, il comprend presque.
“Le chauffeur de bus est grec, le banquier au guichet est grec, le serveur au café est grec, la postière est grecque… Ils ne voient jamais personne de différent. « Black Odyssey » (son projet musical qui mêle live et spoken word, NDLR), c’est moi, c’est ma vie, mon parcours depuis ma naissance en Grèce. Des moments beaux, et d’autres moins. Et puis j’ai toujours aimé Ulysse – surtout quand j’ai compris qu’il n’avait jamais eu tous ces tourments dans la mer Egée, mais qu’il prenait juste du bon temps sur les îles ! (rires)” – Kévin.
Negros Tou Moria est actuellement de retour au studio et prépare un nouveau projet pour début 2018.
Kareem Kalokoh, inspiré par Larry Clark
Dans un autre style, Kareem Kalokoh se fait une place dans la scène afro-grecque en rappant en anglais sur des sons électriques et atmosphériques, qui évoquent A$AP Rocky ou Kendrick Lamar.
« Tout a commencé après avoir regardé le film Kids de Larry Clark », raconte Kareem à propos de la création de son collectif de rap. À l’époque, le jeune artiste composait déjà des sons avec un ami DJ, mais c’est ce film qui lui a donné l’envie de faire quelque chose avec ses amis proches – notamment Valentin Rivera, directeur créatif du collectif, d’origine péruvienne et équatoriale. Touchés par les personnages du long métrage, ils ont décidé de former “the Kids of Athens”, devenu ATH KIDS.
Kareem Kalotoh avec le clip du titre « OTAM ».
L’amour de leur ville est au cœur de leur inspiration. Le clip « OTAM » rend un hommage poignant à leur cité et ses décors, mais surtout à l’inspiration que peuvent engendrer ces lieux. Kareem explique qu’il croit fort au potentiel de la mixité culturelle et sociale d’Athènes. Combinée à une esthétique unique, cette mixité donne lieu à une créativité dopée à l’envie de s’échapper des discriminations de races et aux dégâts de la crise.
C’est le message qu’ils envoient dans leurs vidéos : ATH KIDS veut également avoir un impact visuel.
« New Flame » par Kareem Kalokoh.
Le clip « New Flame » revendique le multiculturalisme athénien et son potentiel. La vidéo démarre dans une laverie et reprend les codes classiques du rap américain, avant de se charger petit à petit de détails grecs… C’est ce qui anime les membres du collectif : mêler leur Grèce natale à des influences et rythmes nouveaux, venus d’ailleurs. Pourquoi ne pas rapper en grec alors ? Kareem répond qu’il a essayé :
“Par chance, j’ai de bons amis qui ont su me dire que c’était vraiment très mauvais. J’ai grandi en écoutant du rap US et anglais. Pour moi, la langue n’a pas d’importance, j’écoute bien du rap français sans comprendre et ça ne m’empêche pas d’apprécier le flow et la mélodie des mots”. – Kareem sur le fait de rapper en grec.
En novembre, Kareem est passé par le studio Colors à Berlin où il a enregistré une nouvelle version de son titre « Whip Game ». Début 2018, il sera en tournée avec son équipe de ATH KIDS dans toute l’Europe – notamment à Paris, le 20 janvier, au Hasard Ludique.
La communauté multiculturelle d’Athènes a encore du chemin à faire en terme de visibilité et de reconnaissance à l’échelle nationale. Mais le potentiel est là.
Negros Tou Moria et Kareem sont les colonnes d’un mouvement qui porte un beau symbole : celui de la richesse du lien entre la terre d’accueil et ses enfants d’adoption. Une relation que l’on connait bien ici aussi, en France…
Vous pouvez écouter sur SoundCloud les projets de ces artistes :
La page de Negros Tou Moria
La page de Kareem Kalokoh
[1] Negros Tou Moria : le nom est un jeu de mots avec le nom d’un dirigeant militaire grec sous l’Empire Ottoman, mais il nous avoue que le heureux hasard d’avoir comme initiales NTM l’a aidé à se décider pour ce nom : le rap français a une place importante dans son coeur. Il ajoute à cela un fredonnement de MC Solaar – « La belle et le bad boy »…
Une enquête de Joséphine Faisant.