Criolo, rappeur brésilien au regard abyssal, vient de loin. À 39 ans, il a passé plus de la moitié de sa vie à chanter et une partie plus grande encore à vivre dans la pauvreté. Au début des années 2010, le voilà devenu une figure incontournable du hip-hop sud-américain. Il est en ce moment en tournée en Europe, et en concert à Paris cette semaine.
Criolo, comment se passe la tournée ?
Merveilleuse, impressionnante, très spéciale.
Tu es éclectique et ta renommée va au-delà de ton style de musique. Comment te définis-tu ? Rappeur ? Militant ? Agitateur culturel ?
C’est l’autre qui te définit, n’est ce pas ? Pas toi-même, c’est le regard de l’autre, qui, par sa lecture, sa culture et son bagage culturel, essaie de te définir, de t’attribuer des caractères qui soient proches de ce qu’il ressent par rapport à toi.
Donc tu essaies de renvoyer une certaine image à ceux qui vont te définir ?Non parce que sinon c’est ‘fake’.. Tu dois être toi-même.
D’où t’est venu le goût pour la musique ?
De mes parents et du Brésil. C’est un pays musical, notre peuple fait de la musique à chaque fois qu’il parle. Le Brésil est un pays-continent, chacune de ses parties a sa manière de parler, et ça, c’est la musique.
Auparavant, tu t’appelais « Criolo Doido » mais tu as enlevé le « doido » (fou) parce que tu considérais le fait d’être un fou comme un compliment dans la société dans laquelle nous vivons. Pour toi, c’est quoi un fou ?
Je dis « fou » dans le sens où les gens ont tendance à sous-estimer les autres quand ils choisissent un mode de vie différent. Par exemple, quand un jeune choisit d’étudier les arts ou de faire un chemin alternatif à celui que la société considère comme étant le meilleur ou le plus rapide pour faire fortune et avoir un statut, cette personne aura tendance a être considérée comme ‘doida’, folle.
Quelles sont tes sources d’inspiration musicale ?
Ce qui a été le plus fort pour moi, ce sont les morceaux que j’ai écoutés dans mon enfance. Mes parents sont du Nordeste, donc il y a une influence de cette région qui est belle, merveilleuse et plus généralement de une influence de notre pays. Là où j’ai grandi [à Sao Paulo ndlr], il y avait des personnes de nombreux états, donc j’ai évolué avec les styles musicaux de plusieurs endroits du pays, et c’est cela qui m’a le plus marqué.
Tes textes brillent par leur humour mais aussi leur message politique et social. Par quoi es-tu inspiré ?
Tout se déroule de manière très naturelle, mec, je ne choisis pas vraiment. J’ai aussi quelques chansons romantiques, je parle d’autres choses encore. Dans la majorité des cas, les thèmes sociaux et politiques reviennent parce que j’ai grandi dans une favela mec, je sais ce que c’est la souffrance. Je sais ce que je ne veux plus pour moi et pour mon peuple. Donc on fait le choix de chanter l’espoir, la bonne énergie, on chante nos illusions aussi, pas seulement notre dépression ; on chante pour un futur meilleur, donc ça se passe naturellement, parce que les mauvaises choses, on ne les veut ni à nous ni à qui que ce soit.
Comment vis-tu ta notoriété relativement récente ?
Ça ne me rend pas meilleur que les autres. Le succès c’est d’avoir la santé frère.
N’y a-t-il pas une certaine contradiction entre chanter des textes engagés socialement et se produire devant des publics européens aisés ?
Je chante pour des êtres humains, ce qui est important pour moi c’est ton cœur, je n’ai pas de préjugés. La musique peut créer de la transformation. Tu peux avoir un jour faim dans ton âme aussi non ? Je ne juge personne, je suis sans préjugé, pour moi l’important, c’est le cœur. Le paradoxe c’est de vouloir séparer la société sur une question sociale.
Il existe une grande révolte car beaucoup de gens ont beaucoup de choses et une grande majorité n’a rien. C’est une réalité globale. Mais chanter en Europe ne relève pas du glamour pour moi, j’ai une histoire à raconter, une histoire de « dépassement ».
Le glamour n’existe que chez ceux qui se réjouissent du glamour. Je veux contribuer à un processus d’amour.
Penses-tu être devenu un modèle pour ton public brésilien et tous ceux qui te suivent depuis tes débuts ?
Non, je suis ces gens-là. Il n’y a pas de différence parce que tu chantes, parce que tu es un footballeur, parce que tu joues un instrument ou parce que tu es un grand chirurgien. Ça ne fait pas de toi une personne différente des autres. Pour moi, les modèles, ça n’existe pas.
Le dernier album de Criolo, Convoque Seu Buda.
Comment présenterais-tu la scène rap/hip hop brésilienne ? A-t-elle sa « marque de fabrique » ?
Je ne sais pas s’il y a une caractéristique particulière, mais il y a une chose qui le rend spécial c’est la préoccupation première portée au texte.
Peut-on étendre cette caractéristique à l’Amérique Latine ?
Pas seulement à l’Amérique Latine, c’est une caractéristique du Hip Hop dans le monde entier. Le Hip Hop est né dans une volonté de changement, il est né grâce à des jeunes, qui voulaient le changement dans leur communauté, dans le monde, qui refusaient la guerre. Les premiers pas de breakdance étaient d’abord conçus pour imiter les hélicoptères pendant la guerre du Vietnam. Dans la façon de chanter, de s’habiller, il y a une préoccupation sociale, à un niveau global. Cependant, suivant ce que veut une industrie ou un artiste en particulier, on commence à voir les nuances de ce qu’est survivre dans une société.
As-tu projets de partenariats avec d’autres artistes ?
Je n’ai plus le courage de demander quoi que ce soit de plus à la musique. Ce qui adviendra adviendra. Je suis déjà très chanceux d’avoir pu chanter avec Tony Allen, Milton Nascimento et d’autres.
Quel est ton regard sur la politique brésilienne, après les manifestations de 2013-2014 et les élections qui ont pourtant vu gagner le gouvernement sortant ?
Il est trop tôt pour savoir. Nous sommes en train de vivre l’histoire, d’écrire l’histoire. On ne peut pas s’impatienter pour avoir des réponses à des questions qui remontent à l’époque coloniale. Mais le fait que les personnes se rencontrent dans les rues a beaucoup de valeur. On est en train de sentir, de toucher, de comprendre la réalité. On veut toujours des réponses aux choses de façon précipitée. Nous pouvons être superficiels, il y a une grande responsabilité dans le discours de chacun d’entre nous. Les choses se passent petit à petit.
Les revendications sociales du peuple peuvent-elles passer par les politiciens ?
Qui n’est pas peuple ? Nous sommes tous un peuple. Évidemment, il existe des intérêts propres à chacun qui ne sont pas toujours ceux d’un groupe qui a accès au pouvoir. Bien sûr, cela arrive. Mon espoir est dans notre génération, nous vivons aujourd’hui quelque chose de spécial dans le monde. Les jeunes du monde entier se lèvent, l’organisent en voulant quelque chose de bien.
Quels conseils donnerais-tu à un jeune musicien prometteur au Brésil ?
Écoute tes parents. Qui suis-je pour te donner des conseils ? Ecoute tes parents, ton cœur, ce qui arrivera arrivera, ce sera le fruit de tes efforts.
Justement, quel rôle ta famille a-t-elle joué dans ta carrière ?
Ils sont tout pour moi, ils ont tout influencé. Ils sont merveilleux, leur histoire de vie, leur amour, je ne suis rien sans eux. Ils m’ont toujours poussé, moi et mes frères à avoir une vie digne. Dans notre cas, nous qui étions pauvres, c’était de ne pas avoir faim ni froid. On ne se préoccupait que de l’immédiat. Au milieu de tout ça, ma mère a tout de même essayé de me plonger dans le milieu culturel.
Comment vois-tu l’avenir ?
La seule chose dont je suis certain, c’est la mort. D’ici là, nous devons planter le bien, dans n’importe quel endroit du monde, sans préjugés.
Criolo sera en concert à L’Alhambra (Paris) le 29 janvier.
Remerciements à Alexandre Müller (traduction), Branca Lessa et Claudio Cabral (vidéo/son).