« Une Folle Envie de vous revoir » est un feuilleton littéraire co-signé par Claire Lamotte et Adeline Grais-Cernea.
En voici le 3ème épisode et si jamais vous avez loupé le début vous pouvez cliquer ici pour 1er, et ici pour le 2ème !
Épisode 3 – MERCREDI 15 MAI
Francesca Saporo, psychiatre
J’ai toujours détesté les lesbiennes. Jusqu’à ce que j’en tombe amoureuse d’une.
Autrefois j’aimais proclamer que je n’avais pas de genre particulier. Tous les hommes me plaisaient. Blonds, petits, bruns, roublards, timides, maigrichons, costauds, arabes ou grecs, je m’entichais de tout ce qui traînait et qui avait un tant soit peu envie de moi. Rien ne m’arrêtait. Pourquoi faudrait-il limiter son désir à une case préétablie ? Moi, je prenais tout simplement ce que la vie me tendait. Je testais. Je cherchais mon désir. Je n’avais posé qu’une limite, celle de la différenciation sexuelle. Je n’avais pas envie de replonger dans un giron maternel dans le sexe d’une femme. No pussy, thank you. Je ne veux pas d’autre con, merci, le mien me suffit. Est-ce que j’aime pour autant la verge princière comme le répète Sussie ? Je suis mariée à Oscar mais ça ne veut rien dire. Moi, ça me fascine ce truc. C’est touchant de voir l’attention que les mecs y portent. Leur crainte aussi. Moi, je m’estime chanceuse à leurs côtés. Mon sexe jamais ne disparaîtra. Ma petite fente. Elle est déjà ouverte. Blessée. Offerte. Triomphante.
J’écoute d’une oreille les confessions de ma patiente. Anna est paniquée. Par la révélation de la vérité. On l’a trompée, me dit-elle. Je lui demande de préciser. J’essaie comme je peux d’endiguer son délire paranoïaque. Il y a d’autres vérités que la sienne, non ? Elle n’hésite pas, elle transgresse les règles. Je la regarde amusée sortir un journal de son sac. « Vous voyez de quoi il s’agit ? »
Je m’abstiens de répondre. Elle continue, virulente. « Ce Matin, voyons, c’est là où je travaille. Vous savez quelle petite annonce est sortie ? Attendez, je vous la lis : « J’en ai assez de me cacher des autres, je veux dire à tous ceux-là qui nous regardent comme si nous étions sœurs combien je t’aime et combien ton amour sera toujours plus fort et plus raide qu’une verge princière. Ma déesse, ensemble, aujourd’hui je t’en prie, déballons-leur la vérité ! » Je reçois ces mots en plein cœur. Je m’étouffe. Je suis prise d’une violente quinte de toux. Ce n’est pas professionnel, non pas du tout. Anna surenchérit et ne me laisse pas le temps de reprendre ma respiration : « Exactement ! J’ai réagi exactement de la même manière que vous ! Comment ose-t-elle me déclarer son amour de manière si violente alors que je suis pleine d’hormones de la FIV ? Pour elle, pour nous ! Et que je m’accroche à mon couple hétéro pour que nous puissions avoir l’enfant que nous désirons toutes les deux ! Comme ose-t-elle me chercher sur un terrain aussi fragile alors que je serre les dents pour elle, que je mens pour elle ! Pour que nous soyons heureuses plus tard ? Et en plus, elle me sort de la verge princière, cette jalouse ! Salope ! Comme si j’étais dingue de mon mari ! En plus, dans le journal où je bosse. Dans mon territoire ! Pourquoi ? Parce qu’elle était sûre que je la lirais. Je la déteste cette pute ! »
Mon cœur a lâché, mon esprit prend le relais : « le message n’est pas signé. Pourquoi pensez-vous qu’il vous est adressé ? » Silence. Elle est au bord des larmes. Je m’en fous. Moi aussi, j’ai besoin de savoir. Je commets une faute. J’ajoute : « Il me semblait que ces messages personnels étaient purement factices, non ? » C’est pire. En plein dans le mille. Anna me répond : « Non, parfois les annonces sont vraiment vraies. Mais ce n’est pas toujours le cas. Oh, la, la, si quelqu’un dans la rédaction le sait et veut me faire chanter, je suis encore plus mal. » Il ne lui reste plus que dix minutes, je n’ai qu’une envie, c’est qu’elle parte au plus vite. Qu’elle me foute la paix. Je lance l’arme fatale du « et alors ? » Je vais l’adosser au pied du mur, elle m’a cherchée, je ne lui laisserai aucun répit. « Et alors, me dit-elle, mais, mais… » Elle est surprise, elle ne sait plus quoi penser. « Et alors ? Je ne sais pas. J’ai peur. Si le message est faux, j’ai peur d’être dénoncée. Quand même. Que quelqu’un ait découvert mon secret et que… » Je la coupe, je ne lui laisserai aucune sortie de secours, je la bouscule sans vergogne, je lui ressors un nouveau « et alors ? » qu’elle attrape avec brio. « Et alors ? Oui, ce n’est pas grave. Je me comporte comme une enfant qui a peur d’être punie. Vous avez raison, c’est son problème. Après tout, c’est sa parole contre la mienne. Mais si c’était vraiment Marion, je… »
– Et alors ?
– Et alors ? Quoi, mais alors ? Rien, elle m’aime, c’est tout. Je le sais et ça ne peut continuer ainsi. Il n’y a pas de honte à avoir du plaisir. À aimer. Elle a raison, il faut que je le dise aussi au grand jour.
– Et alors ?
– Et alors, oui, ça serait peut-être plus simple.
Elle pleure, je me lève doucement, annone un : « Bien, la séance est terminée. » Elle me signe le chèque, nous nous sourions et reprenons rendez-vous pour la semaine prochaine. Je lui demande de laisser le journal. Je baratine. Je lui dis que c’est pour elle. Qu’en m’abandonnant l’objet de sa fureur, elle abandonnera ici l’objet de sa colère. Je mens bien sûr. Ca marche toujours. Et puis, ça me sert. C’est un coup de maître. Je lis dans ses yeux reconnaissance et admiration.
– Merci encore docteur. Je pars soulagée. Bonne semaine.
Si elle savait… À peine la porte refermée, je me précipite dans mon cabinet pour relire l’annonce. Le prochain patient peut poireauter dans la salle d’attente. Après tout, c’est fait pour ça. Je la relis minutieusement. Cette fougue, cette audace, ces mots « ma déesse » et celui de « sœur », cette fraîcheur, cette confusion entre ton amour et mon amour, ces appels à la prière et ce langage si sentimental et si guerrier, il n’y a qu’une personne pour écrire ainsi. C’est Sussie, la femme que j’aime en secret. Et merde !
J’ai rencontré Sussie il y a neuf mois. Au départ, elle était mon sujet d’étude. Je suis psychanalyste et à mon tour, je voulais savoir comment les voyants s’y prenaient avec leurs clients. En gros, je voulais étudier la concurrence. Je n’ai pas scruté les petites annonces des journaux, non, je me suis prise comme on s’y prend dans ce cas-là. Par le bouche à oreille. C’est ainsi que j’ai atterri un mercredi après-midi rue d’Aboukir. J’ai sonné à l’interphone. La belle voix de Sussie cachée derrière les grésillements de l’appareil m’a répondu :
– Oui ?
– C’est Mme Saporo. Francesca Saporo.
– Ah très bien, je vous attendais. Désolée, l’interphone entend et parle mais ne marche pas. Vous êtes en bas ?
– Oui, si je vous sonne.
– Ne bougez pas. Je vous envoie les clefs par la fenêtre. Et puis, c’est au 7ème étage, désolée, il n’y a pas d’ascenseur.
Ça ne pouvait pas plus mal commencer. D’une part, je déteste les gens qui parlent pour dire des évidences – si je te sonne, bécasse, bien sûr que je suis en bas ! D’autre part, elle avait passé son temps à s’excuser pour rien. Et puis quoi encore, elle allait aussi s’excuser que la terre soit ronde et que nos cerveaux soient tous aussi chamboulés ? Bref, je suis montée énervée. Et puis, c’était quoi cette manière de balancer sa clef par la fenêtre ? Qu’est-ce qu’elle espérait ? Que je vienne la sauver en haut de sa tourelle ? Sept étages en plus, elle le faisait exprès ? À quoi devais-je m’attendre ? Au paradis, c’est ça ? J’aurais dû rebrousser chemin, prendre mes jambes à mon cou, ne pas me laisser séduire par tout son folklore mais il était déjà trop tard. Je gravissais marche après marche déjà happée par ses effluves de violette et son café fumant. Au septième étage, la porte était déjà ouverte, j’ai frappé trois coups et je l’ai vue. Elle m’est apparue. Enchanteresse. Madame Ospina. L’improbable Sussie Ospina. Plus jeune, plus belle et, sans aucun doute, plus clairvoyante que moi. Je l’ai vite évaluée. Elle avait au moins dix ans de moins que moi. Elle était petite et ronde. Une beauté d’autrefois. La bouche en cœur, les cheveux à la Louise Brooks, le front haut et les yeux bleus en amande. La peau porcelaine. Une peau de bébé que je lui ai aussitôt enviée. Une poitrine dans laquelle on avait envie de se nicher. Elle me faisait penser à la couverture du livre de poche que j’étais en train de lire, Anna Karénine…
– Je suis contente de vous voir. C’est toujours beau la première fois que l’on rencontre quelqu’un, n’est-ce pas ?
– Les clefs où je vous les pose ?
– Oh, ça n’a pas d’importance. Oui, très bien, posez-les là sur le frigo. Oh, la, la, comme vous êtes grande ! Même avec mes talons, je vous arrive tout juste au menton.
J’ai pensé : sans tes chaussures, t’es à la pointe de mes tétons. J’ai rougi. Je me suis accrochée à la parole, ma fidèle et grande alliée, pour dissimuler mon émoi.
– Vous êtes étrangère, non ? Vous avez un léger accent.
– Oui, je viens d’Argentine. Vous connaissez ?
– Plutôt. Mon mari est argentin.
– Ah, le charme latin n’a donc pas de secret pour vous. Installez-vous confortablement, je finis de préparer le café. Vous voulez du sucre ?
J’ai répondu par l’affirmative alors que je ne prends jamais de sucre dans mon café. J’étais déjà prête à boire la tasse pour elle. Sussie m’a lu mon avenir. Sous le chapelet de ses mots, il est devenu coloré et rempli d’images. Elle me parlait d’aigle et de poisson, de corne d’abondance et de lumière étincelante, d’un grand amour avec un grand A et d’horaires qui se bousculaient. Moi, je regardais ses petites mains, ses lèvres nacrées. J’étais suspendue à la douceur de sa voix. Elle a conclu :
– Vous vivrez votre amour dans une salle d’attente. Vous serez enfermée et pourtant comblée. Vous ne verrez pas de ligne d’horizon, vous vous cognerez contre les murs. Et vous ne cesserez de demander à votre sœur, comme dans le conte, si elle ne voit rien venir. Vous voudrez sortir alors que votre bonheur est à l’intérieur.
– Désolée mais je n’ai pas de sœur.
– Je ne sais pas. Réfléchis bien. Peut-être que tu en as une et tu ne la vois pas. Que sera sera !
À partir de cet instant, elle m’a tutoyée. Elle a posé la tasse. Elle ne m’a laissée aucun répit :
– Maintenant j’aimerais que tu sortes ton appareil de ton sac et que tu effaces tout ce que tu viens d’enregistrer. Tu n’es pas venue pour des bonnes raisons ici. Inutile de voler ce que je te donne déjà, non ? À quoi ça rime ?
J’ai balbutié, je ne savais pas quoi répondre. J’étais devenue muette. Honteuse. J’avais regardé par le trou de la serrure et Sussie m’avait surprise en flagrant délit. Si j’avais menti, comme je le fais si bien avec mon mari depuis, peut-être n’en serais-je pas là. Peut-être ne vivrais-je pas depuis neuf mois dans la contradiction de moi-même. Le silence s’est installé entre nous, opaque. Sussie n’a pas prononcé un seul mot pour me secourir. Au contraire, elle m’a mise à la porte. Elle m’avait cloué le bec. Motus et bouche cousue. J’ai dégringolé les escaliers. Ce n’est qu’une fois rentrée chez moi que la parole m’est revenue. J’ai appelé Sussie. Il fallait que je la voie, une nouvelle fois, pour m’excuser. C’était très simple, je pouvais tout lui expliquer. Depuis, moi qui n’ai que les concepts de vérité et de transparence à la bouche, je baigne en plein mensonge. Je ne vis que pour Sussie, pour le sourire de Sussie, pour les mots de Sussie, pour les halètements de plaisir de Sussie. Je mens aux miens pour une petite voyante de la rue d’Aboukir. Pourquoi veut-elle déballer aujourd’hui une vérité que je cache si bien ?
Sussie Ospina, voyante
Je suis sortie de la chambre 401, vacillante. J’ai appelé l’ascenseur. J’étais seule, O., précautionneux, était parti avant moi. Les murs ont des oreilles et les couloirs ont des yeux, aime-t-il dire. Je ne préfère pas qu’on nous voie ensemble, me répète-t-il. Et je lui obéis. Sa discrétion m’amuse. Il doit avoir du sang anglais dans ses veines.
Les portes se sont ouvertes. Un homme d’un certain âge s’y trouvait déjà. D’abord, je n’ai vu que son crâne dégarni et ses sourcils foncés, deux noirs guillemets au-dessus de ses yeux. Il était enveloppé dans son grand manteau couleur camel. Je le connaissais. Où l’avais-je déjà vu ? Je suis entrée, j’ai dit bonjour. À la télévision peut-être ? Je me suis cachée derrière mes cheveux entremêlés et encore visqueux. Non, je savais : en photo sur la couverture d’un livre à succès ! J’avais le cul haut, perchée sur mes escarpins, mais mes collants s’était filés sous les assauts de O. J’avais l’odeur du sexe sur moi. Je n’avais pas pris de douche pour conserver plus longtemps le goût de mon amant sur ma peau. Lui aussi, l’homme de l’ascenseur, le grand écrivain sortait d’un autre interdit, de ce qu’on fait aujourd’hui, en douce, dans les chambres d’hôtel : écrire. Ce qu’il ne pouvait sûrement faire à la maison, entouré de sa femme, des enfants et de la pagaille domestique. Je suis comme toi, j’aurais voulu lui dire, mais j’écris avec d’autres mots, ma salive et la sève des autres, l’espace et les pleins vides béant entre nous. Je lis l’avenir et je fais l’amour. Je l’ai escorté dans cette cellule d’ascenseur qui nous redescendait tous les deux sur terre.
Dehors, j’ai retrouvé O. qui m’attendait dans le froid de la ville. Il était pressé, il avait un rendez-vous qu’il ne pouvait manquer. « Tu as vu ? », m’a-t-il dit en me désignant discrètement de la tête l’homme de l’ascenseur, « il y a un Goncourt parmi nous. Il vient tous les jours ici pour écrire. Je l’ai rencontré une fois à une soirée. Je peux te le présenter si tu veux. » Bien sûr, c’était pour rire car nous préférions garder notre anonymat. C’était le pacte entre nous : interdiction d’évoquer nos vies privées respectives. O. est de passage pour moi et c’est très bien ainsi. Je ne veux pas en savoir plus. Sa paranoïa révèle pour lui ce qu’il tente de cacher : un homme qui voudrait être libre et qui ne l’est pas. Inutile de lire mon marc de café pour comprendre cela. Nos mains se sont frôlées et puis nous sommes repartis chacun de notre côté dans les rues de Saint-Germain-des-Prés.
Parce que j’étais pleine de sexe, la chatte encore en chaleur, j’ai eu envie de faire une surprise à Francesca. Passer des bras de O. aux griffes de ma déesse. J’aimais cette confusion des genres. Nul ne m’attrapera jamais. Je joue. La pute avec O.
Il est argentin comme moi, nous partageons la même langue, la même nostalgie. Mais nous ne connaissons rien de nos présents, nous nous retrouvons une fois par mois dans une chambre d’hôtel. Ca nous suffit. Et nous baisons, chaque fois, sans queue ni tête. Sans avenir. Je l’appelle O. comme la forme du trou et du désir qui aspire. Il m’appelle S. comme l’entrelacement serpenté de la langue autour de nos sexes.
Tout a commencé par un malentendu entre nous. C’était il y a six mois alors que je sortais de chez moi. Il m’a demandé son chemin. Et puis combien ? Bref, il m’a prise pour ce que je ne suis pas. C’est le quartier qui veut ça, entre les chinoises de Strasbourg Saint Denis et les blacks de ma rue d’Aboukir qui font le tapin. Moi, j’ai reconnu son accent. J’aurais pu le gifler. À la place, je lui ai répondu en espagnol. Il a été surpris d’entendre sa langue maternelle. Il a rougi, il a bafouillé, m’a proposé un verre pour se faire pardonner. Puis finalement, l’alcool aidant, d’un commun accord, on a décidé de « faire » ce pourquoi il m’avait accosté. On est descendu dans un hôtel boulevard Saint-Germain (j’avais envie de luxe) et on est monté dans la chambre. C’était le début de notre rituel secret.
Avec Francesca, c’est différent, je suis sa maîtresse inavouable. Nous parlons beaucoup, les mots tissent la toile de notre amour, de notre secret. Je lui apprends l’adultère. Ma déesse a honte de moi mais elle est accro. A priori je suis tout ce qu’elle déteste. Je suis une femme et elle s’était fait un point d’honneur de ne baiser que des hommes. Au niveau professionnel, je suis sa principale rivale, celle qui lui vole sa clientèle, moi la voyante et elle la psy. « Tu entretiens les névroses, moi, c’est différent, je les dénoue. Tu aliènes, moi, je libère. » Je la laisse parler quand elle part sur les mérites comparés de nos métiers. Elle est très orale, Frances et parfois, ce n’est pas pour me déplaire. Surtout quand elle pose sa belle langue sur mes lèvres chaudes et qu’elle excite mon petit bouton. Elle dit souvent qu’il faut tout dire, que tout peut se dire, que les non-dits devraient être interdits, que ce sont des enclumes qui pèsent au plus profond de chacune de nos existences. Je mets à mal toutes ces certitudes. Avec moi, Francesca renie tout ce qu’elle pense. Elle se salit, son couple, sa théorie, ses maîtres, son adoration de la verge princière, elle se roule dans ma frange, mon marc de café et elle ne demande que ça. Je l’exile d’elle-même.
J’avance lentement. Mes talons hauts entravent ma course. Un passant me siffle, un autre me toise, concupiscent, je souris. J’ai les lèvres rouges, carnassières. Je m’en balance. Je me pose à un comptoir de bar, commande un café, prends mon temps. Discrètement, je retourne la tasse pour voir… Dans quelques instants, je me glisserai dans la salle d’attente de Francesca, elle ouvrira la porte, elle me fera passer devant son patient, qui devra encore attendre un peu, le pauvre, le temps que moi je prenne mon pied et que Frances jouisse. Oui, oui, c’est très vilain. Mais le café n’est pas à la turque, il manque de marc. Je n’y vois qu’un champignon nucléaire. J’y devine mon plaisir explosif à venir. C’est déjà l’heure entre chien et loup, dehors le soleil d’hiver se couche et cède la place au crépuscule. Je paie, laisse un généreux pourboire au garçon, parce que la chance est avec moi. Je sors et m’élance vers la rue Vavin, à l’adresse de ma doctoresse bien-aimée. C’est la première fois que je me rends dans son cabinet. Je chantonne dans la rue, Paris m’appartient. L’air vibre dans ma gorge et le son s’élève de mon ventre. Les fluides de l’amour circulent encore en moi et me donnent une énergie qui me dépasse. J’appuie sur la sonnette, je rentre. Je n’attends pas de réponse. La petite plaquette à côté du bouton est formelle : « SONNEZ PUIS POUSSEZ LA PORTE »
Oscar Saporo, psychiatre
J’ai entendu des cris. Des cris de chiennes. Ça m’a mis la puce à l’oreille. Même les hystériques ne crient pas si fort. Francesca était peut-être en danger. J’ai eu peur pour elle. On ne s’imagine pas toutes les violences auxquelles nous sommes exposés en tant que psychanalystes. Je me suis levé immédiatement, j’ai planté mon patient. Si mon corps était encore vermoulu de mes récents ébats, il avait conservé toute l’écoute animale de l’amour. Attendez, lui ai-je dit, je crois que ma femme m’appelle. J’étais encore sur le qui-vive. Il a dû me prendre pour un fou mais je n’avais pas le temps de lui expliquer la sueur froide, soudaine, dans ma nuque et l’élancement subit qui me traversait le nerf sciatique.
Seul un sas séparait mon cabinet de celui de mon épouse et collègue. Je n’ai pas frappé à la porte, je l’ai enfoncée, je l’ai poussée comme des battants d’entrée d’un saloon. Je suis devenu cow-boy de western. Et j’ai vu deux femmes en corps à corps. L’une des deux était la mienne.
Le combat aurait été déséquilibré entre cette petite brune pulpeuse et ma géante de femme filiforme s’il n’y avait eu ce petit coupe-feuillet qui les séparait. Selon toute apparence, j’assistais à une scène de ménage, une scène de rut, une scène d’amour. J’achevais le ridicule de l’ensemble en les découvrant en pleine déchirure, moi, le mari trompé et bafoué. Pour l’instant, je me foutais que nos vies se glissassent dans les clichés du vaudeville. Je voulais avant tout sauver ma femme de la culpabilité d’un crime qu’elle ne pourrait supporter. Je me suis donc joint spontanément à la curée. J’ai agrippé les cheveux de Frances. L’autre m’a mordu le mollet, sauvage. Je ne voyais pas son visage. Moi aussi, je me suis mis à gueuler. Salope ! Francesca m’a demandé très poliment de me mêler de ce qui me regardait, qu’elle seule était en droit de traiter Sussie de salope, pute ou de connasse. La dénommée Sussie a ricané et m’a aimablement demandé de me faire foutre. Francesca est revenue à la parole, m’a institué juge du procès. Cette petite pute avait tout saccagé en déballant leur vérité sur la place publique. Comment avait-elle osé faire publier cette petite annonce dans Ce Matin ? Elle l’avait trahie, elle l’a détestée, elle voulait la faire payer.
Dans sa rage amoureuse, dans ses confuses confessions, Francesca avait totalement oublié qui j’étais. J’étais coincé entre leurs deux haleines. Étrangement, toutes les deux m’étaient familières. Le couperet est tombé par terre, je suis parvenu à les maîtriser, les deux femmes à bout de bras. C’est alors que j’ai reconnu la brune pulpeuse à ma gauche, cause de l’évident tourment de Francesca et bientôt du mien, S. que je venais de quitter il y a quelques heures à peine. S., sa peau laiteuse et ses petites canines nacrées prêtes à dévorer le monde. Nos regards se sont croisés, elle était aussi étonnée que moi. Sa bouche s’est arrondie et a laissé échapper un oh de surprise. La situation était pire que je le pensais. J’étais coincé entre ma femme et ma maîtresse qui, selon toute apparence, s’aimaient ou plutôt se déchiraient. C’était trop, je suis tombé dans les pommes.
À mon réveil, elles étaient toutes les deux penchées vers moi comme au-dessus d’un berceau. Ma brune et ma blonde. Réconciliées. Derrière mon dos. Leurs deux mains entrelacées étaient posées sur mon ventre. J’étais allongé sur le divan de Francesca. Pendant mon absence, la parole avait circulé entre elles. Grâce à moi, merci. La vérité avait éclaté. Tout avait été dit. L’annonce du journal n’avait été qu’un prétexte déclencheur. Salvateur, a ajouté S. Et nous allions pouvoir, enfin, nous aimer, tous les trois ( ?!), au grand jour. Comme un vrai « trouple », a précisé fièrement Francesca en dessinant dans l’air les guillemets du bout des doigts. Les points avaient été mis sur les i, oui, mais, moi, personne ne m’avait demandé mon avis ! Une terre inconnue s’ouvrait à moi. Une phrase s’est mise à résonner dans ma tête : « qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd la raison. » Si seulement c’était encore le cas… L’adage appartenait au passé. Réunification des deux Corées. Tout se réunissait dans ma tête et je ne savais pas encore si je le regrettais. Il ne manquait plus que l’Argentine dérivât et fusionnât avec la France… Et alors, bouquet final, tous les contours de mon ancien moi seraient détruits. J’ai refermé les yeux. J’étais en plein Hiroshima intime. J’ai cru entendre Francesca dire qu’il « fallait falloir » aussi l’annoncer aux enfants ( ?!). Mon Dieu, je n’étais pas dans la merde. Où étaient les sorties de secours ? J’avais un goût métallique dans la bouche, le goût de l’irréversible. J’ai cherché une ligne de fuite. Deux mots m’ont martelé le crâne : Go West ! Go West ! Go West ! Peut-être, là-bas, y avait il encore un avenir…
Anna Duhazard, journaliste santé de Ce Matin
Accrochée par le ceinturon de mon jean, retenue par quelques piques anti-pigeon, j’oscille dans le vide. Ma honte l’emporte sur mes remords. Il n’y a rien de plus ridicule que de rater son suicide. Dans quelques instants, les pompiers seront là. Je dois rester patiente. Qui sait ? Peut-être la main clémente de Dieu m’aura-t-elle détachée d’ici là.
Mme Rodriguez me prie de rester calmer, de ne pas bouger. Tout ira bien, les secours vont arriver d’un instant à l’autre. Sa voix douce m’apaise. C’est elle qui m’a découverte alors qu’elle nettoyait les vitres de la cage d’escalier. « Mais Mme Duhazard, qu’est-ce que vous faites là ? » Ca ne se voit pas, je cherche la mort mais cette ingrate n’a pas voulu de moi. J’ai froid. Je plane dans le rien, j’ai mal au ventre. Mon jean me lacère la peau mais c’est grâce à lui que je ne suis pas en aubergine écrabouillée là-bas, par terre, vingt mètres plus bas. J’ai du mal à respirer, j’ai peur. Cela ne devait pas durer si longtemps, je n’ai pas ce courage-là. Je m’étais dit, me défenestrer, ça sera rapide. Une petite chute, un ultime saut de l’ange, et on n’en parle plus. Tu parles, oiseau de malheur, je n’avais pas pensé être retenue par les attrape-pigeons. Les badauds attirés par le goût du sang me regardent du trottoir. Tombera, tombera pas ? Qui me réceptionnera ? La mort ou le trampoline des pompiers ? La fin de l’histoire ou le ressort ridicule d’un jeu d’enfant ? Je tomberai et puis je rebondirai. De nouveau. Et tout recommencera. Encore et encore. Je retournerai au journal. Je me cacherai dans les toilettes pour téléphoner à Marion. Les collègues m’espionneront, toujours prêts à me faire mal et prendre ma place. Je mentirai à Daniel. Je me piquerai tous les jours pour tomber enceinte de ce bébé qui ne veut pas venir. Les médecins m’engueuleront de mon acharnement. Et puis, j’irai pleurer chez cette conne de psy qui me saoulera avec ses silences, ses « alors ? » et sa morale soft de la simplicité et du tout-dire. Je suis perdue. Cette petite annonce m’a démolie, je n’y comprends plus rien. Marion m’a juré au téléphone qu’elle n’était pas l’auteur de l’annonce, qu’elle me respectait trop, qu’elle n’irait jamais me mettre un poignard dans le dos, qu’elle m’aimait, qu’elle respectait ma décision de cacher notre relation, qu’elle attendrait. Je ne la crois pas, elle ment.
Depuis toujours, on me cache la vérité. Dans ma famille, chaque fois que j’arrive, les voix baissent et on change de sujet. Ce n’est pas pour rien que je suis devenue journaliste. Je voudrais bien savoir ce qu’on me dissimule, quel est ce foutu secret de famille qu’on ne dit pas devant moi, parce que c’est moi, Anna. J’ai beau questionner mon frère, ma sœur, ma mère, nul ne me répond. Pour mon père, c’est trop tard, il est mort. Je vérifie dans le carnet de famille, oui, c’est bien écrit, noir sur blanc, je suis bien la fille de mes parents. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ? C’est quoi la petite histoire merdique planquée dans le placard qui m’empêche de respirer aujourd’hui ?
« Anna, mon amour, c’est moi ! » La voix hachée de Daniel parvient à mes oreilles. Il est en larmes. En sueur j’imagine, après avoir gravi les cinq étages pour venir me sauver, lui qui est un peu gras et ne fait jamais de sport. Il doit sortir du travail, on a dû le prévenir : « il semblerait qu’il y ait un petit pépin avec votre femme. » Surtout ne pas le regarder. Il pleure : « Oh mon amour ! Je suis désolé, c’est de ma faute. Tout ira bien, tu verras. Je te demande pardon. J’ai eu tort. Je ne suis qu’un pauvre con, je n’ai rien compris. On va adopter, tu as raison. On commence les procédures dès demain. Je ne veux plus te faire de mal. Pardon, pardon, mon amour. » Et il chiale de tout son âme. Dans ces cas-là, normalement c’est moi qui le prends dans mes bras, mon petit oiseau blessé, mais là vraiment, je ne peux pas.
Je ne sens plus mes jambes, le sang n’y circule plus et j’ai des fourmis dans les bras. La sirène des pompiers s’approche de plus en plus. Ma tête me tourne. Je vois flou. On me crie d’un haut-parleur de ne pas bouger. On va venir me détacher. Je pouffe de rire. Et puis, tout s’accélère, je ne me souviens plus très bien. Je tombe, tout devient coton et douceur. La terre nourricière m’accueille dans son giron, je rebondis sur son tapis mou.
On me transporte en ambulance, gyrophare bleu et rythme binaire. On va devoir me garder quelques jours, en surveillance. C’est une sorte de burning-out ? Bien sûr, on ne dira rien à votre travail, rassurez-vous. Il n’en est pas question, je les connais. Moi, je n’ai pas envie d’être virée. Une semaine d’arrêt maladie, c’est suspect, ils vont chercher à savoir. Le concours des insinuations les plus nauséeuses sera lancé au bureau : « Ca y est ? Anna a fait une overdose de piqûres pour sa VIH ? Oh pardon, je voulais bien sûr dire sa FIV… » Il ne manquerait plus qu’ils apprennent que c’est une tentative de suicide et c’est la porte assurée. Ou, pire, les regards compatissants et moqueurs à tout jamais. Je refuse. C’est étrange, tout à coup, je n’ai plus peur. Je dis au gentil docteur à mon chevet de se faire foutre. Je dis à Daniel de ne pas poser la valise qu’il a gentiment préparée pour mon séjour ici. « On se casse, mon chéri. Si j’ai raté mon suicide, je n’ai pas envie de rater mon retour à la vie. Je ne suis pas folle, personne ne doit signer de décharge pour que je respire à l’air libre, non ? Et si vous n’êtes pas d’accord, Docteur, parlez-en à ma psy. Elle s’appelle Francesca Saporo et elle sera garante de moi. » Quelle société de crétins ! Comment on nous infantilise… Il faut que je sorte le nom de mon analyste pour être autorisée à quitter ma chambre. Ouf, elle est suivie par l’une des nôtres ! Ah, elle est quand même entre nos mains, dans les filets de l’ordre médical, elle ne nous échappera pas. Laissons-la déguerpir. Elle n’ira de toute façon pas bien loin. Elle ne tardera pas de nouveau à sonner au cabinet de sa psy. J’ai la rage. Je me promets d’en faire un futur papier pour le journal. J’ai déjà le titre : le système totalitaire de l’ordre médical moderne. Je n’entends plus leurs protestations. « Vous êtes en état en choc, c’est dangereux ! » C’est la vie qui est dangereuse, merde, et moi, j’ai l’impression de me réveiller, enfin, après 35 ans de léthargie. Bien décidée à faire le ménage dans ma propre vie.
Sur le chemin du retour, Daniel conduit. Nous nous taisons. Je contemple son beau profil. Même si je le trompe, je n’ai jamais cessé d’être fan de mon mari. Plus que jamais, je comprends que c’est un allié, qu’il est avec moi, de mon côté. C’est mon chevalier servant, prêt à servir ma cause. S’il a pu supporter mon suicide raté, il peut entendre ma vérité. Tout d’un coup, aidée par le noir de la nuit qui nous entoure, je lui dis tout. J’ai toujours trouvé plus aisé de se confesser dans les voitures. On est assis l’un à côté de l’autre, on n’a pas à se regarder dans le blanc des yeux et on avance dans la même direction. J’aime cette dynamique qui accompagne la parole. Je prends mon courage à deux mains et je lui avoue que j’aime aussi ailleurs. Qu’elle s’appelle Marion. Que cela n’altère en rien l’amour que j’ai pour lui. C’est long, intense, difficile. Mais il n’y a plus rien de tragique. Je m’allège au fur et à mesure. Daniel est attentif à la route, vigilant, prudent. À la fin de mon monologue, un silence s’installe entre nous. Daniel, hésitant, l’interrompt avec cette parole géniale : « tu n’aurais pas pu le dire plus tôt ! Voilà la solution : on a une autre mère porteuse ! » Nous rions. Fébriles, nerveux, presque heureux. Rien n’est gagné pourtant, tout est à créer. A re-créer. L’avenir, même s’il est complexe, s’ouvre enfin devant moi. Il ne me reste plus qu’une dernière chose à régler.
JEUDI 16 MAI
Le lendemain, j’arrive en avance au desk pour ne rien laisser paraître. Surtout je veux être la première à chopper Francis Lamoureux. Nonchalamment, alors qu’il se dirige vers la machine à café, je lui balance : « Au fait, Francis, je pourrais rédiger la petite annonce du jour ? » Il me regarde, circonspect. Je lui trouve l’air fatigué. Il est de plus en plus tendu ces derniers temps. Il me répond, agacé : « si ça te fait plaisir ! » Tout en touillant son café, il se lance dans une diatribe que j’écoute d’une oreille : « Je me demande de ce qu’on va faire de ce canard… Avant vous vous battiez pour décrocher la une, maintenant vous me sollicitez pour écrire dans la poubelle des annonces. Si même toi la plus brillante, tu t’y mets… Mon Dieu, où va le journalisme ? »
Pour ne pas l’abandonner à son dégoût du monde et pour m’en débarrasser aussi rapidement, je lui promets un autre vrai bon sujet (ma dénonciation du nouveau totalitarisme médical). Puis, je file rédiger ma petite annonce pour qu’elle soit publiée au plus vite.
J’écris :
« Maman, ne t’inquiète plus, je sais tout et je te pardonne. Parlons-en dimanche, nous tournerons la page ensemble. »
Pour tirer les vers du nez, rien de mieux que de prêcher le faux pour connaître le vrai…