Artiste engagée, l'allemande Annina Roescheisen est avant tout une femme dotée d'une foi en l'homme inébranlable. Cette confiance en l'autre, elle a décidé de la célébrer dans son nouveau projet artistique intitulé "#What brings Peace", une réflexion sur la paix articulée à travers une œuvre globale, à laquelle tout le monde peut participer pour donner sa propre définition de ce mot. Pour l'occasion, elle n'a pas choisi une toile sur chassis mais celle, infinie, d'Internet et de ses réseaux sociaux. Annina nous a expliqué pourquoi elle a autant d'espoir et revient sur la genèse de son nouveau projet.
Clique : Qui es-tu ?
Annina Roescheisen : Je m’appelle Annina Roescheisen, je suis allemande-slovène et je suis une artiste multimédia, c’est-à-dire que je travaille avec des supports photo et vidéo principalement. Les directions artistiques de mes créations tournent toujours autour de trois principes : l’humanisme, la philanthropie et le social.
Les messages de tes projets sont très clairs : tu as travaillé sur l’autisme ou le suicide par exemple. Tu penses que l’art est le meilleur vecteur pour parler de ce genre de sujets ?
C’est une façon différente de s’engager, plutôt que par le biais d’une association par exemple. On est tous des êtres rationnels et analytiques qui avons notre langage propre, et l’art est une façon de communiquer non verbale mais très puissante. On ne rationalise pas devant l’art. Ça sert à nous éduquer, à nous faire réfléchir et à nous parler d’une façon complètement différente et plus libre qu’avec des mots.
Extraits de l’œuvre « The Exit Fairytale of Suicide », (2016).
Ta première œuvre date de 2013, comment as-tu décidé de te lancer dans la production artistique ?
Cette première œuvre s’appelle Pietà. C’est une œuvre en rapport avec la sculpture du même nom de Michel-Ange. Ce qui m’a intéressé à l’époque c’était de la mettre hors-cadre, et de la regarder avec naïveté. J’ai remplacé Jésus par un ourson et je l’ai décliné en cinq vidéos accompagnées de photographies. Finalement, ce que l’on voit dans ce tableau, c’est la relation d’un enfant avec sa mère, quelque chose d’intime.
Extraits de l’œuvre « La Pietà » (2013).
Elle peut être lue sous plusieurs coutures tellement il y a de symboles et de significations différentes. On a toujours un être de confiance quand on est enfant, que ce soit un doudou, un jouet ou n’importe quoi d’autre. Ici, c’est l’ourson. J’ai joué avec le passage de l’enfance à l’âge adulte. L’ourson se déchire… bien que tu essaies de le recoudre et de le maintenir en vie, tu finis par le lâcher et tu vieillis. On a tous, à la naissance, cette pureté, cette naïveté, cette façon d’agir sans peur que l’on perd et qu’on essaie de retrouver. Mais il y a une autre symbolique : aux États-Unis, l’ourson est un symbole de l’abus. La photo a l’air très inoffensive comme ça, mais plus on se rapproche, plus on voit que ce n’est pas forcément très drôle.
« La Pietà » de Michel-Ange (autour de 1498).
Tu as étudié la philosophie, l’histoire de l’art mais aussi le folklore, qu’est-ce que c’est ?
C’est comme de l’ethnologie mais en plus spécialisé. J’ai analysé des contes et des jouets, leurs origines, comment ils sont connotés et de quelle façon ils évoluent. Mes parents m’ont toujours demandé « qu’est-ce que tu veux faire avec tout ça ? » Aujourd’hui, je m’en sers beaucoup dans ma démarche artistique. La philosophie aussi nourrit mon travail. Il y a beaucoup de choses qui m’ont inspirée dans le fonctionnement de l’Empire romain. Ils ont réussi à vivre en paix pendant longtemps, grâce à la diversité qu’il y avait dans leur société. L’écrivain Jean-Claude Carrière a énormément écrit à ce propos.
C’est pour ça que tu as commencé à travailler sur ton prochain projet « #What brings peace » ?
Oui, je pense qu’il faut se poser une question : « qu’est-ce qui nous apporte la paix ? ». De façon personnelle d’abord, puis de façon globale, à l’échelle d’une société. Vu les crises que l’on traverse aujourd’hui avec la manipulation des médias, le terrorisme, la politique etc… À un moment, tu te demandes comment on va retrouver cette planète. Je ne veux pas trouver une réponse définie mais plutôt montrer les parallèles et les diversités des réponses. Souvent, la réaction des gens est basée sur la peur de l’inconnu. Quand tu ne comprends pas, tu vas juger et tu vas avoir peur, au lieu d’avoir la curiosité d’aller rencontrer d’autres cultures et d’autres fonctionnements. Le but de mon projet est surtout de montrer que la personne à côté de moi – même si elle ne me ressemble pas au premier abord – va être exactement comme moi. C’est la graine de ce projet. J’ai envie de montrer une unité chez les gens.
Visuel du projet « What brings Peace »
Quelle forme vas-tu donner à ton projet pour montrer cette unité ?
C’est un projet participatif et documentaire articulé en trois piliers. Premièrement, il y a une sculpture de rue : j’aime cette idée de faire fonctionner l’art comme quelque chose de non-élitiste auquel tout le monde a accès. Ce sera un grand globe de deux mètres de diamètre avec une photo de la Terre prise la nuit avec la question « #What brings peace ? ». Elle va voyager à partir du lancement du projet le 17 février à Crans-Montana, en Suisse, en haut de la montagne lors du Vision Art Festival. Cette sculpture va voyager, elle va aller à Londres au King’s College, au salon de la paix à Bogota et en Jordanie par exemple. On est aussi en train de collaborer avec les Nations Unies pour la Journée mondiale de la paix.
Hormis la sculpture, quelles sont les deux autres parties du projet ?
Une grosse partie du projet se trouvera sur les réseaux sociaux avec un hashtag. On a collaboré avec des étudiants de Londres, de New York et de Hambourg parce que c’est la génération qui est touchée par cela, et le fait que ce soit sur Internet encourage les jeunes à participer. Avec les réseaux sociaux, ce sera en flux continu. Dans les cinq prochaines années, le nombre de personnes connectées va augmenter. Tout le monde peut participer, c’est l’idée. Le troisième pilier de ce projet, c’est la documentation. Pendant un an, à partir du 17 février, je vais voyager avec une amie qui est réalisatrice. On va autant interviewer des gens connus que des gens qui nous inspirent dans la rue au fil des rencontres, qu’il s’agisse d’enfants ou de personnes âgées.
Les interviews pourront être verbales et non-verbales, les gens pourront répondre de la façon qu’ils veulent. Air, le groupe de musique de Jean-Benoît Dunckel, va composer une pièce musicale. The Shoes va contribuer, Andy Garcia et Jean-Claude Carrière vont faire une interview. Tous ces gens, je m’engage à aller à leur rencontre et à les filmer chez eux ou dans l’endroit de leur choix. Le but après, c’est de les mettre à côté d’une bergère de Mongolie par exemple, sur le même questionnement.
Depuis le début de ce projet, qu’est-ce que tu as découvert sur la façon dont les gens appréhendent la notion de paix ?
90 % des réponses à la question « qu’est-ce qui t’apporte la paix ? » sont des choses très simples : l’amour, la famille, tes enfants. C’est à travers cela que je peux me rendre compte, par exemple, qu’une femme à côté de moi qui porte une burqa a une graine similaire à la mienne. Évidemment, il y aura plein de différences, mais globalement on est tous pareils. Je pense qu’on doit tous se rappeler que l’on n’est pas si différents que ça les uns des autres, et que l’on est tous liés à ce petit truc.
Et toi, qu’est-ce qui t’apporte la paix ?
Ma réponse évoluera certainement pendant ce voyage. Mais je pense que la paix c’est comme une personne très délicate : ce n’est pas un objet, ce n’est pas seulement un nom, c’est quelque chose qui est presque comme un enfant, qui a besoin de beaucoup d’attention.
Pour moi, aujourd’hui, la paix commence en lâchant ma maison. Je n’ai plus de logement à partir de maintenant. Pendant un an je vais vivre partout, chez des gens, avec n’importe qui qui voudra m’accueillir.
La construction de la maison ne se fait pas dans la matière, mais en soi, et je pense que c’est un grand enseignement que je vais recevoir cette année. On va aller au Soudan, en Jordanie, en Palestine, en Irak… Je ne sais pas du tout comment je vais le prendre. Ça me fait peur comme ça ferait peur à tout le monde, je ne le cache pas. Mais le fait de tout lâcher, c’est la première graine qui peut amener à une réponse de paix parce que lorsque l’on se sent en sécurité en soi, on n’a pas besoin de s’agripper à quelque chose de matériel.
Comment tu vas faire pour vaincre cette peur ? C’est aussi ce que tu veux faire passer par ton projet : ne pas avoir peur de l’autre.
Déjà, cette peur est irrationnelle. Il faut mettre les jugements de côté et y aller avec humilité. Des gens n’arrêtent pas de me dire « je connais untel ou untel, tu devrais le rencontrer ». Tu te rends compte que le bon existe encore chez les gens. Ça me rassure et ça me donne confiance pour aller plus loin. On est tous des petites fourmis, et si les gens participent à cette œuvre on se rendra compte que le peuple a une voix. C’est aussi une façon de comprendre qu’on n’est pas seul dans la vie. C’est ça en fait, je n’ai pas peur parce que je suis certaine que je n’avancerai jamais seule dans la vie, et que je peux faire confiance à l’autre.
Pourquoi c’est important de faire confiance à l’autre en ce moment ?
Ça a toujours été important, mais encore plus aujourd’hui. Dans le monde actuel, quand tu es égoïste et que tu te coupes de tout, tu vois très bien que ça va droit dans le mur. Tu dois compter sur l’autre. Parfois tu vas te tromper, mais quand tu parles avec le cœur tu te rends compte que même quelqu’un qui est démuni peut t’aider, ne serait-ce que pour t’indiquer une adresse. Il faut juste être prêt à mettre son jugement de côté, mélanger tout le monde et comprendre que nous sommes tous liés.
Quelle est ton œuvre préférée et pourquoi ?
Une œuvre qui me touche encore et encore, c’est l’œuvre de Jérôme Bosch, ses triptyques en particulier. Il se situe à la fin du Moyen Âge, et pourtant techniquement et artistiquement parlant il était très en avance sur son temps, ça pourrait être quelqu’un de très contemporain. Pour moi, c’est une œuvre qui parle autant de ce qui est analytique et rationnel que du subconscient, ça me fascine.
« Le jardin des délices », Jérôme Bosch (1505).
Tu as beaucoup de tatouages, quel est celui qui te représente le mieux ?
Je vais te parler de l’aigle que j’ai sur la main. Je l’ai fait il y a un an. Quand j’étais jeune, j’ai grandi en Slovénie et il y avait un chemin à côté de chez moi. Un jour, quand j’avais onze ans, j’ai vécu une expérience assez intense. J’avais pris ce chemin qui traversait la forêt, et pendant deux kilomètres un aigle a volé au-dessus de ma tête, vraiment très bas. Je ne sais pas si j’étais sa proie ou s’il m’accompagnait mais c’est quelque chose qui m’a mis la chair de poule. Depuis, j’aime cet animal. Il est intelligent, gracieux, et surtout il sait prendre de la perspective. C’est ce que ce tatouage représente : savoir sortir de ce que je vois pour prendre du recul et essayer de regarder ce qu’il y a derrière. C’est une idée qui m’accompagnait depuis longtemps. Maintenant ça m’accompagne sur la peau.
Les mains tatouées d’Annina Roescheisen.
J’ai l’impression que dans le parcours que tu as décrit, il y a beaucoup de références à l’enfance et aux origines. Pourquoi est-ce un sujet qui t’intéresse autant ?
Parfois pour comprendre qui tu es, il faut se défaire de tout ce que tu as appris, de tout ce que les gens t’ont dit et de ce à quoi tu crois. Tu as des croyances et tu te rends compte que finalement ce que tu penses est la même chose que tes parents, et que c’est l’école qui t’a dit ce qui était bon ou mauvais. Travailler sur l’enfance, c’est une sorte de réconciliation avec la personne que tu étais et dont tu ne te souviens pas. Quand personne ne t’avait encore dit comment ce monde fonctionne.
Ce que tu prônes à travers tes œuvres et dans ton discours ressemble un peu au bouddhisme. Est-ce que tu t’en inspires ?
Non je ne m’inspire d’aucune religion. Il faut encore une fois décontextualiser et prendre des informations et voir de quelle façon ça vibre en toi, que ce soit une religion ou un enfant qui l’ait dit. C’est très important de décontextualiser. Il y a des gens qui m’inspirent dans le bouddhisme, mais il y a aussi des gens d’autres univers qui m’inspirent de la même façon.
« Bearwich », œuvre réalisé avec l’association d’aide aux enfants autistes « Ninoo »
Tu vas faire quoi après cette interview ?
J’ai un rendez-vous pour trouver des sponsors pour le projet « #What brings peace », puis j’ai un ami collectionneur de New York qui est de passage à Paris, donc je vais le voir. Ensuite j’ai un rendez-vous Skype à minuit. Mais chaque jour est différent, surtout en ce moment.
Vous pouvez dès à présent prendre part au projet d’Annina Roescheisen en donnant votre propre définition de la paix à travers le #WhatBringsPeace. Retrouvez toutes les informations et les premières définitions sur le compte Twitter du projet ICI.
Photographie à la Une : © Charlotte Vautier