Nabila Laajail et Fred Daudo sont les co-fondateurs de "Faith the Project", une association qui vise à lutter contre l'extrémisme et l'intolérance religieuse à travers une éducation multimédia, gratuite et factuelle du fait religieux dans le monde. Alors qu'ils viennent d'achever une initiative documentaire sur les routes de la Soie reliant la Turquie à la Chine, nous les avons rencontrés.
Alertés et éclairés : c’est ainsi que se définissent Fred et Nabila, qui ont sillonné les routes historiques de la soie entre 2016 et 2017. Ce voyage, ils l’ont voulu pour décrisper, pour donner à connaître, pour éduquer. De la Turquie à la Chine en passant par l’Ouzbékistan, ce périple les a menés à se questionner sur les conditions des minorités, sur le sort des migrants contraints à l’exil, sur la spiritualité à l’épreuve du capitalisme et sur les religions à l’heure de l’intelligence artificielle…
Documenter le fait religieux leur est apparu d’autant plus nécessaire après les attentats qui ont frappé la France en 2015. Inscrits dans une démarche citoyenne, le duo propose le festival Mosaïque de Soi(e), un cycle itinérant à Paris. Ils espèrent ainsi prêcher la connaissance de l’Autre par l’éducation. Car si l’on en croit le philosophe Averroès (ou le maître Jedi Yoda), l’ignorance mène à la peur, la peur à la haine et la haine à la violence. Le festival Mosaïque de Soi(e) retrace l’initiative de ce voyage documentaire multimédia pour donner à connaître l’Autre qui n’est autre que Soi.
Nous avons demandé à Fred et Nabila de nous parler des gens rencontrés sur leur route, et de commenter quelques-unes de leurs images…
Clique : J’imagine que vous avez fait beaucoup de rencontres. Parlez-nous de ces personnes…
Fred : Certains sont devenus des amis. Je repense à Yaşar, ce jeune Iranien de Tabriz, qui nous a tellement bien accueilli… Il nous a invités à dîner chez lui à maintes et maintes reprises. C’est un musicien hors-pair, il joue du tambour et du luth iranien. L’un de ses amis l’accompagnait au daf (tambour de tradition persane, NDLR). On passait des soirées exceptionnelles avec de très belles conversations. Il nous disait que l’on regardait tous la même chose : le monde et les personnes qui nous entourent. Et que la seule différence résidait dans le fait que nous portions des lunettes différentes. L’idée, c’est que l’on observe à la fin tous la même chose.
De gauche à droite : Samad, Nabila, Rayhan, YaŞar et Fred
On a aussi rencontré Arkadi, l’un des derniers juifs de Boukhara en Ouzbékistan qui nous a conté de grandes et belles histoires…
Nabila : De manière générale, on a été profondément touchés par l’accueil de ces hommes et ces femmes qui nous ont ouvert leurs temples, synagogues et mosquées… Ce qui nous a marqués, ce sont ces aspirations communes qui nous lient, là où l’on se rejoint tous pour atteindre un meilleur devenir, pour prendre soin de l’Autre, de notre planète et ce, quelle que soit la religion. Je repense à ce moine bouddhiste coréen que l’on a rencontré à Tachkent en Ouzbékistan…
Fred : C’était d’ailleurs le seul moine bouddhiste d’Asie centrale. En fait, on a rencontré énormément de personnes qui sont à l’image de ces routes et des migrations qui les ont accompagnées. On se retrouve à parler avec des personnes d’Europe centrale en Asie centrale.
Nabila : Je me rappelle d’Arkadi, l’homme juif de Boukhara dont parlait Fred, qui, en me voyant me dit : « Ihoudiya » (juive, NDLR), alors je lui réponds que je suis musulmane et lui, de me rétorquer : « Pourquoi pas, c’est la même chose ! » Pendant des heures, il nous a raconté l’histoire de sa famille, de sa grand-mère…
Fred Daudon, Portrait de Gabriel, Monsatère Meryem Ana, Antili, Turquie, 2016.
Fred : Là, on est avec Gabriel sur le plateau de Tur Abdin, une région montagneuse du sud-est de la Turquie, frontalière à la Syrie. C’est un plateau qui a, très vite, été christianisé et l’on y retrouve des syriaques orthodoxes (les membres de l’une des églises orthodoxes orientales, NDLR). Il y a eu donc un schisme entre toutes les églises.
Les syriaques orthodoxes font partie des Chrétiens d’Orient. Leurs rites sont écrits en syriaque, un dérivé de l’araméen, la langue que parlait Jésus. Sur ce plateau, il y a énormément de monastères et d’églises dont la majorité a, malheureusement, été détruite au cours d’événements terribles au moment du génocide arménien, un génocide dirigé vers tous les Chrétiens.
Sur ce plateau, il reste des monastères avec une population qui diminue d’année en année. En arrivant au monastère Meryem Ana où tout semblait désert, je frappe à la porte et c’est Gabriel qui m’ouvre. Il a quinze ou seize ans, on commence à discuter. C’était l’une des rares personnes à parler anglais. Il m’a parlé de sa famille. Il m’a expliqué que sa mère travaillait dans un bourg voisin. Je lui ai demandé si je pouvais faire un portrait de lui sur la terrasse. C’était un jour assez ensoleillé. C’était agréable. On a pris un thé sur cette terrasse sur deux chaises en plastique. J’ai pris cette photo un peu comme elle venait pendant notre conversation.
Fred Daudon, Détail d’une crèche de Noël, Istanbul, Turquie, 2016. © Fred Daudon
Fred : Pour cette crèche, j’ai été assez chanceux de l’avoir : c’était fin janvier, début février, on venait de commencer le parcours. On était à Istanbul où se trouve l’église Saint-Antoine. Des Chrétiens et même des Musulmans viennent y allumer des cierges. C’est très intéressant en terme de coexistence religieuse. Cette photo ne le montre pas forcément, mais cette crèche est très parlante.
En fait, c’est une crèche revisitée parce qu’on y voit des vêtements de migrants qui ont tenté la traversée de la Mer Méditerranée vers la Grèce. On voit des gilets de sauvetage récupérés de la traversée. L’enfant Jésus est enveloppé d’une couverture de survie.
J’ai trouvé ça très fort comme image, une façon de penser aux migrants et simplement dire que nous sommes tous des Hommes avec un grand H. Cette photo parle beaucoup des malheurs qui frappent l’humanité, elle nous remet aussi à notre place. Je suis content que vous l’ayez choisie.
Fred Daudon, Des moines Shaolin faisant des mouvements de gong-fu, Dengfeng, Chine 2017. © Fred Daudon
Fred : Là, on est dans un autre délire. Tout le monde connaît les moines Shaolin. Je suis allé à Dengfeng en Chine, je voulais voir ce qu’il y avait derrière Shaolin. Je me demandais si ces moines ne pratiquaient que les arts martiaux ou s’il restait encore des pratiques spirituelles. Pour vérifier ça, il a fallu que je me réveille deux jours de suite à 4h30 du matin car c’est à ce moment qu’a lieu la prière du matin…
Le premier jour, je n’avais pas encore l’autorisation officielle pour les filmer donc je suis juste venu voir. C’est très impressionnant. Il faut s’imaginer Disneyland, parce que c’est vraiment Disneyland, mais fermé au public. Donc à 4h du matin, on passe par-dessus les barrières parce qu’il n’y a pas de gardien… On marche longtemps vers la montagne. Le jour n’est pas encore levé. Et on entend juste les voix de ces moines avant même d’entrer dans le temple. Il y a des variations de rythme. Leurs psalmodies sont parfois très entraînantes, parfois ça retombe. En arrivant dans ce temple, c’est une autre atmosphère.
Tout est éclairé à la bougie. En sortant de cette première prière matinale, les moines entrent dans le réfectoire. Ils prennent leur petit déjeuner. Ils sonnent le gong et une demi-heure plus tard, une légion de touristes majoritairement chinois armés de selfie sticks déferle pour voir les moines Shaolin et ça dure toute la journée. On vient voir le folklore, et le folklore ce n’est pas des moines passant la majorité de leur temps à prier. Le folklore, c’est les prises de kung-fu. C’est un haut lieu historique, je comprends qu’il soit aussi un haut lieu touristique. En fait, autour de ce lieu, il y a une pléthore d’écoles de kung-fu. Donc c’est un enchaînement de spectacles, à longueur de journée. Et c’est en cela que c’est Disneyland.
Clique : Pourquoi alors avoir choisi d’exposer cette photo où l’on voit des moines Shaolin s’exercer au kung-fu plutôt que de choisir une image où on les verrait prier ?
Fred : On veut aussi montrer notre ressentiment par rapport à ce que sont devenues ces religions, en tout cas la façon dont on commercialise certains aspects de la religion. Dans cette série, on a voulu montrer l’aspect économique et cette photo en est un témoignage. Cela dit, quand j’ai pris cette photo, il n’y avait pas de touristes. Là, on est du côté de l’école du temple, dans les coulisses. Il est très rare que des spectacles aient lieu dans le temple. Généralement, ils sont en tournée mondiale. En revanche, les autres écoles de kung-fu à côté font des spectacles toute la journée.
Les vidéos seront présentées à l’exposition. Ce seront des vidéos assez courtes où l’on n’explique pas trop ce qui se passe parce qu’on souhaite s’inscrire dans une démarche ethnographique. C’est un choix.
Fred Daudon, Poulets halal, Linxia, Chine, 2017. © Fred Daudon
Clique : Pourquoi avoir photographié ces poulets halal en Chine ?
Fred : Des poulets halal, mais multicolores… On est à Linxia, la petite Mecque de Chine, parce qu’on y retrouve énormément de voies soufies, les turuq (pluriel de tariqa, mot arabe voulant dire « voie », NDLR). Presque toutes les écoles de l’Islam sont représentées dans cette petite ville, située dans la province tibétaine de l’Amdo. C’est marrant parce qu’il y a des Tibétains, des Chinois Han (l’ethnie majoritaire en Chine) et des Musulmans, appelés Hui.
Ces poulets de toutes les couleurs, c’est à l’image de toute cette diversité. Halal parce qu’en Chine, il y a de graves problèmes notamment vis-à-vis des Musulmans. On nous a dit qu’à Linxia, ils étaient obligés de retirer toute pancarte contenant des écritures en arabe. Seules les écritures chinoises sont autorisées. Cette photo permet aussi de montrer la mort de la culture à travers ces poulets.
Nabila : Cette photo, qui a l’air drôle de prime abord, dénonce aussi la situation de différentes minorités, notamment la musulmane.
Fred : Au Xinjiang, j’ai voulu interviewer des Ouïghours (peuple musulman du Nord-Ouest de la Chine, NDLR) avec qui j’ai pu discuter mais ils refusent catégoriquement. Et même quand j’essayais de leur poser des questions directes, on me parlait du beau temps… L’un d’eux m’a même parlé du nombre de dents de sa petite-fille !
Tous sont fichés, il y a même des confiscations de Coran. C’est une situation de quasi-guerre civile. L’armée et les tanks sont dans la rue. Des postes de police, des rues fermées, des barrages filtrants… C’est un état de guerre où dans chaque grande ville patrouillent et paradent chaque vendredi, le jour de prière chez les Musulmans, des troupes militaires similaires à celles du 14 juillet en France. Cela se passe en plein centre-ville.
Tous les accès au centre-ville sont fermés pour empêcher l’entrée à la mosquée principale. C’est l’une des pires situations que j’ai vues lors de ce voyage. Il y a tellement de caméras et de micros des autorités partout, ainsi que des Ouïghours qui font de la délation pour des questions économiques… La peur est partout. On a peur du voisin, on a peur pour sa famille. La peur est quotidienne. Ils préfèrent donc se murer dans le silence plutôt que de prendre des risques.
Fred Daudon, Un homme vendant des ballons devant l’entrée d’un temple taoïste, Dengfeng, 2017. © Fred Daudon
Fred : On est à Dengfeng, là où se trouve le temple Shaolin et chaque temple taoïste a sa divinité locale et là, quand j’y étais, on célébrait la divinité de Dengfeng. Un festival de 3 jours environ est organisé. En fait, cette photo fait écho à celle des moines Shaolin. On est dans un folklore. On y trouve des stands à perte de vue pour vendre des papiers à brûler pour les offrandes. Tout le monde arrive avec des cartons remplis d’encens. Certains vendent des DVD, d’autres des bracelets ou des lunettes. On dépasse le cadre de la spiritualité puisque le festival est censé n’attirer que des pèlerins. Mais maintenant il faut peut-être faire plaisir à tout le monde, alors il faut vendre aussi des ballons. On a choisi cette photo parce qu’elle illustre bien Mosaïque de Soi(e) avec tous ces visages : ici, on ne perçoit qu’à peine le visage du vendeur de ballons. Il les tient dans une main un peu comme un bouquet de fleurs.
Clique : Parmi les films projetés lors du festival, il en est un qui a retenu notre attention, puisqu’il y est question d’intelligence artificielle…
Affiche du film Ganesh Yourself
Extrait du film Ganesh Yourself
Fred : Ganesh Yourself, c’est un film réalisé par Emmanuel Grimaud, un anthropologue qui a créé un robot qu’il a appelé Ganesh, une divinité hindoue, représentée sous la forme d’un éléphant. Je ne vais pas trop en dire sur le film qui sera diffusé à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales, à Paris).
Ce que je peux dire, c’est qu’il s’agit de religion à l’heure de l’intelligence artificielle.
Emmanuel Grimaud a filmé des gens qui prennent contrôle de Ganesh. Ils peuvent mettre leur visage à la place de celui de Ganesh et ils répondent aux questions que d’autres posent à Ganesh. Ils savent que ce n’est pas Ganesh, mais c’est intéressant d’un point de vue anthropologique d’étudier ce phénomène et de voir le lien entre une représentation divine, la représentation de soi et comment on communique. C’est une question intéressante car se posent également des questions de démographie.
Quelle sera, par exemple, la religion la plus prépondérante en 2050 ? On voit de nouvelles religions basées sur l’intelligence artificielle. On atteint aussi le transhumanisme. On ne sait pas… Demain, on sera peut-être capables d’aller plus loin que la mort physique en remplaçant des parties de notre corps… De là découlent pas mal de questionnements sur les raisons qui nous poussent à croire aussi.
Pour en savoir plus sur le festival qui se tient jusqu’au 24 mars, rendez-vous sur l’évènement Facebook du projet ou sur www.faiththeproject.com.
Article de Sonia EL AMRI
Image à la une : Photo de Fred Daudo