« Une Folle Envie de vous revoir » est un feuilleton littéraire co-signé par Claire Lamotte et Adeline Grais-Cernea.
En voici le 2ème épisode et si jamais vous avez loupé le 1er, vous pouvez cliquer ici !
Épisode 2 – MARDI 14 MAI
Véronique Vandalay, professeur de linguistique
« Je te tiens ! », s’exclama Véronique, tout en relisant le passage qui venait de la faire sursauter et avant de se rendre compte que tout le wagon avait sursauté de concert avec elle. Les bras bien écartés, agrippée à son journal, elle se leva furibonde et se mut vers la sortie en ne prêtant aucune attention à ceux qui l’entouraient.
Les portes du métro s’ouvrirent sur Cluny la Sorbonne et elle emboîta le pas à toute une tripotée d’élèves, certainement les siens mais qu’elle ne reconnaissait toujours pas. En effet, depuis un certain temps, Véronique Vandalay, Docteur en Sciences du Langage, agrégée de Lettres modernes, MCF Linguistique française, s’attardait beaucoup plus sur les dossiers pédagogiques des élèves de son mari que sur ceux de ses propres étudiants.
La raison ? Un soupçon. Une idée. Une sensation. Un titillement tout à fait féminin que l’on nomme même parfois le 6ème sens et qui s’avère souvent très juste, bien que fondé sur un message chimique indescriptible envoyé des tripes au cerveau, une note abstraite du corps oestrogéné, comme si tout d’un coup la rate avait appris à communiquer en morse. Soit. Quand une femme a un pressentiment, on ne se fatigue pas à rationaliser quoi que ce soit. On lui accorde cette “magie” pour éviter toute saute d’humeur non expliquée.
Monsieur Vandalay, professeur de littérature dans la même université que sa femme, passait tous les soirs le seuil de sa porte avec un grand sourire. Un sourire qui n’appartient généralement pas aux officiers de l’Éducation nationale, et madame Vandalay était bien placée pour le savoir. Lui qui n’avait pas touché un seul mot de tous ses cours depuis maintenant bien 15 ans, le voilà qui, régulièrement, après le souper, s’affairait à la table du salon, jusqu’à parfois des heures vertigineuses, à l’amélioration de ses monologues magistraux pourtant réputés pour être déjà tout à fait fameux.
Il n’y a que deux raisons pour lesquelles un homme remet toute son éloquence en question : gagner le respect des autres hommes, gagner l’amour des femmes, et c’est bien ce deuxième point qui ne réjouissait guère Véronique pour qui il était désormais évident que son mari s’était entiché d’une jeune étudiante :
– On n’y coupe pas, ma pauvre, lança la professeur de linguistique à sa collègue et amie depuis 10 ans, Natacha Lamoureux. Avoir un mari prof, c’est pire que d’avoir un petit copain barman… Une fois que leur réputation intellectuelle est atteinte, ils se penchent sur la question de la séduction et pour peu qu’une ou deux pimbêches de 20 ans les regardent en faisant la moue, pommettes à pleines mains, ils redeviennent les minets qu’ils pensaient ne plus être. Et je ne les blâme pas. Moi aussi j’aimerais retrouver cette exaltation, cette puissance qui nous faisait transpirer des hanches toute la journée… Mais à en croire les ragots c’est une tradition universitaire plutôt masculine, à mon grand regret.
Les deux femmes se tenaient assises face à face et partageaient un club sandwich à la dinde durant leur commune pause-déjeuner.
Au cours de cette matinée, Véronique Vandalay avait expliqué à environ 70 personnes le rapport “langue-pensée” chez Ferdinand de Saussure, mais n’avait eu d’intérêt que pour son portable qu’elle regardait inlassablement toutes les 20 secondes afin de vérifier si son amie avait répondu au texto qui l’invitait à déjeuner. Ce n’est qu’à l’introduction des “Systèmes de représentation sémiotique”, c’est à dire à la fin du cours, que le cellulaire de la professeur s’était mis à vibrer frénétiquement sur le bureau de l’estrade. Elle s’était alors jetée dessus pour afficher presque immédiatement un grand sourire béat, proche de celui que l’on peut faire après s’être rendu à la selle.
– Philippe ne te trompe pas, c’est le principal, non ? C’est le principal ? Qu’il ait un petit coup de cœur, là, pour une étudiante, ce n’est pas ça qui remet ton mariage en question. Comme tu dis, c’est de la séduction, rien de plus. Ils en ont besoin, et crois-moi je sais de quoi je parle ! Si tu savais le nombre de petites stagiaires qui gravitent autour de Francis et qui voient en lui le mentor suprême…, enchaîna Natacha.
Véronique n’écoutait pas vraiment son amie. Elle regardait dans le vague, attablée dans cette cafétéria plutôt triste, remuant son café crème sans en boire une goutte. Sur ses genoux, elle avait posé le journal qui ce matin l’avait fait exploser dans le métro. Elle mit sa main gauche dessus, et le pressa doucement, presque tendrement, espérant qu’il lui donne la force de demander à Natacha ce service qu’elle n’avait osé encore évoquer.
– … et ce n’est pas pour ça qu’il passe à l’acte ! Je le saurais crois-moi !, continua Natacha.
Véronique Vandalay avait beaucoup d’affection pour Natacha Lamoureux et beaucoup de respect pour cette femme dont le parcours universitaire était plus que brillant. Des parutions d’essais philosophiques presque tous les trimestres, des recherches poussées sur “la matérialité actancielle de l’espace public”, une allure déterminée, fière et féminine, non vraiment tout chez cette femme était honorable, à un tel point, qu’il était angoissant de la déranger, voire de l’impliquer dans des problèmes dits « domestiques ».
Est-ce à cela que l’on reconnaît les vrais amis ? Non pas à ce qu’ils sont présents quand on les sonne, mais juste à ce qu’on écrase toute pudeur pour seulement oser les sonner ?
– Il y a quelque chose d’autre, osa Véronique. Depuis ce matin. Je… C’est compliqué. C’est une intuition. Enfin non ! Je le sais. Mais. Mais tu vas trouver ça bête… Mon Dieu ! J’ai l’impression d’avoir 15 ans, lança-t-elle pleine de mépris pour elle-même, en regardant en l’air.
– Dis-moi.
– Ce matin, dans Ce Matin, j’ai lu une annonce. Enfin, une annonce… Tu sais, tu connais mieux que n’importe qui, à la fin du journal, il y a comme une section message personnel ?
– Oui, oui je vois bien, répliqua Natacha en plissant les yeux comme pour essayer de deviner ce que Véronique allait lui confier avant que celle-ci ne le dise.
– Je pense qu’une… enfin, il se pourrait que prochainement il passe… en tout cas qu’on lui propose, enfin. Ce que je veux dire. Il y a une annonce, là-dedans, et ma main à couper qu’elle s’adresse à Philippe.
Natacha remplit d’air ses joues en écarquillant les yeux tout en sortant ses lunettes presque instinctivement.
– Comm, pourquoi ? Enfin… Montre, demanda-t-elle à son amie.
Véronique posa Ce Matin sur la table et ouvrit le journal à l’envers, de la gauche vers la droite, pour arriver directement à la page concernée, tout en expliquant :
– Clappement des mains, ton regard contre le mien, un éclair puis la nuit…Un éclair… puis la nuit. C’est le poème de Baudelaire. « À une passante » Un éclair… puis la nuit ! Fugitive beauté, dont le regard m’a fait soudainement renaître, ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
– Et ? lança Natacha en faisant une petite grimace (plutôt en rapport avec le fait qu’elle ne connaissait pas ce poème et s’en voulait de ce manque culturel).
– Et alors, il y a deux jours, Philippe est rentré à la maison en me rapportant qu’il avait clos son cours magistral sur Baudelaire sous un vrai tonnerre d’applaudissements. Un semestre qu’ils étaient dessus. Et c’est ça ! Il était tout fier de me dire ça. Mais je comprends maintenant. La gloire. Et là, au troisième rang. Tu comprends ? Elle lui donne un rendez-vous ! Et lui, il est faible c’est certain, c’est un homme.
Natacha paraissait perplexe :
– Tu m’en veux si je te dis que je crois que tu fabules ?, demanda cette dernière avec précaution. Même si je veux bien t’accorder quelques cohérences, il se trouve que…
– Je voudrais que tu appelles Francis, et que tu lui demandes qui a envoyé ce message, la coupa Véronique. Je suis désolée de te demander ça, mais tu es mon amie, ton mari est rédacteur en chef de ce canard, et je dois savoir ce qu’il en est avant de me rendre moi-même dans ce PUTAIN de square, dit-elle en essayant d’étouffer le mot “putain” que finalement elle hurla.
« Ce Matin bonjour… Hin hin, c’est de la part de ? Ah ? Salut Nat, c’est Boris, comment vas-tu ? Très bien aussi ! Beaucoup d’actus dans mon domaine éditorial, hein, tu as dû en entendre parler… oui oui, bah c’est de moi, enfin bon, c’est moi qui ai balancé l’info le premier, dirons-nous. La liberté de la presse, c’est mon dada, comme dirait Omar. Et oui ! Omar Sharif. Et c’est pas la première fois, haha. Comment va le petit Loulou ? Ah c’est super. Hmm. Hmm. Oui oui, quitte pas, c’est pas grave. Francis ? C’est Nat’ ! »
Quand, le combiné à l’oreille, Francis Lamoureux entendit sa femme prononcer les mots suivants :
« Qui a écrit l’annonce personnelle dans Ce Matin, ce matin ? », il crut bien défaillir et fut, tout du moins, prit d’un affreux vertige qui lui donna immédiatement une terrible nausée. Sa vue s’était brouillée et il était incapable de répondre autre chose qu’un balbutiement nerveux qui n’échappa pas à l’autre Francis, œil en coin, toujours à l’affût d’une faiblesse dissimulée.
Natacha s’efforça de résumer :
– Les sourires post journée de travail.
– Le troisième rang à hauteur d’yeux.
– Baudelaire et sa passante.
– L’instinct de séduction chez l’homme de plus de 45 ans.
.. et souffla à plusieurs reprises durant cette phrase qu’elle constitua avec soin pour demander, sans avoir l’air idiot, qui donc avait pu transmettre cette annonce au journal ?
À mesure que sa femme énonçait les différents points troublant de cette affaire, l’on put voir le rédacteur en chef du journal Ce Matin passer par toutes les couleurs possibles et manquer s’étouffer à plusieurs reprises. Quand elle insista une deuxième fois sur le fait que les soupçons se posaient bien sur Philippe Vandalay (et non sur lui), Francis essaya de se détendre et de prendre un ton raisonnable, de circonstance, en adéquation avec le postulat « il est 14h et ma femme téléphone au bureau pour me demander un renseignement ».
– Je ne te dérange pas au moins ? demanda-t-elle alors.
– Que nenni, que nenni, se surprit à répondre Francis, qui n’avait jamais, mais alors jamais utilisé cette expression de sa vie.
L’autre Francis, toujours du coin de l’œil, ne manquait rien à l’appel. Il connaissait son confrère depuis longtemps et savait très bien quand celui-ci mentait. Et à coup sûr, aujourd’hui, précisément maintenant : il mentait comme un arracheur de dents qui, de plus, n’était pas un expert en arrachage de dents…
– Je ne sais plus trop, il faudrait que je voie. Tu sais, on reçoit tellement de messages pour cette rubrique, à croire qu’il y a encore des gens qui ne se servent pas d’Internet ou qui trouvent ça romantique… haha.
Francis s’enfonçait et il en avait conscience. Si quelqu’un le connaissait pourtant davantage que son collègue Francis (l’autre Francis), c’était bien sa femme ! Et voilà qu’il se conduisait comme un ado qui planque des revues pornos et qui tente d’accuser le petit cousin de passage à Noël dernier.
– Ah mais c’est un vrai message ?, questionna Natacha. Parce que je disais justement à Véro que dans ma mémoire, c’est la rédaction qui écrivait ces annonces ? Un peu comme le courrier des lecteurs, on sait très bien que personne n’envoie jamais rien…
Gaulé. Se reprendre.
– Oui, non, tu as raison, repris Francis. Mais pas toujours. Parfois il arrive que des gens nous téléphonent ou nous écrivent pour faire publier leur ann…
Francis hésita car à présent tous les salariés de la rédaction avaient levé la tête, et l’écoutaient dire quelque chose qu’ils savaient tous faux.
– …leur annonce, oui, finit-il quand même par dire. Et là, en l’occurrence, il s’agit d’un homme qui a appelé, je m’en souviens parfaitement…
La rédaction s’était replongée dans le travail, tout en prêtant une attention furtive à ce qu’était en train de raconter le chef.
– Oui, oui, un homme qui s’adresse à un homme. Il se trouvait dans les tribunes d’un gymnase, ça me revient maintenant….
Bien qu’ils eussent tous la tête baissée sur leurs claviers réciproques, on put voir quelques sourcils se hausser presque tous au même moment.
– Une histoire de PD de salle de sport, si tu vois ce que je veux dire…
C’est à ce moment-là qu’il fut sauvé par une autre annonce qui sauta de poste en poste jusqu’à arriver sur son écran : ENLÈVEMENT D’ENFANT. Hallelujah, se serait-il empressé de s’exclamer si cela n’avait pas été si inapproprié.
– Chérie, on a un enlèvement d’enfant là, il faut qu’on l’inclue immédiatement dans la maquette, je dois te laisser. Oui, oui, je t’en prie, à ce soir, je t’embrasse.
C’était la règle, quand une annonce d’enlèvement ou de disparition d’enfant avait lieu, on faisait sauter la une pour mettre à la place et en pleine page la photo du petit garçon ou de la petite fille. Aujourd’hui, il s’agissait d’une petite Audrey, 9 ans, disparue à Paris, entre la station Anvers et la station Pigalle. Tandis qu’elle revenait du Sacré Cœur avec sa maman et sa tante. La petite fille d’origine américaine était montée in extremis dans le wagon pensant que sa mère la suivait. Les portes s’étaient refermées sur elle très rapidement en laissant les deux femmes sur le quai, hurlant à Audrey de descendre à la station suivante et de ne pas en bouger. Plusieurs passagers ont ensuite déclaré avoir, en effet, vu la fillette sortir de la rame, cependant, après cela, plus personne ne l’a jamais revue. Sa mère et sa tante sont arrivées quelques deux minutes plus tard. Sont descendues sur le quai de Pigalle. Criant le nom de la fillette. Courant sur toute la longueur de l’arrêt et n’y ont trouvé que des regards interloqués et malveillants. Mais aucune trace d’Audrey qui reste à cette heure disparue…
Il était déjà arrivé qu’on retrouve l’enfant entre le moment de l’impression et le moment de la distribution. Mais Francis ne tergiverserait jamais sur ce point quitte à avoir une Une qui n’était plus d’actualité.
Il s’imagina alors qu’on lui prenait son petit, eut comme un haut-le-cœur, et pour la première fois depuis des semaines, il se dit que sa liaison avec Carolina était peut-être une erreur.
Emma, stagiaire rédaction de Ce Matin
Il essaye d’être gentil, mais à l’évidence ce mec me déteste. Je l’ai bien vu hier matin, cet air suffisant quand il m’a dit : « Vous n’avez croisé personne pour vous faire monter ? ». Alors quoi, tout ce qu’il a remarqué c’est que je poirotais comme une imbécile dans le hall ? N’aurait-il pas pu s’attarder sur le fait que, contrairement au reste de son équipe, moi, j’étais à l’heure ! J’espère qu’il va se détendre, parce que malheureusement je me connais : s’il affiche toujours avec moi cette espèce de moue méprisante, je vais devoir passer à l’action. Et on sait jusqu’où ça peut aller… Mouais, cette année, j’aimerais bien ne pas avoir à avorter.
J’ai ce qu’on appelle : le syndrome de la Fée Clochette. J’ai été diagnostiquée ainsi il y a maintenant deux ans quand on m’a surprise en train de tailler une pipe à mon examinateur d’italien durant l’oral du Bac. Sur le moment, je leur ai bien fait souligner, à tous, qu’il s’agissait d’un examen “oral”, mais personne n’a même esquissé un sourire après ce délicieux calembour, vu et revu, je l’accorde volontiers.
Je ne parle jamais de cette “maladie” (oui, depuis qu’on lui a trouvé un nom, ce n’est plus une déviance…), car concrètement il n’y a rien à en dire, sinon une définition mièvre et pathétique : j’ai besoin qu’on m’aime. Je travaille comme une bête et m’efforcerai toujours d’être la meilleure dans le seul et unique but de rendre fiers tous ceux qui m’entourent. Ridicule, non ? Comme narré plus haut, je n’ai pas un humour dithyrambique, c’est le moins qu’on puisse dire, alors quand je sens que quelqu’un s’ennuie avec moi, pense à partir (et cela finit tôt ou tard par arriver), je couche avec lui, avec elle, ou avec eux… ça dépend et je m’en fous. C’est de cette façon que j’ai décroché ce stage et je sais de source sûre que nous étions beaucoup sur le coup.
Son papier sur Pinocchio, je l’ai torché en moins de 45 minutes, résultat : je n’ai plus rien fait de la journée. J’ai essayé de m’intéresser à ce que les autres écrivaient en posant quelques questions, en essayant d’être sympathique. Résultat : on m’a dit que je pouvais partir plus tôt. J’ai dit : « Je m’essayerais bien à un portrait sinon ? Vu que j’ai le temps ? Il y a cette femme dont on parle beaucoup en ce moment, Ramata Coulibaly, la vice-présidente des Maliens de Fr… et l’on m’a coupée net.
« On verra ça plus tard »
« Attends que l’on édite ton Pinocchio. »
« On n’est pas dans Marie-Claire. »
« Tu es là depuis deux jours… »
Bref, rien qui m’encourage à prouver mes mérites et pourtant rien n’aurait pu davantage m’encourager à prouver mes mérites.
Le soir même je racontai mes déboires professionnels à mon compagnon, Arnaud. J’ai beau coucher à droite à gauche, il n’en reste pas moins que lorsque je rentre chez moi, j’ai également besoin d’attention, de tendresse et d’écoute. J’ai besoin que quelqu’un me voie nue, et me trouve attrayante. J’ai besoin que quelqu’un me dise merci pour avoir préparé le dîner. J’ai besoin que quelqu’un me demande ce que je veux regarder à la télé. Et il y a quelques années j’ai trouvé Arnaud, de dix ans plus vieux que moi. Il sortait d’une rupture difficile avec une fille qu’il avait failli épouser, je l’ai consolé comme j’ai pu, c’est à dire assez bien pour que je lui devienne quotidiennement indispensable, et il est resté. Je me suis attachée à lui, forcément, de là à dire que je l’aime… Disons qu’il est là et que ça me va. Il est ingénieur en téléphonie mobile, du coup le soir, mes histoires sont souvent plus distrayantes que les siennes.
Il me rassura en me disant que la première réaction de Francis n’avait très certainement rien à voir avec moi, que c’était le matin, qu’il avait sans doute des problèmes personnels de son âge etc. et qu’il ne fallait pas que je m’offense pour un rien, que je verrais bien le lendemain, que je prenne le temps de le connaître bla bla bla : s’il y a bien quelque chose que je déteste, et Arnaud devrait le savoir mieux que n’importe qui, c’est qu’on me donne des conseils de merde. Admettons. Et je partis me coucher en faisant mine d’être contrariée, pensive pour être bien certaine qu’il n’essaye pas de me toucher ce soir-là. Oui, j’ai beau coucher à droite à gauche, le fait est que je n’apprécie pas tellement le sexe.
– Jennifer, lança Francis en me regardant droit dans les yeux, aurais-tu l’extrême amabilité de nous faire du café, je sens que l’atmosphère se ramollit ici.
Je compris tout de suite la confusion et essayai de rectifier mon patron sans le faire passer pour un con.
– Mais très certainement, répliquai-je. Un jour ma mère m’a dit : « Emma, si jamais un jour tu te retrouves dans le pétrin, tu pourras toujours vendre ton café dans la rue, les gens s’arracheront tous tes gobelets ! ».
C’était faux bien entendu. Ma mère ne savait même pas que je buvais du café et puis cette phrase résonnait comme un souvenir de grand-mère, un truc que l’on dirait sans savoir ce qui va arriver après la guerre… Beaucoup trop daté pour mon jeune âge, et je crois que Francis s’en aperçut au même moment qu’il comprit également qu’il m’avait appelée Jennifer et que si j’avais été méchante j’aurais, sans doute, pu lui faire remarquer son erreur plus brutalement. Je le soupçonne d’avoir voulu se racheter (maladroitement) quand il continua et dit :
– Ah oui tiens d’ailleurs, et après, j’aurais une mission pour toi aussi.
Il paraissait ailleurs. Déconcentré. Nerveux. Et je me demandai si tout cela avait, en fait, bel et bien un rapport avec moi ou s’il masquait un malaise plus profond.
– Je te charge d’écrire le message personnel du jour, poursuivit-il.
– Ah ? Oui, très bien, merci. Personne n’a appelé donc aujourd’hui ?, demandai-je
À ce moment-là j’ai cru qu’il allait me vomir dessus. Il eut une espèce de relent ravalé immédiatement et me regarda l’air effrayé.
– Oui, voilà. Rien. Pas de coup de fil. Tu t’en charges et vite s’il te plait. Merci. Et puis les cafés. Aussi. Merci. Mais pas pour moi finalement. Pour les autres. Voilà. Merci. Allez ! Au travail !, conclut-il comme pour se reprendre une bonne fois pour toutes.
Je partis vers la cuisine, vers le cagibi qui nous servait de cuisine plus précisément, et dosai mon café de la façon qui parût la plus correcte : afin qu’il soit assez léger sans pour autant présenter comme de la pisse. La machine commença à ronronner doucement et une première petite goutte vint s’écraser au fond de la cafetière. En attendant qu’elle se remplisse, je me dirigeai vers les toilettes situées juste à côté de la penderie à cuisiner et entrepris une affaire que je n’avais pas eu le temps de faire ce matin. Pour passer le temps je lançai un jeu sur mon iPhone et défiai alors une série de diamants devant correspondre les uns avec les autres pour s’entrechoquer, se détruire, et marquer ainsi des points, quand tout d’un coup, quelqu’un d’autre entra.
La pièce était toute en longueur, avec trois cabinets de toilette bien séparés et sans ces ouvertures que l’on trouve dans les WC d’autoroutes. En face il y avait trois lavabos surmontés de miroirs et un sèche-mains, sous la fenêtre tout au fond de la pièce. Je me trouvais dans la cabine du milieu, j’allais toujours là. C’est un moment très embarrassant quand quelqu’un entre et sait ne pas être seul. Et pour les deux individus, indéniablement. L’un se bloque. L’autre ne donne pas tout ce qu’il a. La gêne envahit les esprits à mesure que les liquides se confrontent et s’écoulent. Tant qu’on ne s’est pas vu, on n’est jamais vraiment sûr de qui partage avec nous son intimité. De fait, l’on se retient de tousser, de répondre au téléphone et surtout : de demander « Qui est là ? ». (Sauf dans les films d’horreur et l’on voit bien où cela mène …).
Je fus alors surprise car la personne qui venait d’entrer n’ouvrit aucune des portes menant aux trônes. Elle ne fit pas non plus couler l’eau. Elle n’alla pas à la fenêtre s’en griller une tout discrètement. Se remaquillait-elle alors ? Un vilain bouton bien mûr à exploser ? Avait-elle remarquée ma présence ? Devais-je alors tirer la chasse, me laver les mains et repartir fièrement en esquissant seulement un petit sourire en coin ?
Je remarquais alors que le verrou de ma porte n’était pas fermé, indiquant donc de l’extérieur que la cabine était inoccupée… Comment gérer la situation ? Tourner le verrou maintenant serait sans doute mal venu. Cela dit, ne pas le tourner impliquait que si la personne changeait d’avis et décidait tout d’un coup d’aller, mettons, uriner, elle se retrouverait très probablement devant le spectacle navrant d’une jeune fille qui a retapissé les chiottes de papier toilette et qui essaye de faire, tout en battant son score.
– Mon amour. Oui c’est moi. Tu m’as manqué, dit la voix qui vraisemblablement ressemblait à celle d’Anna.
Pourquoi diable se cachait-elle dans les toilettes pour téléphoner à son mec ? Son Daniel, elle nous en parlait pourtant toute la journée et sans vraie pudeur. En deux jours, j’en savais déjà plus sur lui que sur mon propre frère, et le fait que je sois fille unique n’y changeait rien.
– C’est dur, continua-t-elle. Oui, je vais m’envoyer une dose-là. Tu me manques. J’ai envie de me coller tout contre toi, de sentir tes seins contre mes seins…
Tes seins contre mes…. ? What ? Soit Daniel était vraiment plus gros que ce qu’Anna laissait suggérer, soit Daniel s’écrivait avec un “e” à la fin.
Anna poursuivit cette discussion un petit moment tandis que je restai calfeutrée dans mes toilettes et passai trois niveaux, puis elle s’éclipsa en me laissant le champ libre.
Je revins à ma place cinq minutes plus tard, servis un café à tout le monde. Sauf à Dieu qui palpitait déjà trop, et sauf à Anna qui ne buvait pas de café car c’était mauvais pour son bébé imaginaire.
– C’est mauvais pour le bébé…
Je m’installai alors devant mon écran (ou derrière, selon où l’on se trouve…) et rédigeai fugacement ce que l’on m’avait commandé :
« J’en ai assez de me cacher des autres, je veux dire à tous ceux-là qui nous regardent comme si nous étions sœurs combien je t’aime et combien ton amour sera toujours plus fort et plus raide qu’une verge princière. Ma déesse, ensemble, aujourd’hui je t’en prie, déballons-leur la vérité ! »