“The most beautiful thoughts are always besides the darkest” (« Les plus belles pensées côtoient toujours les plus sombres. »).
Ce sont sur ces mots que Kanye West ouvre son nouvel opus. On y verra forcément une référence à ses récentes sorties médiatiques, entre soutien affiché à Donald Trump et déclarations polémiques. Mais cette phrase pourrait tout aussi bien s’appliquer aux déboires psychiques qui ont frappé l’artiste de plein fouet l’année dernière.
Génie torturé, mégalo tempêtueux, Yeezy a toujours reflété l’image d’un personnage aux failles aussi immenses que son talent. Jamais cette dualité n’est apparue aussi flagrante et maîtrisée que sur son nouvel album, dévoilé hier en plein cœur du Wyoming, intitulé ye.
“It’s been a shaky ass year !” (“Cette année aura été secouée!”) s’exclame Kanye sur le morceau « Make No Mistake ». C’est le moins qu’on puisse dire. Depuis son hospitalisation et sa relative disparition médiatique, on sentait le musicien au bord de la rupture, et les fans du monde entier scrutaient leur idole d’un œil inquiet. Mais dans une interview-fleuve diffusée récemment, West confiait qu’il se sentait mieux que jamais, parlant même de sa crise comme d’une révélation.
Au lieu d’une introspection, il a choisi la fuite en avant par la productivité. Depuis, il a signé la production de l’excellent album de Pusha T, et affiche des ambitions dantesques pour sa ligne de vêtements. Le tout en multipliant les phrases chocs et les postures politiques troublantes, par simple provocation intellectuelle.
Le postulat est évident : le talent excuserait tout, et dans une confusion entre vie artistique, professionnelle et personnelle, il empêcherait même de commettre la moindre erreur. “I don’t take advice from people less successful than me”, (“Je n’écoute pas les conseils de ceux qui ont moins de succès que moi”), fanfaronne-t-il, toujours sur « Make No Mistake ».
Cet excès de confiance, ce sentiment de surpuissance, étaient aussi présents sur son précédent album, The Life Of Pablo. L’auditeur avait alors une impression de vertige sur un album qui, sous couvert d’un ambitieux processus créatif, partait un peu dans tous les sens. Cette fois en revanche, un contrepoids est apporté grâce à une surprenante capacité d’auto-analyse, et quelques véritables moments d’émotion.
C’est dans cette fascinante tension que réside la clé du projet, et en particulier dans sa sublime pochette, sur laquelle on peut lire « I Hate Being Bi-polar, It’s Awesome » (« Je déteste être bipolaire, c’est génial »).
Cela apporte un prisme inédit au travers duquel lire cette nouvelle fournée.
Kanye West met en mots les forces qui l’animent : l’amour, la confiance, la négritude, le sexe, le trouble bipolaire. Le tout avec une clairvoyance digne d’un diagnostic clinique. On le croyait en train de partir en vrille, il était en fait en train d’expérimenter ses limites, comme pour mieux tracer ses propres contours.
Musicalement, cette capacité à enfin canaliser son énergie saute aux oreilles. Comme un autre Pablo (Picasso en l’occurrence), Yeezy renoue avec son amour du collage et charcute les samples avec une économie de moyens du meilleur goût. À tel point que Slick Rick, samplé tout au long de « No Mistakes », pourrait presque être crédité dans les featurings du morceau aux côtés de Cudi et Charlie Wilson.
On y décèle un peu du Kanye des débuts, mais avec quelque chose de plus écorché. Le démiurge, encore lessivé, est en convalescence. Le magnifique « Ghost Town » notamment, ressemble à ce qu’il resterait de « Jesus Walks » après une tempête, avec John Legend en invité de marque pour hanter cette ville fantôme.
Les autres artistes présents en featuring sont d’ailleurs eux aussi à la hauteur de l’enjeu. On retiendra par exemple ce beau pied de nez qui consiste à lister Nicki Minaj comme featuring sur le dernier morceau de l’album, alors qu’elle lui dicte une seule une rime… au téléphone. À l’heure où les accusations de ghostwriting fusent de partout, c’est bien vu… Mais ce qui a surtout retenu notre attention, ce sont les prestations des deux dernières signatures de G.O.O.D. music, 070 Shake et Valee, lequel a de faux airs d’André 3000 qui aurait respiré de l’azote sur « All Mine ». Peu avant la sortie d’un projet commun avec Kid Cudi, Kanye soigne l’image de son label en imposant sa patte musicale avec brio.
Cette atmosphère sonore, à la fois classique et moderne, est complétée par une écriture époustouflante, à la fois instinctive et intelligente. L’un des traits les plus remarquables de West est sa capacité à sentir l’air du temps, à absorber son époque et à la restituer comme une éponge.
Si la période que traversent les États-Unis est monstrueuse et surréaliste, alors il le sera, lui aussi.
Comme lorsqu’il invite chez lui le patron de TMZ pour teaser un morceau à venir, transformant pendant quelques instants le plus gros site de gossip du monde en média musical. Si vous vouliez du pop art, vous êtes servi. Se mêlent donc des références pop à l’Amérique de Donald Trump, une peinture vivace de l’amour qui l’unit à Kim Kardashian, une réflexion sur la folie du système médiatique, et des envolées mystiques. Kanye est un bavard, mu par un besoin compulsif de s’exprimer, de mettre des mots sur tout ce qu’il pense, quitte à aborder de front les sujets qui fâchent et qui blessent.
Il doit parler pour résoudre ses problèmes. Lorsqu’il s’agit de bisbilles avec Taylor Swift, c’est à la limite de l’embarrassant. Quand arrivent ses émotions ou ses vues sur la mentalité de son pays, c’est fascinant.
Et lorsque vient le dernier morceau de l’album, « Violent Crimes », on touche franchement à la grâce. Ye y aborde le sujet de la paternité, entre brutalité et tendresse. Les paradoxes et les tensions, encore et toujours, jusque dans cette magnifique formule : “It was all part of the story, even the scary nights” (“Tout faisait partie de l’histoire, y compris les nuits effrayantes”).
Les belles pensées et les pensées sombres, comme au début de l’album : quel meilleur moyen de résumer la carrière de Kanye West.
“Name one genius that ain’t crazy!” (“Cite-moi un génie qui n’est pas fou!”), criait-il sur son précédent album. Il sait désormais qu’il n’est pas fou, ni irresponsable. Pour la première fois, il adopte la distance analytique nécessaire face à son caractère extrême. Non pas pour le corriger, mais pour mieux comprendre ses forces et ses faiblesses. Le feu d’artifice aura finalement pris la forme d’un soutien à Donald Trump et de déclarations polémiques, comme si ce trop-plein était le seul moyen d’épuiser son attitude défiante. Qu’on soit d’accord avec lui ou pas, qu’on l’aime ou qu’on le déteste, Kanye West semble avoir repris le contrôle de lui-même.
Et quel plus beau projet que de s’appartenir à nouveau, quand on est un personnage aussi fascinant…
Texte : Charles Bontout
Image à la une : la pochette de ye de Kanye West