Congo Kinshasa – Côte d’Ivoire, c’est un peu l’Afrique des Grands Lacs contre celle de l’ouest. Congo Kinshasa-Côte d’Ivoire, c’est un peu le choc de deux pays aux traditions footballistiques réputées. Congo Kinshasa et Côte d’Ivoire, ce sont enfin deux nations à la croisée des chemins, secouées par des divisions et menacées par l’instabilité politique. Deux nations aux diasporas bien implantées à Paris, qui se mobilisent de part et d’autre pour participer à distance à la vie politique de leurs pays.
Chez les premiers, la démocratie est de verre. Non qu’elle soit transparente, mais elle est fragile. Après des manifestations aux débordements sanglants, le Président de la République Démocratique du Congo Joseph Kabila a retiré en catastrophe, fin janvier, un amendement qui lui permettait d’étendre son mandat au-delà des cinq ans règlementaires. 42 morts plus tard, l’insurrection nationale était évitée, et le chef de l’État se résignait à ne pas jouer les prolongations.
Côté ivoirien, la dynamique est toute autre. Voilà bientôt quatre ans que la guerre civile aura pris fin. Malgré les bons résultats économiques vantés par le gouvernement d’Alassane Ouattara, le retour de la sécurité et la réconciliation définitive de la population restent à acquérir. À quelques mois de l’élection présidentielle d’octobre, le système politique est divisé à tous les étages, et l’opposition ne digère toujours pas l’emprisonnement à la Cour Pénale Internationale de son mentor, l’ex-président Laurent Gbagbo.
Voir ces deux volcans s’affronter à la Coupe d’Afrique des Nations reflète-il les divisions qui les parcourent ? De quelle audace ces pays à l’immense jeunesse seraient-ils pétris sur le terrain et dans les tribunes ?
Direction ce bar enthousiaste à Château Rouge, au nord de Paris. Toutes les places assises sont prises, et les passants collent leur nez à la baie vitrée pour voir le score. Les supporters sont en majorité congolais, mais ce n’est pas une forteresse pour autant. Quatre ou cinq Ivoiriens sont aux premières loges, campés juste en face de l’écran, prêts à dégainer vivats ou lazzis.
Le commentaire de la télé est vite noyé sous les commentaires des spectateurs, dès le coup d’envoi. « Il faut faire le K.O », rugit Alain, ivoirien, après une première occasion manquée par les siens. Le brouhaha qui s’installe n’a rien d’exceptionnel pour un match diffusé dans un bar à première vue, mais on est peu à peu captivé de voir que chaque remarque attend la précédente avant de commencer. Seule une occasion franche de but peut y mettre le désordre. Comme on ajoute un wagon à un train, on attend que la diatribe du voisin sur l’arbitre soit finie avant de tacler une erreur défensive du Congo.
Il faut attendre seulement vingt minutes pour voir le premier but, venu d’ailleurs, de l’ivoirien Yaya Touré. Un missile à 125 km/h qui manque de transpercer les filets. La lame de fond euphorique traverse le bar, mais s’estompe peu à peu. L’égalisation congolaise qui suit quatre minutes après sur penalty, secoue le bar de cris bien légitimes. « Ce n’est pas un bon but », peste Emmanuel devant la transformation du pénalty congolais. Voilà plusieurs décennies qu’il a quitté le centre de la Côte d’Ivoire pour la France. En tant que doyen du groupe, il jouit d’une aura de respect. Ses analyses pèsent. La première – et dernière en date – Coupe d’Afrique des Nations remportée par son équipe lui semble bien loin : c’était en 1992, et il suivait déjà l’événement depuis la France. Depuis, lui et ses amis ont pris du recul sur les résultats de leurs favoris. Ils ont attendu cette demi-finale pour regarder de nouveau leur équipe. Après 22 ans de disette, c’est compréhensible. « Mais en cas de victoire, ce sera la joie de vivre partout dans le pays », annonce Emmanuel. « Comme en France avec les Champs-Elysées, le pays tout entier fera la fête ».
Dans les temps morts, ce sont des remarques plus générales qui bruissent. Les supporters des éléphants ne regrettent pas Didier Drogba, leur star qui a pris sa retraite internationale il y a deux ans. Ils préfèrent encenser Hervé Renard, « sorcier blanc » français venu entraîner avec succès cette équipe ivoirienne. Mais il suffit qu’un ballon soit perdu en milieu de terrain pour qu’un camp ou l’autre se prépare à bondir comme un diable en boîte.
Dans un souffle technique ahurissant, Gervinho sillonne toute la défense et inscrit le deuxième but ivoirien. On devine en voyant les cinq ou six paires de bras se lever que des milliers d’autres les imitent, non seulement dans les rues de Paris qui klaxonnent, mais aussi bien au sud, au-delà de la Méditerranée. Abidjan doit préparer la fête.
Un nuage de lingala parcourt les discussions dans le secteur congolais, le ton monte légèrement au fur et à mesure que les léopards peinent à rééquilibrer la balance. Dans le groupe, un quinquagénaire originaire de Kinshasa ne perd pas espoir ni bonne humeur. Il plaisante avec Sory, son ami métis italo-ivoirien qui a bien la moitié de son âge. Au milieu de ce tintamarre, un Français semble se remémorer les années passées dans ce petit continent qu’est le Congo à lui tout seul. Il veut retrouver l’air du pays à chacun de ses encouragements rageurs.
C’est la mi-temps. L’heure idéale pour aborder les questions politiques sans risquer d’être coupé par un tacle ou un but.
Congolais comme Ivoiriens, tous viennent de tous les coins de leur pays. Les clivages est-ouest et nord-sud n’ont plus de sens ce soir. Ce quadragénaire congolais éclate de rire quand on lui parle du Congo Brazzaville, « l’autre Congo » que son équipe a éliminé au tour précédent : bien évidemment que les deux voisins sont pour la même équipe ce soir !
« Nous parlons le même dialecte, c’est toujours comme ça », justifie ce supporter au fond du bar.
Quant au mot même de « politicien », il est proscrit. « Ah non, pas de politique avec le football. Ca n’a rien à voir », réagit vivement Collins, un Ghanéen d’un certain âge qui regarde placidement le match, confiant pour son équipe qui joue le lendemain. Les Congolais qui l’entourent hochent vivement la tête et pointent de l’index leur tunique bleu clair.
A la table des éléphants, la politique aussi n’a rien à faire dans le bar ce soir. Le président congolais a beau s’être déplacé pour soutenir « ses » joueurs ce soir en Guinée Équatoriale, son homologue n’a pas quitté Abidjan. Si Siaka concède que
« pendant la crise, c’était plus difficile, l’équipe était moins unie malgré une très bonne équipe »,
ses compatriotes ne voient pas à quel camp politique pourrait bénéficier un triomphe ivoirien à la Coupe. La victoire n’a pas de couleur ni de parti.
Alors que Guillaume réclame fréquemment le troisième but pour son équipe dès la reprise du jeu (« Il faut gâter le match ! »), un débat se met en place. Faut-il de l’argent pour gagner la Coupe ? Ou le cœur mis à l’ouvrage prime d’abord ? Les exemples se succèdent. « Il faut savoir bien s’alimenter pour bien gagner », conclut finalement Alain. On cause politique jusqu’au troisième coup de canon ivoirien, propulsé dans les filets par le jeune Kanon.
Le cri général que produit la foule met en avant plusieurs voix féminines. Aux dires de ce jeune Congolais,
« c’est normal que des hommes voient jouer des hommes »,
mais les quelques femmes ne sont pas là pour être passives et assistent à la rencontre avec attention. Quelques grossièretés fusent au moment d’une main d’un attaquant des panthères. Une chape de silence recouvre progressivement la salle à mesure que la fin approche. Les Congolais ne perdent pas espoir et se perdent en calculs pour évaluer le rendement à mener pour égaliser rapidement. Leurs adversaires du soir récapitulent les scores des dernières victoires des éléphants, un sourire inavouable aux lèvres. Les rires se font nerveux dans un camp, de plus en plus allègres dans l’autre.
Deux minutes. Quarante secondes. Plus que dix. Coup de sifflet final. Les applaudissements crépitent ça et là. Preuve que l’engagement des supporters prend corps avec celui de leurs joueurs, les spectateurs se serrent la main avec franchise. « Ils ont bien joué ». « Le meilleur a gagné ». Comme un symbole, les Ivoiriens sont les derniers à rester sur le ring que quittent les Congolais qui ont déjà la tête en 2017 pour la prochaine édition. Difficile d’ailleurs de les déloger, tant ils veulent savourer l’analyse de leur triomphe par les journalistes de la chaîne de TV.
Comment fêter autrement cette belle victoire ? Question naïve pour les vainqueurs du soir. Philosophe, Emmanuel ajuste ses lunettes et sourit avec malice :
« On savait qu’on allait gagner. On ne fête que ce qui est surprenant ».
En attendant, tout le monde prend rendez-vous pour la finale de dimanche.