Posez le verre, écrasez le joint, décommandez la livraison. On peut être clean et cool à la fois.
« When the smack begins to flow then I really don’t care anymore » Heroin – Lou Reed.
Quand la came commence à monter, je n’ai plus rien à faire de rien.
« I’m so high, I even touch the sky » Kaya – Bob Marley
Je suis tellement défoncé que je touche quasiment le ciel.
« We used to mix Hen’ with Bacardi Dark, and when it kicks in you can hardly talk ». Drug balad – Eminem
On mélangeait du Hen’ (Hennessy) avec du Bacardi Dark, quand ça monte tu peux à peine parler.
« I can’t feel nothing, but I never felt better » Novacane – Lil Wayne
Je ne sens plus rien, mais je ne me suis jamais senti mieux.
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La drogue c’est trop stylé !
Levez les bras en l’air si vous trouvez cette phrase absurde et dangereuse. Pourtant, c’est un des messages pop que nos idoles se sont appliqués à faire passer, souvent jusqu’à en mourir, depuis le jour ou on a inventé le rock’n’roll. Et depuis ce fameux jour, les plus fissurés d’entre nous prennent ce message au premier degré, on manque souvent de discernement quand on a 17 ans.
Le problème est complexe car il est double :
1/ Au début, les drogues ressemblent à une solution => ado de base, tu te sens souvent mal avec les autres, jamais vraiment à ta place : deux taffes et/ou une ligne et/ou un verre et hop, plus jamais triste, plus jamais mal. Avouez que c’est tentant.
2/ Notre amie la pop culture n’a jamais proposé de contre-pouvoir, de « contre-image ». Quand tu grandis un peu fracturé, franchement la prof de SVT qui t’explique que le-cannabis-c’est-hyper-nocif-ça-peut-déclencher-des-psychoses, tu ne la prends pas au sérieux. Si Lil Wayne se la colle au sirop codéiné, pourquoi pas toi ?
Résultat : Effets thérapeutique + image de marque = win-win.
Dès lors, difficile d’expliquer à tous les petits extasiés qu’ils seraient plus heureux en faisant du sport. C’est précisément pour ces raisons que les campagnes de prévention ne peuvent pas vraiment lutter, nous avons longtemps manqué de héros badass qui ne se défoncent pas ou plus.
Or, après l’apologie du dézingage sous toutes ses formes, il se passe quelque chose sur le front de la sobriété. Cela n’est pas arrivé par hasard et il a fallut un certain glissement de paradigme en coulisses.
En janvier 1981, la chaine NBC lance Hill Street Blues série policière dans laquelle nous faisons connaissance avec le capitaine Franck Furillo, chef du commissariat, père divorcé, et membre des Alcooliques Anonymes (AA). Cette série au ton novateur est également un big bang culturel : le Capitaine Furillo est le prototype d’une génération spontanée marquant l’année zero du héro cool ET abstinent d’alcool.
Ecrite et produite par Steven Bochco, Hill Street Blues est la première série diffusée sur CANAL + en 1984.
En 1993 Bochco récidive dans NYPD Blue, où l’inspecteur Andy Sipowicz, gros bras attachant et personnage phare de la série, fréquente lui aussi les réunions AA.
Les deux séries sont d’énormes succès qui remportent des flopées d’Awards en tout genre et sont vus par des millions de téléspectateurs. Elles installent également les AA dans l’imaginaire collectif et braque les projecteurs sur cette thérapie appelée programme en 12 étapes. On ne pouvait rêver meilleure introduction pour cette méthode simple et efficace qui consiste à s’assoir dans des sous-sols d’églises pour raconter son intimité à des inconnus en buvant du mauvais café :
– Je m’appelle X et je suis alcoolique et/ou drogué …
– (en cœur) Bonjour X…
Cette façon de se présenter propre aux réunions est désormais célèbre. Et même si quelques créations publicitaires nulles et comiques pas drôles l’ont légèrement galvaudé, la tendance est belle et bien là.
Fast-forward
Au commencement était la dépendance, un mal obscur qui guide vers la déchéance, un gramme ou une bouteille à la fois.
Longtemps, les gens touchés par cette affliction étaient considérés au mieux comme des faibles ou des vicieux, au pire comme des fous, et ils finissaient toujours de la même façon : en prison, à l’hôpital ou à la morgue. Et à part ça ? pas grand chose.
New York au début des années 30, Bill W. touche le fond. Alcoolique au dernier degré, il se rapproche du Groupe d’Oxford, un rassemblement pionnier dans le traitement de l’alcoolisme. À leur contact il arrive à réduire sa consommation mais surtout il réalise que le problème se règle à plusieurs et que ce problème est une maladie, non pas une faiblesse morale.
En 1935, Bill est en déplacement professionnel à Akron dans l’Ohio. Pris d’une furieuse envie de s’arsouiller, il téléphone aux églises de la ville pour chercher de l’apaisement et se retrouve en contact avec le Dr Bob, lui aussi alcoolique et membre du Groupe d’Oxford.
Ce soir-là, tout deux ne boivent pas et posent les bases de ce qui allait devenir les Alcooliques Anonymes :
1/ la dépendance est une maladie
2/ il n’y a rien de plus efficace pour aider un dépendant qu’un dépendant qui a arrêté de consommer.
En 1953, les réunions Alcooliques Anonymes ont prouvées leur efficacité, mais Jimmy K. qui les fréquente depuis trois ans n’y trouve pas son compte.
Pour lui comme pour de nombreux autres, l’alcool n’est pas la seule substance qui pose problème. Jimmy et ses camarades empruntent la littérature des AA et avec leur accord, fondent les Narcotiques Anonymes (NA) qui fonctionnent de la même façon pour les mêmes résultats : sortir de la misère et retrouver une vie qui vaut la peine d’être vécue.
Aujourd’hui, le distinguo AA/NA s’est aplani et la fréquentation est assez transversale ; en effet, rares sont ceux qui se contentent d’une consommation mono-produit. Alcool ou drogue, la déchéance ne fait pas de discrimination.
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En 1999, avec le succès mondial de Fight Club, réalisé par David Fincher, il devient difficile d’ignorer l’existence des réunions. Malgré tout c’est encore anecdotique.
Le véritable take-off a lieu en 2000, lorsque David Simon, ancien journaliste au Baltimore Sun, écrit et produit « The Corner », mini-série HBO, ultra-réaliste et ultra poignante sur le quotidien des toxicomanes à Baltimore, ville oubliée des Dieux. La rédemption et le sauvetage in extremis grâce à NA de Fran et Mr Blue, deux des héros, donne d’avantage d’espoir et de visibilité à la possibilité de devenir clean que toutes les campagnes INPES (l’Institut National de Prévention et d’Éducation de la Santé) au monde.
En 2002, David Simon et Ed Burns enfoncent le clou avec The Wire. Dans cette série chef-d’œuvre, « Bubble« , toxicomane en fin de parcours, un des personnages les plus attachants, devient clean lui-aussi en fréquentant les NA, marquant là le début populaire des réunions 12 étapes dans les meilleures fictions du moment.
Aujourd’hui, les réunions AA et NA sont monnaie courante dans beaucoup de séries que vous adorez. Après « Bubble », le malsain Doug Stamper, aide de camp de Franck Underwood dans « House of Cards », est membre des AA. Dans « Sons of Anarchy », Nero Padilla et Wendy Case font souvent allusion aux réunions et Kurt Sutter le créateur de la série parle sans détour de son attachement aux AA dans une longue interview au magazine Rolling Stone. Dans Breaking Bad, Skinny Pete et Badger, les potes débiles de Jesse Pinkman, écument les réunions NA d’Albuquerque à la recherche de nouveaux clients.
Dans la vraie vie, la sobriété cool est incarnée par des role models badass, super bankable et über hype : Danny Trejo, devenu clean à la prison de Saint Quentin et qui fête cette année 46 ans d’abstinence de drogue et d’alcool, Russel Brand, Steve O, Michael K. Williams, et le roi du box office Robert Downey jr.
Et quand les musiciens s’en mêlent, là aussi c’est du lourd. En intitulant deux de ses précédents albums Relapse et Recovery, Eminem utilise des éléments de langage propres aux 12 étapes, façon d’annoncer la couleur. Comme toujours dans le hip hop, les vrais savent.
Eminem avec un médaillon AA
Au rayon musique à guitare, les posters boys de la sobriété ne sont rien de moins que Steven Tyler d’Aerosmith et Pete Doherty. Et au pays de la pop, Boy George et Jimmy Somerville sont eux aussi adepte. La liste des VIP est encore longue, la méthode fonctionne. L’axiome Sex and Drugs and Rock and Roll perd peu à peu de son lustre.
Littérature, télévision, musique, la tendance est bien là. Et les réseaux sociaux ne sont pas en reste, avec le hastag #sober et ses déclinaisons #soberissexy ou #soberisthenewshitfaced et d’autres encore, les dépendants abstinents célèbrent la vie sans drogue et les matins on ne se réveille ni en manque, ni en garde à vue, ni les deux. Sur Instagram, plusieurs petites marques de vêtements faisant l’apologie de l’abstinence proposent avec plus ou moins de goût des tee-shirts et des casquettes à slogan. Peu importe la direction artistique, quand on a 17 ans on a besoin de voir des belles meufs et des mecs tatoués avec de la dégaine qui célèbrent la vie clean, l’attrait fonctionne toujours mieux que la réclame.
En Floride, Ron Tannebaum et Ken Pomerance, tous les deux membre de NA, ont créé intherooms.com en 2008. Directement inspiré de Facebook, mur d’actualité et liste d’amis inclus, le site propose des réunions vidéo en ligne, des témoignages de motivation et même un bouton d’alerte pour recevoir du soutient lorsqu’on se sent proche de la rechute. Aujourd’hui, la plateforme compte près de 400 000 inscrits, totalisant 1 618 038 années d’abstinence et ces chiffres augmentent de jour en jour.
Bien qu’ils aient tendance à vivre ensemble, les dépendants en rétablissement ne sont pas les nouveaux Illuminati, cependant sur le chemin de l’abstinence, difficile de nouer des relations intimes avec des personnes qui consomment alcool et drogue, même récréativement. Alors pour dater en sécurité, on se connecte sur Sobergrid première app de rencontre entre abstinents. Lancée en grande pompe en Juillet 2015 pendant la convention AA d’Atlanta avec Steve O. comme poster boy, cette app fonctionne comme ses cousines Tinder, Happn ou Grinder, et porte les mêmes promesses et les mêmes déconvenues mais avec l’assurance d’un rencard à la grenadine. Pour des rencontres IRL, des Sober Party s’organisent, principalement aux Etats-Unis et en Angleterre pour l’instant.
Et en France ? tous les jours aux quatre coins du pays de nombreuses réunions AA et NA accueillent une foule de gens de tous milieux, qui à leur tour transmettent le message du rétablissement autour d’eux, mais pas encore de Danny Trejo local. Pour ça, j’ai bien quelques idées mais personne qui ne souhaite encore lâcher les produits.
Quand aux fictions FR, c’est Francesco de Plus belle la vie qui pose la bouteille, sans qu’il soit fait allusion aux réunions. Ici ce n’est pas la série la plus glam’ mais une de celle qui fait un carton d’audience, qu’importe le flacon pourvu qu’on n’ait pas l’ivresse.
Là où le straight-edge, sous-genre du punk américain représenté par des groupes comme Minor Threat et Agnostic Front et prônant l’abstinence de drogue et d’alcool était trop niche et pas assez représentative pour imposer durablement la tendance, cette nouvelle vague clean est suffisamment importante pour inspirer un concept hors norme à tous les petits apprentis dépendants de 17 ans : on peut être super cool et sobre à la fois.