La jeune actrice française est à l'affiche des Ogres, de Léa Fehner, qui sort le mercredi 16 mars au cinéma. Clique l'a rencontrée pour parler voitures, théâtre et Roland Barthes.
« J’aime beaucoup conduire. Les courses de bagnoles, tout ça, c’est des trucs qui me font rire ». Dans Les Ogres, de Léa Fehner, Adèle Haenel incarne Mona, membre d’une troupe de théâtre itinérant. Le film s’ouvre sur une grande échappée : un cortège de voitures qui se dépassent et se rattrapent, lancées à pleine vitesse sur une route de France. Au volant de l’une d’elles : Mona-Adèle, le soleil dans les yeux, provoque un adversaire d’un doigt et d’un sourire. « Cette scène pour moi, c’est du plaisir simple » explique l’actrice.
Les Ogres raconte un morceau de vie du Davaï, une compagnie de théâtre très inspirée de celle qui a vu grandir la réalisatrice – ce sont d’ailleurs les parents de Léa Fehner qui jouent les patrons à l’écran. De ville en ville, cette grande famille trimballe son chapiteau, ses fêtes et ses engueulades, et rejoue en boucle une pièce délirante de Tchekhov. Pour Adèle Haenel, ce théâtre dans le film apporte un « côté plus libre au jeu, plus explosif » : « C’est une question de degré de liberté. Je ne me dis pas que je vais jouer de manière plus théâtrale ou classique. Mais le fait d’être dans ce type de théâtre spécifique, sous chapiteau, dans l’excès, ça libère ». Chaque personnage voit en effet son intensité décuplée dans les scènes de théâtre qui parsèment le film : « On a l’impression qu’ils sont deux fois plus enragés ».
« On dit souvent qu’être comédien permet d’être quelqu’un d’autre. Moi j’ai l’impression qu’on fait surtout des découvertes sur soi-même »
Adèle Haenel n’a pourtant pas l’air particulièrement enragée, elle. Ce qu’elle partage avec Mona, c’est surtout le souci d’appartenir au groupe. « J’ai toujours aimé les trucs de troupe. Sur ce tournage là on était tous logés dans un camp de vacances, à deux dans des cottages. On mangeait ensemble tous les jours. Il y avait tout de suite quelque chose de collectif ». Mais là où les personnages des Ogres semblent se dissoudre peu à peu dans une grande entité, l’actrice revient toujours à l’essentiel : rester elle-même. « Si à un moment j’en ai marre du groupe, je m’en vais » affirme-t-elle.
Tout coule de source. Deux César en poche, la carrière de la comédienne est déjà bien lancée. Son talent est salué par la critique, souvent dithyrambique. Elle n’hésite pas à dénoncer les travers du monde du cinéma blanc et masculin, ce qui lui a valu récemment une certaine percée médiatique. Mais pendant que le microcosme débat bien en ordre, elle, continue à lire beaucoup. « Dernièrement, je vis une histoire passionnée avec Roland Barthes, j’ai l’impression que c’est mon grand-père » explique-t-elle quand on lui demande ce qu’elle lit en ce moment. Le postulat du philosophe, interroger les évidences de notre société, semble correspondre parfaitement à l’actrice. « C’est accessible. Quand la philo est trop référencée, on est vite désarçonné. Lui raconte vraiment une histoire ».
« Roland Barthes c’est Père Castor version intello. J’adore cette générosité. »
C’est peut-être ce qui fait mouche dans son jeu : pas de fioritures, une sincérité extrême. Elle poursuit en disant qu’elle a lu tous les Virginie Despentes, « bien sûr », et cite Garcia Marquez : « en un sens, 100 ans de solitude se rapproche un peu des Ogres, avec cette grand-mère qui reste là alors que tout change autour d’elle ».
Dans le film Les Ogres, une longue scène de tension se conclut en bataille de nourriture : après une énième engueulade, la compagnie règle ses différends à grands renforts de poignées de couscous dans la figure, dans une joie hystérique. « Là dans cette scène, c’est complètement moi. C’est quelque chose que j’aimerais bien faire dans la vie, c’est marrant à jouer » s’amuse l’actrice. Adèle Haenel semble marcher au feeling. Elle, qui écoute en boucle la radio, regrette de ne pas s’amuser en concert : « J’ai l’impression de passer à côté de l’expérience. Il y a de vrais moments où je décolle au cinéma ou au théâtre, mais je n’en ai encore jamais eu en concert, c’est dommage ». Pas grave, il faut être fidèle à soi-même. Elle cite Massive Attack, Bashung ou Biolay dans ses références musicales, des artistes qui lui collent au coeur.
« Je pensais que Fantaisie Millitaire était un album indépassable puis j’ai découvert Bleu Pétrole récemment. Comme un Lego est une chanson magnifique. »
De la présence d’Adèle Haenel dans Les Ogres, on retiendra deux images, qui se répondent en miroir, aux deux extrémités du film. La première, c’est elle au volant de sa voiture, cheveux au vent, les yeux plissés et le doigt d’honneur levé bien haut. Sur la deuxième, elle est enceinte, installée sur la banquette arrière d’une voiture, encore, et sèche difficilement ses larmes. La folle échappée laisse un goût amer en bouche, mais on ne pourrait la regretter pour rien au monde. Bien sûr, le film existe bien au-delà de la performance de l’actrice. Chaque membre de la troupe se confond dans un corps organique, cru et violent, qui emporte tout dans sa joyeuse explosion et recrache derrière lui des individualités abîmées. Et quand sonne l’heure de démonter le chapiteau, au milieu des décombres, il reste au moins des sourires, de la musique, et Adèle Haenel, comme une évidence.