La boîte de nuit est le village Potemkine de l’humanité : l’illusion que l’on façonne entre ses murs crépis de testostérone et de sueur s’estompe une fois passée la porte des toilettes. Pourtant, tout est absolument clair : personne ne perd de vue sa vraie nature d’étudiant galérien. Mais c’est un bout de show-bizz et de paillettes à portée de la main. Nos clips musicaux s’ingénient à nous faire croire à cette fable qu’entre ces murs se joue le spectacle de la réussite. Ce n’en est qu’une farce, une comédie de boulevard à la rigueur.
Les silhouettes de Youtube ont beau jeu de nous faire croire qu’on partage leur quotidien de champagne en carré V.I.P, la réalité est plus cruelle. Dans un élan apparent de républicanisme, les trémousseurs du samedi soir vantent l’égalité des chances que permet la boîte. Séduire qui l’on veut. Car il ne s’agit de rien moins que cela. On déploie les plus beaux flashs, les stroboscopes les plus élégants et les fumées les plus épaisses pour nous faire rentrer dans ce clip qui nous a tant fait rêver. Silhouette parfaite, ralenti coordonnée avec la lumière, tout est orchestré pour que se rencontrent les danseurs en tous genres. L’emploi précaire ou l’examen sont expédiés bien loin. À lundi prochain, au moins.
Mais la boîte relève avant tout d’une sélection naturelle cruelle – comme toute sélection naturelle en fait. Le terme de boîte est en lui-même exclusif : on est dedans ou dehors, il n’y a pas de demi-mesure. La sélection se fait dehors – il faut avoir le videur à l’œil – et dans la boîte – il faut ensuite savoir danser et stipendier nos victimes de boisson.
Une fois le processus de déchaînement physique amorcé, c’est comme pour Pâques, la cloche ne sonne qu’une fois. Il y a la phase électro, le passage hip-hop, la minute reggae, et pour faire bouillir le tout, le quart d’heure dancehall où tous types de fluides sont libres d’être libérés. L’égalité des chances voudrait que chaque personne puisse exprimer son talent selon son style de musique préféré. Mais une fois encore, il faut hurler à l’imposture. Sélection naturelle, les amis ! Comme dans bien des secteurs de la vie, le trône appartient à celui qui sait s’a-da-pter ! À ce virtuose à grosse casquette et barbe de trois jours qui fera la meilleure transition entre Benny Benassi et P-Square. À sa comparse qui fera fi de cette robe qui l’étrangle et qui pourra enchaîner mouvements brusques des coudes et sautillements frénétiques entre un reggae et un remix de la Macarena (en toute fin de soirée, en général). Les physiques disgracieux et surtout peu ingénieux ne seront là que pour servir de décor, d’ignoble prête-nom aux valeureux magiciens qui sauront se rendre beaux.
En général, la chasse se fait en meute. Tout est fait pour que l’on pense qu’on va juste passer une soirée entre potes/copines pour se tortiller sur de la bonne musique. Mais une fois sur la piste, malheur aux vaincus ! La horde se disperse, personne ne connaît personne, c’est la guerre de tous contre tous.
Pas de bavardages dans ces situations. Tout est d’ailleurs fait pour que l’on s’exprime le moins humainement possible. Les cages thoraciques se transpercent d’ondes sonores, et ces dizaines de bouches qui n’appellent qu’à s’embrasser n’ont plus que quelques borborygmes élémentaires à s’échanger : « boire ? » ; « prénom ? » ; « fatigué(e) ? » ; « chaud ! » ; « tu viens souvent ici ? » (avouez que la réponse ne nous a jamais intéressé(e)s).
En cas de trophée – comprendre un contact corporel prolongé – les tourtereaux, rasés de frais et fleurant bon la cannelle, ont à faire face à un mur. Une sorte de quatrième mur, sachant que c’est une pièce de théâtre que nous jouons tous. Il faut s’extraire du lieu, de ce rêve embrumé d’hormones, pour faire passer sa conquête à l’épreuve de la réalité.
Cette réalité s’apparente à un petit carré en extérieur parcouru d’un vent glacial. Renfrognés, blafards, les agitateurs de tout à l’heure se muent en larves de la nuit. Regards égarés, habits imbibés, les mains frottent nerveusement briquets et allumettes – ça fait toujours son petit effet – pour allumer virilement quelques clopes. Il ne faut pas décevoir. Heureusement qu’il fait froid, d’ailleurs. Nul besoin de prétexte pour suggérer à sa moitié nocturne de rentrer à l’intérieur. La voix éraillée, il faut alors contempler l’entrée mâle et travaillée des chasseurs dans l’arène. Il s’agit d’avoir l’air le plus sérieux possible, on s’imagine visé par des dizaines de regards perçants. On ne badine pas avec la chope, dans tous les sens du terme.
Car oui, tous les breuvages – voire les substances moins licites – sont à prendre dans ce genre de situation. Il faut renforcer l’illusion visuelle d’une barbacane de rêve. Il faut renforcer notre propre confiance par ce même produit qui affaiblit nos proies. J’ingurgite, tu ingurgites, elle ingurgite, nous vomissons.
Même le coût financier de ce petit trafic appartient au monde de l’irréel. Il faut se ruiner pour entretenir le mythe d’une véritable vie pailletée. Il faut avoir payé ces sommes folles pour s’agiter avec aisance sur les exhortations d’un DJ tout aussi artificiel.
Mais nous, les smicards que nous sommes, pouvons enfin nous surpasser. Les pinacles emphatiques que suivent les chansons s’emballent et nous projettent de plus en plus violemment les uns contre les autres. Trop violent ? Vite, envoyez le slow ! Chope et procrée, ou reste ici jusqu’au matin. Le marché sera nettement moins attrayant. Me vient alors cette phrase du sketch Jésus II, Le retour : « Vous allez vous aimer les uns les autres, bordel de merde ? »