Aziz Abu Sarah veut vous faire voyager autrement. Ce Palestinien de 35 ans a fondé Mejdi Tours en 2009. L’idée : faire découvrir aux voyageurs la ville de Jérusalem grâce à des accompagnateurs de cultures et de confessions différentes, un Israélien et un Palestinien, pour aller au-delà de la simple visite de monuments historiques.
Avec ces duos inter-confessionnels, Mejdi Tours tente de promouvoir la paix grâce au dialogue entre locaux et voyageurs, en les faisant sortir de leur zone de confort. L’entrepreneur palestinien, dont le travail à été reconnu par les Nations Unies, a ainsi fait voyager des milliers de personnes, d’abord à Jérusalem puis à travers tout le Proche-Orient ainsi qu’en Europe de l’Est.
Né à Jérusalem, Aziz Abu Sarah a grandi dans cette ville où les trois religions monothéistes se côtoient étroitement, et où la guerre entre Palestiniens et Israéliens se manifeste dans le quotidien. Alors qu’il n’a que dix ans, son grand frère Tayseer est interpellé en 1990 par l’armée israélienne pour avoir « jeté des pierres sur des véhicules israéliens ». Emprisonné pendant près d’un an, il meurt 3 semaines après sa sortie de prison des suites de ses blessures, provoquées par les interrogatoires musclés qu’il a subis. Ce drame familial marque profondément Aziz. Pendant sa jeunesse, il refuse par tous les moyens d’apprendre l’hébreu, « la langue de l’ennemi », .
À la fin du lycée, Aziz se retrouve sans échappatoire : pour trouver un travail ou même rentrer à l’université, il est obligé d’apprendre l’hébreu. Il se retrouve ainsi dans un Oulpan de Jérusalem (un institut d’apprentissage intensif de l’hébreu) où il fait connaissance pour la première fois de sa vie avec des juifs qui ne font pas partie des forces de l’ordre. Pour lui, c’est un déclic. Il se découvre une curiosité tardive pour les autres cultures de sa ville natale dont il veut tout savoir. Une fois inscrit à l’Université de Jérusalem, il se met à étudier les textes bibliques en même temps qu’il continue d’apprendre l’hébreu. Fort de cette expérience Aziz met tout en oeuvre pour contribuer à la paix à son échelle que soit en tant qu’humanitaire, journaliste, ou tour-opérateur.
Que faisiez-vous avant de devenir tour-opérateur ?
J’ai été longtemps journaliste pour le quotidien Al Quds, j’ai animé des émissions dans des radios où j’ai toujours demandé à être accompagné d’un présentateur israélien. J’ai aussi travaillé sur le terrain avec des associations pour reloger des familles palestiniennes et israéliennes qui ont tout perdu après les divers conflits qui ont marqué ce territoire.
Pourquoi vous êtes vous lancé dans le business du tourisme ?
En travaillant au sein d’organisations non gouvernementales à Jérusalem, notre action était forcément limitée. Une ONG dépend des donateurs pour pouvoir mener à bien ses projets, et je voulais pouvoir disposer d’une structure plus stable financièrement. Le choix du tourisme était donc un choix logique, puisqu’il nous permet de créer des projets sociaux beaucoup plus ambitieux. C’est ainsi qu’avec mon associé Scott Cooper (américain de confession juive, NDLR) et d’autres amis, nous avons commencé à chercher à redéfinir le voyage tel que l’on se l’imaginait. C’est à ce moment là que l’on a créé la compagnie Mejdi Tours.
Comment définiriez-vous le voyage selon Mejdi ?
Le voyage a été dénaturé par des compagnies touristiques. Elles proposent des parcours qui sont complètement déconnectés des gens, de la réalité du pays visité. L’idée était de redéfinir le voyage comme une expérience, pas comme une promenade. Mejdi veut dire « honorer » en arabe, et c’est ce que l’on tente de faire : honorer le voyageur en lui proposant de rencontrer les locaux et de partager avec eux leur culture.
Comment vos voyages se passent-ils concrètement ?
Nous avons été les premiers à proposer des visites animées par deux guides de confessions différentes. Nous avons commencé à Jérusalem en 2010 avec des groupes menés par un accompagnateur palestinien et un accompagnateur israélien dont les propos vont se complètent. Au début certains guides étaient réticents : ils n’étaient désormais plus l’unique source d’information. Au fur et à mesure, le cours d’histoire a laissé place au dialogue entre deux personnes aux points de vue différents sur les mêmes lieux. On utilise tous les moyens nécessaires afin de promouvoir la paix. Et pour ce faire le voyage reste la meilleure expérience sociale possible. On tente de personnaliser au maximum les activités proposées.
Si l’on a un groupe de touristes de confession juive, ceux-ci vont être amenés à partager un repas dans une famille palestinienne. Les touristes musulmans seront eux conviés à un shabbat au sein d’un foyer israélien.La richesse d’un voyage ne peut se résumer au post d’une photographie sur son mur Facebook.
Qu’est-ce que vous voudriez faire ressentir au voyageur ?
Pour raconter des histoires, il faut rencontrer des gens. Ce n’est pas toujours facile de se confronter à des inconnus, mais c’est lorsque l’on sort de sa zone de confort que l’on apprend vraiment de l’autre. Les voyageurs sont tout aussi responsables de leurs souvenirs que les tours-opérateurs. Leurs souvenirs des lieux doivent être imprégnés par des rencontres qu’ils n’auraient pu faire ailleurs. Mais surtout, notre objectif reste celui de changer la perspective des hommes et des femmes de passage à Jérusalem notamment.
Le voyage n’est pas une histoire de distance mais d’état d’esprit.
Il remet en question nos plus solides évidences. Il change la façon que l’on a de voir les cultures, les réfugiés, en somme notre vie quotidienne.
Mejdi fait voyager ensemble étudiants, groupes religieux ou interconfessionnels et voyageurs individuels de toutes origines et de toutes confessions.
À quelles difficultés avez-vous été confronté ?
Beaucoup trop (rires) ! Même certains de mes amis proches étaient mitigés lorsque je leur ai proposé l’idée. Trouver des investisseurs a été très compliqué à l’origine, et nous avons dû nous débrouiller tout seul. Mais je pense que dès qu’un projet sort de l’ordinaire il y aura toujours des gens pour vous dire que c’est impossible.
On nous a dit que c’était une idée stupide de faire voyager ensemble juifs et musulmans, que le projet ne pouvait être rentable, alors qu’il l’est aujourd’hui.
Qu’est-ce qui vous a motivé à travailler dans la résolution de conflits ?
Que ce soit en tant que journaliste, associatif, membre d’un groupe de travail universitaire, ou entrepreneur touristique, j’ai toujours voulu rassembler les gens, c’est dans ma nature. À chaque fois j’ai voulu tenter d’innover dans la façon de connecter différents individus. Je n’ai jamais adopté la position du professeur qui avait la science infuse car je pense que chaque communauté, chaque personne a quelque chose à apporter. Dans toutes mes missions j’ai toujours mis un point d’honneur à travailler en collaboration avec les populations locales.
Invité à une conférence TED en 2014, Aziz Abu Sarah souligne la capacité pacificatrice du tourisme.
Vous vivez à Washington aujourd’hui, pourquoi avoir quitté Jérusalem ?
J’avais besoin de prendre du recul sur mes différentes actions. C’était important de quitter Jérusalem pour retrouver un oeil neuf sur la situation et pour m’ouvrir l’esprit. J’ai ainsi pu travailler avec d’autres personnes, notamment en tant que directeur exécutif du centre en charge des religions du monde, de la diplomatie, et de la résolution de conflits à l’Université de George Mason de Washington. Le but était de mettre en place des plans concrets afin de pouvoir rétablir du lien social au sein de populations touchées par la guerre en Afghanistan ou en Syrie dernièrement. Mon lien avec Jérusalem reste indéfectible, j’y séjourne plusieurs fois par an et j’y resterai lié à jamais.
Quel est votre plus beau souvenir depuis le début de vos voyages ?
L’année dernière, nous étions rassemblés avec plusieurs groupes pour manger dans le centre de Jérusalem. Voir nos quatorze guides composés de 7 Israëliens et de 7 Palestiniens se rassembler naturellement pour partager un repas et rire ensemble, ça a été pour moi une des plus belles choses qui m’ait été donnée à voir. Ils étaient devenus meilleurs amis.
Photographie à la Une © Mejdi Tours.