Quel est le point commun entre Kanye West, Freeze Corleone ou Damso ?
Les trois rappeurs ont choisi de briser la règle de la sortie du vendredi pour leur album.
Depuis 2015, les fans sont habitué.es à retrouver leur artiste favori le vendredi, mais ces dernières années, on remarque un changement de dynamique avec des sorties de gros noms en semaine. Le phénomène s’étend jusqu’à ne plus pouvoir être ignoré.
Alors d’où vient cette habitude et surtout, est-ce qu’elle se promet à un bel avenir ou assiste-t-on à son renversement ?
Clique a pu s’entretenir avec Henri Jamet, directeur de labels chez Believe et Roman Tayakout, chef de projets du label Jeune à Jamais.
Si aujourd’hui le vendredi rime avec sortie, cela n’a pas toujours été le cas. Avant 2015, les sorties musicales se faisaient le lundi en France, le mardi aux USA, le mercredi au Japon ou encore le vendredi en Allemagne.
Ce changement a un impact commercial énorme sur les démarrages.
Henri Jamet, directeur de labels chez Believe
Alexandre Lasch, directeur de syndicat national de l’édition phonographique, rapporte à FranceInfo la lassitude des consommateur.ice.s face à ces dates dispersées, influençant par la suite les changements dans l’industrie musicale.
« C’était frustrant pour le consommateur de voir que le voisin avait une date de sortie antérieure et qu’il pouvait accéder au nouvel album de son artiste préféré quelques jours avant lui-même«
De quoi compliquer le suivi des fans mais aussi créer quelques problématiques côté piratages, communications et classements. Pour Roman Tayakout, chef de projet du label Jeune à Jamais, le changement est venu “d’une volonté d’uniformiser mondialement les sorties afin de limiter les piratages”. Le 27 février 2015, l’IFPI (Fédération internationale de l’industrie phonographique) décide donc d’harmoniser ces dates. Maintenant, tous les projets sortent le même jour, à la même heure : le vendredi à 00h01, heure locale.
Mais pour quelles raisons ?
Le premier argument mis en avant par l’IFPI est celui de la lutte contre le piratage. En sortant à des dates différentes et avec plusieurs jours de décalage, les hackers avaient plus d’opportunités pour pirater et mettre en ligne illégalement les projets en exclusivité. Même argument du côté des journalistes, distributeurs et membres mal intentionnés de labels qui pouvaient leaker les morceaux pour quelques instants de gloire ou compensation monétaire.
En limitant les sorties à une seule date, même avec décalage horaire, les pirates ne peuvent plus exploiter ces brèches.
Aussi, les classements prennent en compte les sorties entre le vendredi et le jeudi.
Sortir un projet le vendredi permet donc de maximiser les chances d’apparaître dans les grands classements, type Billboard ou ceux Spotify en France, puisque profitant de sept jours plein. Et si tout le monde sort en même temps alors tout le monde démarre (en théorie) à égalité !
(classement Top 50 : France Spotify du 07/12/23)
La visibilité sur les plateformes de streaming entre aussi en compte. Dilemme de “l’œuf ou la poule”, les plateformes de streaming mettent à jour leur playlist le même jour. Se retrouver dans ces playlists offre une visibilité et constitue un avantage pour les artistes, notamment émergents, afin de promouvoir leur titre.
Spotify met aussi en place son Release Radar le vendredi, et il s’agit de sources de streams non négligeables pour les artistes. Sortir un vendredi peut potentiellement permettre une maximisation des résultats sur les premières 24h, notamment par les streams recommandés / algorithmiques / éditoriaux. Nous savons aussi que le vendredi est le jour où les auditeurs sont les plus présents sur les plateformes, afin de se mettre à jour et découvrir de nouveaux artistes. C’est un jour assez excitant pour tout amoureux de musique !
Roman Tayakout, chef de projet du label Jeune à Jamais
Avec l’avènement des réseaux sociaux, les médias classiques n’ont plus la côte pour les artistes et labels qui privilégient une communication digitale. Le vendredi devient un rendez-vous pour les fans de musique qui n’ont qu’à suivre la page de leur artiste favori et suivre les différentes annonces.
Après la chute des ventes de CD, l’IFPI avait aussi pour objectif de relancer l’engouement autour d’une musique physique en choisissant le vendredi comme date de sortie.
Selon un sondage relayé par LCI en 2015, 68% des consommateur.ice.s préfèraient acheter leur copie le week-end : la sortie en streaming le vendredi jouerait ainsi sur l’engouement dans les rayons de disques les jours suivants. Henri Jamet l’affirme, pour les labels la sortie du vendredi permet “un impact “week-end” : les consommateurs de musique, aujourd’hui, ils aiment aller chercher leur copie le week-end, en physique au magasin”.
Évidemment, aucun artiste n’a l’interdiction de publier son projet en dehors du vendredi conventionnel et son univers peut le pousser à se positionner différemment. Mais une fois les habitudes prises, il est dur de les arrêter…
8 ans après cette décision, on en est où ?
Sortir son album hors des dates conventionnelles peut permettre à un artiste de se démarquer et sortir de la masse. Pour le label Jeune à Jamais le verdict est clair : “Nous nous sommes rendus compte que sortir un album / EP / single d’un artiste en développement le vendredi était sûrement une erreur stratégique.”
Selon leur chef de projet, on peut remarquer depuis 2 ans un véritable embouteillage au niveau des sorties avec rarement moins de 5 albums et une quinzaine de singles. Plus libre dans leur choix de sortie, le label indépendant préfère “privilégier au maximum les résultats concrets, plutôt que les résultats symboliques”. Pour éviter d’être noyé, le label conseille à ses artistes une sortie de leur clip en semaine pour attirer l’attention des médias en mal d’actualité. Cela vaut pour le vendredi mais aussi tous les rendez-vous saisonniers avec la sur-présentation de projet à la rentrée et à l’inverse leur absence durant l’été.
🤔 Le rap sur pause pendant l’été ?
— MOSAÏQUE (@mosaiquelemag) October 2, 2023
En juillet et août, il y a quatre fois moins de sorties rap que le reste de l’année.
Et depuis toujours !
Décryptage chiffré dans le dernier numéro avec @rapminerz ⤵️ pic.twitter.com/ymPOlCIEt1
Chez Believe, l’avis est plus nuancé, et Henri Jamet ne remarque pas de changement flagrant dans la nouvelle scène de rap actuelle, bien au contraire.
On voit qu’avec les jeunes de la musique urbaine, la sortie du vendredi est devenu un passage obligé, très compliqué à détourner hors exception comme Freeze Corleone.
Henri Jamet
Les gros artistes n’ont pas attendu non plus pour renier cette règle implicite. Pour QALF, Damso rompt la tradition et sort son album un mercredi. Et pour Freeze Corleone son label Jeune à Jamais est le mieux placé pour en parler : “si le 11 avait été un dimanche, un mardi, un vendredi, la sortie aurait été le 11.”. Connu pour ses tendances complotistes, l’artiste a une règle d’or : sortir tous ses projets le 11 septembre. Vendredi ou pas, les chiffres ne mentent pas et après une semaine, le rappeur a confirmé le soutien que lui apportait sa communauté avec d’énormes scores de vente et de streamings.
🇫🇷 Freeze Corleone score 34 804 équivalent ventes en première semaine avec « ADC » !
— Ventes Rap (@VentesFRap) September 18, 2023
Ce chiffre prend en compte les écoutes en streaming de lundi 11 septembre à dimanche 17 septembre (inclus), ainsi que les précommandes et ventes D2C réalisées avant dimanche 17 septembre.
Via… pic.twitter.com/r168UqnqpB
Volontairement ou non, le rappeur/producteur Furlax a pu profiter cet été du calme de la scène rap pour sortir son album Nebula le 18 août. Son quatrième album sort de sa niche musicale et touche de nombreux.ses autres consommateur.ice.s, le relais se fait sur les réseaux et Furlax atteint 300k d’auditeur.ice.s, un mois après le lancement. Mehdi Maïzi, référence du journalisme rap, en a souligné la pertinence :
On a tendance à penser qu’il ne faut pas sortir de projets en plein mois d’août, période trop calme, tout le monde serait en vacances etc
— Mehdi Maïzi (@MehdiMouse) September 10, 2023
Furlax a sorti « Nebula » le 18 août et il ne se passe pas un jour depuis sans que je ne vois la cover partagée sur les réseaux. Je ne sais…
Beaucoup se joue aussi du côté de la communauté créée. La musique ne se passe pas que face au micro et si les anglicismes marketing et management se sont immiscés dans notre vocabulaire ces dernières décennies, l’organique a toujours été accompagné du stratégique dans la conception et distribution musicale. Henri Jamet rappelle qu’il existe plusieurs manières de démocratiser le commerce musical, entre coffrets premium ou places de concert. La communauté, c’est sacré. Un artiste a beau respecter toutes les règles induites de calendrier, s’il est solo, il restera un chanteur du dimanche.
Les deux labels sont d’accord sur une chose : la continuité de la tradition. Pour Jeune à Jamais c’est surtout pour “la symbolique des chiffres, et si les médias n’évoluent pas sur les récapitulatifs hebdomadaires des sorties” mais Believe est plus confiant et le directeur de labels affirme : “la sortie du vendredi a encore de beaux jours devant elle”.
Finalement, code ou pas code, comme le rappelle Roman Tayakout, “le plus important est que les artistes aient le choix et l’opportunité de faire comme bon leur semble, sans devoir respecter des codes pré-établis”.