Clique est allé à la rencontre de Bouchra Jarrar, nouvelle directrice artistique chez Lanvin – la première femme à ce poste depuis Jeanne Lanvin, qui créa la maison à la fin du XIXe siècle. Surdouée de la mode, technicienne ultra-précise, Bouchra Jarrar est une femme aussi rigoureuse que créative, très appréciée de ses collaborateurs pour sa douceur comme pour ses qualités de dirigeante.
Alors qu’elle s’apprête à souffler sa première bougie à la tête de la mode femme de Lanvin, la plus ancienne maison de haute couture française toujours en activité, Bouchra Jarrar accorde un entretien tout en élégance, en enthousiasme et en bienveillance au Gros Journal, et délivre un message plein d’espoir sur une réussite « à la française », loin de tout communautarisme. Découvrez, avec elle, l’univers de la mode comme vous ne l’avez jamais vu.
Mouloud Achour : Comment ça va Bouchra ?
Bouchra Jarrar : Très bien, nous sommes ravis de vous accueillir !
Il y a maintenant dix mois, quand tu es arrivée à la tête de Lanvin après Alber Elbaz, je ne te connaissais pas. J’ai cherché un peu, et j’ai trouvé ton parcours incroyable. Je me suis dit que j’adorerais te rencontrer parce que ce parcours n’a jamais été raconté. Lanvin revient à nouveau à une femme, alors que cela a été créé par une femme, Jeanne Lanvin.
Oui. On s’est dit “Olala les étoiles s’alignent, c’est dingue. Je n’ai jamais pensé à ça en fait”. J’ai rencontré la propriétaire, et avant de partir elle m’a dit “on signe tout de suite”.
Quand on parle de relance, on parle à la fois de création et d’économie. J’imagine qu’il faut avoir deux cerveaux pour articuler les deux…
Une relance se fait bien sûr par l’arrivée d’un créateur qu’une maison doit porter, autour duquel une maison doit fédérer, mais aussi par une stratégie business extrêmement solide.
Aujourd’hui, on veut nous faire croire que c’est l’air du temps, que les créateurs sont aussi des gens du business. Mais Christian Dior l’était, Yves Saint Laurent l’était : ce sont des gens qui avaient très conscience des ventes et de l’aspect industriel.
Tout à fait. Mon travail, c’est de penser les vêtements, parce qu’on les porte après. Il faut qu’on ait l’aisance, il faut qu’on ait la proportion juste. Dans la mode, il y a des choses d’image, et des choses de réel. Moi, je ne fais que du réel.
Il y a de plus en plus de popstars, de Kanye West à Rihanna, Travis Scott ou A$AP Rocky, que l’on voit dans les défilés. Et j’ai l’impression qu’ils ramènent de nouveaux consommateurs.
Il y en a qui “priorisent” cette voie-là du people. C’est comme un phénomène qui se nourrit de soi-même et qui grossit.
C’est au-delà du people. Avant, le people qui mettait de la haute couture était blanc.
Oui, parce qu’on s’intéresse à tout le monde. Vous parlez de Rihanna, mais regardez le nombre de disques qu’elle vend. N’importe qui de notre société peut acquérir le rouge à lèvres qu’elle met, ou peut porter aussi ses lunettes, qui sont beaucoup moins chers qu’une robe etc. Une robe va servir en fait tout un business de premier prix à se vendre.
Aujourd’hui, on peut voir que Kanye West est un vrai passionné de mode.
La mode appartient à tout le monde en fait, si l’on veut.
Il y a un culte du secret ici. Par exemple, si on filme la mauvaise photo, c’est de l’espionnage industriel.
À fond.
(Mouloud montre un portant) Par exemple, ça, on n’a pas le droit de le filmer…
Et bien ça, les patronages, je ne sais qui pourrait les lire. Moi je le lis, je sais que c’est une robe et je connais ses proportions.
C’est drôle ce mot “proportions”. Je reviens sur Kanye West : il nous a dit que c’était l’un des mots les plus importants qu’il avait appris dans la mode.
C’est très mathématique en fait. Comment optimiser la silhouette d’une femme au mieux, et quelle que soit sa taille ? Parce que nous ne sommes pas toutes pareilles. Donc la proportion est la mesure la plus juste pour que l’on soit impeccables.
Est-ce que j’aurai la chance d’avoir des trucs à ma proportion ?
Mais oui, il y a des collections homme qui se font. Il faut juste s’adresser à la bonne personne qui a cette ouverture d’esprit, et qui ne se cloisonne pas à l’idée d’une silhouette idéale.
Qui n’a pas cette obsession du slim, du filiforme ?
Et bien non. Ce n’est pas avantageux de ne porter que ça. Parfois même, on est tout fin et on porte ça, on ressemble à un squelette !
Il y a quand même des créateurs qui ne font des trucs que pour les gens maigres.
Oui, mais après, c’est aussi une étude de marché… Personnellement cela ne m’intéresse pas : j’ouvre.
(Bouchra et Mouloud entrent dans une grande pièce lumineuse) Et là, on est où ?
C’est l’espace où l’on fait toutes nos séances de travail en équipe, ou nos essayages.
(Désignant un mannequin portant une tenue rayée) Quelle est l’inspiration pour ça ?
Nous étions partis sur la thématique de la rayure, qui était très présente dans l’histoire de Jeanne Lanvin. Mon inspiration première est l’histoire de cette femme, qui commence de rien, toute seule, et qui occupe l’histoire de la mode pendant quarante ans. C’est la fondatrice de la première maison de couture française.
Et qui est restée indépendante…
Oui, c’est une histoire assez incroyable. Elle se marie, elle a une fille, elle commence à faire une mode pour les enfants. Sa fille grandit, et elle commence à faire de la mode pour femme. Mais c’est l’histoire d’une passion et d’amour.
Quand tu es arrivée ici, tu t’es mise en position ninja : c’était une autre Bouchra.
Parce qu’on lit tout de suite : on voit s’il faut raccrocher là, courber là, s’il faut raccourcir… Il faut optimiser les silhouettes : il faut qu’on apporte un supplément de choses. Un vêtement permet quand même, dans des mauvais jours, de se redresser. Je le dis tout de suite et souvent : on se redresse, un vêtement nous fait du bien. On voit tout de suite s’il y a de l’allure, s’il y a quelque chose d’élégant mais à la fois détendu. On peut faire une mode chic mais juste composée de simples matières, être dans une épure complètement minimaliste de forme et avoir de la tenue, c’est ça le rôle de mode en fait !
J’ai l’impression que c’est très dur de trouver de bons vêtements quand on est un mec…
Je pense que chez Lanvin, Lucas Ossendrijver fait un très joli travail. Il y a quand même Véronique Nichanian, l’une de mes meilleures amies, qui est la directrice artistique de la maison Hermès…
Je vais chez Cetelem puis après je file chez Hermès.
Non, oubliez Cetelem, c’est le bonhomme vert ?
Oui.
Mais ce n’est pas possible cette pub, mais qui a fait cette pub ? Mais enfin, ça nous a fait deux ans dans la mode à rire !
Ah bon ?
« La robe Cetelem, non, la silhouette Cetelem non, le vert Cetelem, non ».
On se marre bien dans la mode !
On est connectés à la vraie vie surtout.
As-tu déjà vu des clips de PNL ?
Qu’est-ce que c’est, PNL ?
C’est un groupe de rap, ils sont toujours habillés en Gucci, en Vuitton…
Ce sont des sapeurs ?
Ce ne sont pas des sapeurs, c’est des mecs de cité.
Les gars des cités c’est les nouveaux sapeurs, mais je trouve ça bien. Je trouve ça bien que les marques s’ouvrent.
Tu es la sixième d’une famille de sept enfants. Tu as grandi dans le Sud, ton papa faisait des maisons. À quel moment on se dit “c’est possible” ?
Le seul moteur est vraiment l’éducation qu’on a eue et l’amour que nous ont donné nos parents. Je crois que c’est ce qui nous prépare le mieux à la vie : en ça, je suis très chanceuse. On n’a pas du tout grandi non plus dans l’idée de “nous on est comme ça”, “l’extérieur est comme ça” etc. On a grandi avec une chose : on est en France, vous êtes français, il n’y a pas de problème. Il n’y a jamais eu de revendications ou d’idée d’être intégré ou pas, il n’y a jamais eu de communautarisme autour de nous… Quand on était petits, papa nous a toujours dit “soyez indépendants, faites de vous-même ce que vous avez envie de faire, soyez juste bons dans ce que vous faites”.
Mais c’est quand même symbolique : la maison Lanvin, fondée par Jeanne, est maintenant tenue par Bouchra. C’est symbolique, c’est fort, il faut l’assumer.
Ah mais pour assumer.. C’est tellement dedans que je ne me suis vraiment pas posé la question. Si ce n’est, un jour, de lire la très belle proposition et de dire : « oui, je n’y avais jamais pensé en fait ». On pense toujours à côté, c’est dingue mais c’est ça qui est bien.