« Une Folle Envie de vous revoir » est un feuilleton littéraire co-signé par Claire Lamotte et Adeline Grais-Cernea.
En voici le 5ème épisode et si jamais vous avez loupé le début vous pouvez cliquer ici pour 1er, ici pour le 2ème et ici pour le 3ème et enfin là pour le 4ème!
ÉPISODE 5 – Mercredi 15 mai
Zoé-Noor Brenner, danseuse du Moulin Rouge
Quand je suis sortie à Pigalle, je me suis faite lamentablement hacker. La gosse m’a happée sur le quai du métro : « Miss, miss, please ! » Je me hâtais, j’étais en retard pour l’entraînement. J’ai suspendu ma course dans l’escalier. Mon regard a chuté de trois pommes et je l’ai aperçue, quelques marches en bas. Petite, blonde et frêle. Une enfant. Au premier abord une adorable poupée au teint de porcelaine. Puis quand on s’y attardait, quelque chose d’asymétrique, presque d’inquiétant en elle retenait l’attention, je ne sais quoi. Elle m’a fixée de ses grands yeux clairs et puis elle m’a saisi la main. Pourquoi m’a-t-elle arrêtée ? Pourquoi étais-je la plus digne de confiance ce matin-là parmi tous les adultes qui déambulaient autour d’elle ? Ma gorge s’est serrée. Un petit bout de chou – de sept, huit, neuf ans à peine ?- me demandait son chemin. Pourquoi moi ? Peut-être étais-je tout simplement la seule à la voir ? J’ai senti sa main chaude et ronde se glisser entre mes doigts. Elle m’a surprise : « Je peux venir chez toi ? S’il te plait ! » Dans la foule, elle m’avait choisie. J’ai scanné autour de moi pour trouver la mère probablement affolée. Personne. Que des visages fermés. J’allais encore m’attirer des emmerdes avec cette histoire. J’ai eu peur mais je n’ai pas voulu lui montrer. J’ai oublié mon urgence. Et puis, il y avait cette force qu’elle me transmettait à travers nos deux paumes collées. Je lui ai simplement dit : « Viens », ce que je n’aurais jamais dû, et tout a commencé. D’abord, il ne fallait pas rester là en plein milieu du chemin. Sinon, en moins de deux, tous ces Parisiens carnivores et pressés allaient nous bouffer. À l’écart, dans le couloir de sortie, alors que nous étions adossées l’une et l’autre contre un panneau publicitaire qui promettait un « bonheur atomique pour n’importe quelle famille nucléaire dans les îles vierges du Japon » (?!), je l’ai interrogée. Mon cœur affolé partait en cavalcade, ça me dépassait, alors mes paroles ont pris le relais :
– Comment tu t’appelles ?
– Audrey. Je peux venir chez toi ? S’il te plait ?
– Attends, où sont tes parents ?
– Ils sont morts. S’il te plait, je peux venir chez toi ?
Qu’est-ce que j’allais foutre de cette gamine ? Selon toute apparence, elle me « mythonnait » mais devant la sombre grandiloquence de l’argument, je n’ai pas osé la contredire. Elle avait le front haut et le regard buté, cette môme. J’allais lui dire oui, la rassurer et puis je la conduirais gentiment au poste et tout serait réglé. Pour moi. Tant pis pour l’entraînement, je n’en trémousserais pas moins bien ce soir avec mon truc en plumes et mes seins, pas peu fiers, continueraient à défier les lois de la pesanteur et dresser les queues des messieurs, sagement assis à côté de leurs dames, autour de coupes de champagne, repus par un repas hors de prix. Pour eux, il faudrait attendre encore quelques heures pour attraper les fesses de leurs blondes dans leur hôtel de passage loué par leur tour-opérateur, en rêvant au cul des petites femmes de Paris.
Mon téléphone a alors vibré. Encore un message de mon voisin de palier, Étienne Manchin. Quel casse-bonbon, celui-là ! Il n’a pas fini de me harceler ? J’ai lu hâtivement : « Zoé-Noor, tout est réglé. Je passerai avec le syndic et la concierge à 15h avec le plombier pour la recherche de fuite. J’ai vérifié, mon assurance prend en charge les travaux, le cas échéant. Est-ce que cela ira pour vous ? Merci de bien me répondre expressément. Bien à vous, EM ».
Putain, il a avalé son dictionnaire avant de me vomir tout son vocabulaire dans son texto ? Il y en a franchement qui sont à toujours à côté de la plaque. Qu’est-ce qu’il me veut ? Me boucher aussi mon portable avec sa pléthore de mots? Où il a appris à draguer celui-là ? On ne lui a jamais dit que les histoires de canalisations n’avaient rien de sexy si ce n’est dans les films de cul ? En dehors des scènes X, les problèmes de plomberie, c’est juste le triste et banal quotidien avec tout son lot d’emmerdes et d’enfants qui se jettent à votre cou.
– Et toi, comment tu t’appelles ?
La gosse m’a court-circuitée et m’a rappelée à la réalité. Diagnostiquée surdouée depuis toute petite, j’ai souvent des problèmes de concentration. Mon esprit va trop vite, ça me joue des tours. Je lui ai répondu :
– Je m’appelle Zoé-Noor. Ça veut dire la vie qui éclaire, c’est joli, non ?
– C’est surtout toi qui es jolie. Tu ressembles à une princesse-vampire de L’aurore de la nuit.
Je n’avais pas la dite référence en question –qu’est-ce que j’y connais en culture môme, moi ?, j’ai pensé que c’était un compliment.
– Alors c’est oui ?
J’ai saisi ! De près, elle avait un nez un peu trop grand. À cet instant, j’aurais dû m’enfuir au plus vite, prendre mes jambes à mon cou, déguerpir, ne pas succomber au charme vénéneux de cette créature étrange. Seulement je me suis reconnue en elle. Moi aussi, à son âge, je n’aurais demandé qu’une chose, c’est de fuguer. Entre ma mère, ancienne championne de gym égyptienne, et mon père haut général français, je ne me suis jamais trop marrée à la maison. Ni à l’école, ni ailleurs. Heureusement que j’avais toutes ces nouvelles langues toujours à apprendre au gré de nos déménagements, les mathématiques comme amies et les jeux sur l’ordinateur. Pour tromper l’ennui, j’ai commencé à pirater sur le net à 12 ans. Le virtuel est devenu mon foyer. Pour la première fois, j’ai découvert ce qu’était la communauté. À 15 ans, je n’ai pas eu à m’arracher du domicile familial, puisque mes parents l’avaient depuis longtemps déserté. J’en ai eu marre de leur nomadisme, je suis restée en Egypte. J’ai pris l’habitude de parler d’eux comme s’ils étaient morts. J’ai passé mon bac à distance, je suis tombée amoureuse. D’un geek bien sûr, le plus brillant, le plus activiste, le plus hors-la-loi. On a mêlé notre amour à notre utopie, celui d’une toile ouverte, gratuite et libre. Où le savoir rimerait avec liberté et échanges. Où la connaissance serait libérée de la censure et du pouvoir des marchés. Où l’outil internet serait un vrai instrument démocratique. Où l’esprit de l’open source dynamiterait les systèmes établis, pyramidaux et conservateurs. Pour un printemps arabe qui ne retomberait pas aussi vite qu’un soufflé. On ne s’est vu en vrai que deux fois. Une fois, à Montréal, où il habitait, une fois, chez moi au Caire. Deux fois seulement, en tout et pour tout. Parce qu’Aaron s’est suicidé aux fêtes de l’aïd, il y a cinq ans. On n’a même pas eu le temps de faire l’amour ensemble. Je n’ai toujours pas compris. Parfois, je me demande si on ne l’a pas suicidé. Il avait la CIA au cul, je crois. Et d’autres services secrets d’ici et d’ailleurs aussi. Moi, j’ai fui en France. J’ai voulu me faire un peu oublier. De toute façon, chez moi, il n’y a pas d’avenir. J’ai choisi de réussir par d’autres voies, celles plus classiques des grandes écoles et des diplômes prestigieux.
Mon père aurait été content, peut-être moins s’il avait su comment je gagnais ma vie… Parce que le meilleur moyen de se cacher est de s’exposer, je suis devenue danseuse de revue. J’avais aussi un corps, je ne savais pas quoi en faire, j’allais m’en servir. J’utiliserais toutes les cordes à mon arc pour me venger.
– Je peux venir chez toi ?
Pourquoi n’ai-je pas adopté la voix mielleuse et niaiseuse que les adultes ont dans les films pour parler aux enfants et leur faire gober n’importe quoi, soi-disant pour leur bien ? Je n’ai jamais su mentir.
– Écoute, Audrey, je ne te connais pas. Tu sors de nulle part. C’est dangereux pour moi d’être avec toi. Désolée, le kidnapping d’enfant, c’est pas ma came. Alors, tu vas être mignonne, tu vas me suivre, on va se rendre au commissariat le plus proche et tu vas retrouver gentiment ton papa et ta maman. Désolée, mais je n’ai aucune envie que ta photo ou la mienne soient bientôt placardées sur tous les murs de Paris. Les avis de recherches, moi, ça me fout le bourdon et la nausée. Je n’aime pas le dégueulasse, tu comprends, petite tête de linotte ?
Ça n’a pas manqué. Elle s’est mise à chialer. Je me suis sentie bête. Je l’ai prise dans mes bras. Sa chaleur collante contre moi. Je ne sais pas pourquoi, je me suis effondrée en larmes. J’ai pleuré sur la gosse et sur moi. J’ai pleuré sur mon concours de l’ENA que je venais de planter. J’ai pleuré sur mes parents que je n’ai pas vus depuis cinq ans. J’ai pleuré sur ma fierté. J’ai pleuré sur mon amour perdu. J’ai pleuré sur ma vengeance ratée et abandonnée aux oubliettes. J’ai pleuré sur son nez un peu trop grand. J’ai pleuré sur ma carrière improvisée de danseuse de cabaret. J’ai pleuré sur la joie étrange, perverse que je tirais de n’être que des seins et des jambes qui s’élancent. J’ai pleuré sur ma solitude. J’ai pleuré salement comme un adulte faible qui regrette son enfance et s’apitoie sur son sort. Il n’y a pas à dire, la môme m’avait refilé un virus qui était en train lamentablement de me pirater. Heureusement, un inconnu nous a abordées :
– Ça va Madame ?
C’est la petite qui a répondu à ma place.
– Maman est triste, c’est tout. On va rentrer. Maintenant !
C’était un ordre. Audrey m’a tirée par la manche de mon trench, j’ai été obligée de la suivre. On a monté les marches du métro, l’air froid nous a accueillies dehors. Nous nous sommes dirigées sans rien dire vers le numéro 13 de la rue André Antoine. J’avais besoin de me poser chez moi avant de décider quoi que ce soit. Après tout, cette gosse disait peut-être vrai ? Après tout, elle était peut-être vraiment orpheline ? Je pouvais peut-être l’aider. Depuis quand, moi, Zoé-Noor Brenner, avais-je donc peur de l’ordre établi et hiérarchique ? On m’avait volé mon enfance, on ne lui volerait pas la sienne. Anarchiste for ever ! Ni Dieu, ni maître, ni parents. J’ai senti le fantôme d’Aaron tout près de moi. J’entendais sa phrase chérie me résonner dans la tête : l’esprit de la liberté réclame la liberté de l’esprit.
Audrey Armbruster, 9 ans
Je l’ai reconnue tout de suite : son grain de beauté sur la gauche en haut de la narine, son nez droit, sa peau mate. Elle est très brune avec une coupe de cheveux au carré. Elle est très belle avec les yeux ambre qui louchent un petit peu : la princesse-vampire ! Je n’ai pas attendu, j’ai sauté immédiatement dans le métro où elle se trouvait quand je l’ai vue. Elle seule pouvait me sauver ! Il fallait que je lui parle. De toute façon, j’en avais assez de maman qui me criait dessus. J’aime pas le Sacré Cœur. J’avais mal aux chaussures. Aunty m’énervait à s’extasier pour un rien. Ça va, des églises, ici il y en a à tous les coins ! Et elle ne pouvait pas parler français comme tout le monde ? J’ai honte quand nous parlons anglais dans la rue. À la maison, maman peut mais elle sait que je déteste ça à l’extérieur. Papa, lui, on est dans son pays, il n’a pas à switcher de langue. Moi, je ne veux pas partir d’ici. Je ne veux pas retourner là-bas, je ne veux pas quitter papa. Les États-Unis, c’est pourri. Moi, je n’ai pas envie de devenir aussi grosse que Aunty Gertrude et aussi conne que la cousine Sandy. Mais, bien sûr, personne ne m’a demandé mon avis.
Dans L’Aurore de la nuit, la princesse-vampire, hop, il lui suffit un petit coup de dent dans le cou des gens et tout rentre dans l’ordre. Moi, je voulais juste qu’elle morde maman pour qu’elle retombe amoureuse de papa, et pas de ce sale porc de Francis. Oui, sale porc, je le répète. Devant le psy, maman a dit que ce n’étaient pas des manières de parler. Et puis, elle m’a demandé de me taire. « Mais pourquoi Barbara ?», a demandé le psy. Elle n’a pas envie de se faire prendre la main dans le sac, a-t-elle dit, heureusement que ton père n’est pas là. Et puis, on a cessé de voir le psy. Je l’aimais bien pourtant celui-là, Oscar, avec sa gueule de Droopy triste.
Bien sûr, je ne suis pas une bébé. Je sais bien que la princesse-vampire n’existe pas. C’est ce que je n’arrête pas de répéter à Léa dans la cour de récré. Mais, là, désolée, la ressemblance était trop frappante, ça valait le coup d’essayer. Sait-on jamais ? Et puis, maman et Aunty, ça leur fera les pieds. Je me suis donc assise sur le strapontin et je n’ai pas quitté la princesse-vampire des yeux. Elle est sortie à la station suivante. Je l’ai suivie juste avant que les portes ne se referment sur moi. Et puis, je l’ai appelée. En anglais. Pour vérifier que c’était bien elle (la série est américaine, je reviens sur mon propos, tout n’est pas si pourri là-bas) : « miss, miss, please ! » Banco, ça a marché, elle s’est retournée dans l’escalier et je lui ai demandé de m’emmener avec elle. D’abord, elle a un peu rechigné, elle m’a expliqué qu’elle s’appelait en fait Zoé-Noor et puis, au moment où je croyais tout perdu, elle a commencé à pleurer comme une fontaine. Et puis, je ne sais plus comment on est arrivé chez elle.
Étienne Manchin, Manager des hôtes et hôtesses de Franprix
La nuit parfois, je me lève. À pas de loup, je vais au fond du couloir et je me colle à sa porte. J’aime le souffle de sa respiration quand elle dort. Parfois elle siffle légèrement, elle ronfle presque et ça m’excite. Là, dans la soupente, sous les combles de notre immeuble, au 6ème étage, dans le couloir froid et nu, je me touche.
Je suis raide dingue de ma voisine de palier. Je précise, celle qui est belle au fond du couloir, pas la grosse moche en face de chez moi. Un jour, je l’ai suivie (la belle bien sûr). J’ai découvert qu’elle travaillait au Moulin Rouge, ça ne m’a pas étonné, non, par contre, ça m’a rendu encore plus fou d’elle.
Ça m’a rappelé mes souvenirs d’adolescent quand je me glissais dans le grenier de mes parents. J’y avais découvert une malle pleine de boas à plumes, des cache-tétons, des froufrous à paillettes, des corsets rouges à dentelles… Des affaires de ma mère, je suppose. Je n’ai jamais osé lui demander. Il aurait fallu avouer ce que je fabriquais avec en haut sous les toits et l’adolescent boutonneux que j’étais n’aurait pu dissimuler sa gêne et l’ébranlement de ses sens. Chaque objet était un trésor à fantasmes. Un abîme de plaisirs honteux. Aujourd’hui, peut-être, arriverais-je à être plus audacieux. Tous les jours, je me creuse la tête pour savoir comment aborder ma belle danseuse du Moulin Rouge. D’abord, j’ai eu l’idée de la boîte aux lettres. J’ai osé, oui, j’ai osé l’arrêter dans le hall du rez-de-chaussée pour lui dire que j’avais reçu un courrier qui lui était adressé (c’était bidon bien sûr mais rien de plus facile que de créer une fausse carte postale) : Zoé-Noor Brenner, c’était bien elle ? Elle m’a toisé, pour la première fois, elle m’a vraiment regardé, j’existais enfin pour elle, elle m’a demandé qui j’étais, je lui ai répondu que j’étais son voisin de droite, son dévoué Étienne Manchin (là, j’avoue, j’ai peut-être exagéré). Elle m’a répondu sèchement : « Très bien, vous connaissez mon nom ? Vous n’avez qu’à glisser la carte en question dans ma boîte aux lettres. Merci ! Au revoir, je suis en retard. »
J’adore que l’on me rabroue, cette femme est ravissante. Elle doit avoir à peine 20 ans. Une beauté orientale et un corps sculptural. Si forte, si belle. Plus grande que la vie. Oui, c’est ça, je me suis répété. Ce qui me plait en elle, c’est qu’elle est plus grande que la vie. Quand je la vois, j’ai l’image d’Alice au pays des merveilles dont les bras et les jambes sortent des fenêtres d’une maison trop petite pour elle. Notre immeuble est en U, j’ai donc vue sur sa chambre. J’ai installé une webcam qui la filme en permanence. En rentrant le soir, je la mate minutieusement. Puis, j’ai inventé un dégât des eaux. Je suis chef de rayon à Franprix, quand je m’emmerde, quand j’ai déjà passé un savon à toutes les caissières, je suis parfois traversé par des éclairs de génie en me curant les ongles à mon guichet du petit accueil client. Au bruit régulier de sa chasse d’eau, j’ai compris que nos salles de bain étaient adjacentes. Attention, il y allait avoir des fuites entre nous. L’idée était géniale et elle me garantissait une relation de longue durée avec ma voisine pour un problème forcément insoluble. L’origine de l’inondation, on n’était pas près de la trouver puisque c’est moi qui l’ai créée de toutes pièces. En attendant, ça m’a permis de choper son numéro de téléphone et d’avoir des contacts réguliers avec Zoé-Noor, ma dulcinée, ma promise.
Le résultat n’a pas tardé à venir. Aujourd’hui –victoire !- je vais enfin pouvoir m’introduire chez elle. En toute légalité, bien sûr. La concierge a les clefs. Le syndic est convoqué pour 15h ce lundi. J’ai prévenu ma future conquête par texto mais elle ne m’a pas répondu, conformément à son habitude. Cela n’a pas d’importance, nous voilà tous les trois réunis devant la porte de ma chère voisine, le représentant du syndic Mr Granger, la concierge Sophia et moi. Je suis fébrile, j’ai pris mon jour de congé spécialement pour ça : je vais pénétrer pour la première fois chez elle. Il va falloir bien me concentrer et noter le moindre détail de son intimité. J’ai les aisselles moites.
La concierge tourne la clef, pousse la porte… Surprise ! Zoé-Noor est là, elle n’est pas seule. Une enfant l’accompagne. Toutes les deux hurlent à notre entrée comme surprises en flagrant délit. Leur terreur se communique et Sophia la concierge se mêle à leurs cris d’effroi. Bref, c’est du grand n’importe quoi. Une fois le moment de terreur passé, chacun retrouve ses esprits. J’en profite pour saisir la main de Zoé-Noor et lui demande si elle a bien reçu mon texto. Elle veut un verre d’eau, oui, ça lui revient maintenant, comment a-t-elle pu oublier ? Je sens qu’elle cache quelque chose. C’est mon instinct de hyène. En tant que petit chef, je sais toujours quand quelqu’un traficote quelque chose derrière mon dos. Le représentant du syndic part faire des photos dans sa salle de bains, la concierge lui indique la voie. Moi, je ne lâche pas ma proie et l’interroge sur l’enfant réfugiée, encore apeurée, dans ses bras :
– Votre fille peut-être ?
– Non, Audrey…ma nièce ! Désolée, elle ne comprend pas le français, elle est américaine.
Son débit est trop rapide. Je la soupçonne d’inventer au fur et à mesure. Je commente d’un petit « eh oui » suspicieux à la fin de sa flopée de justifications. Normalement, ça ne coupe pas. Il n’y a pas meilleur moyen pour griller un menteur. Il en rajoute immanquablement une couche. Elle commet l’erreur classique : « Audrey est en vacances chez moi, à Paris. Pour plusieurs jours. Ses parents sont partis en voyage de noces à Venise.» Je la tiens, elle a peur de moi. Je me promets d’écouter ensuite à sa porte pour découvrir ce qu’elle tente de cacher. La visite est terminée, nous sortons. J’attends que Mr Granger et la concierge s’éloignent un peu, je reviens vers elle. Je profite de mon ascendant pour lui dire de ne pas hésiter à m’appeler si elle a besoin de quoi que ce soit. Je suis son aimable voisin, je ferais tout pour elle. Elle me claque la porte au nez. Je fais semblant de partir. Quelques instants puis je reviens sans un bruit me blottir contre son entrée et colle mon oreille à la cloison. Ça n’attend pas, j’ai de la chance, elle parle très fort :
– Audrey, on parle en anglais à partir de maintenant. Ce con de voisin m’espionne et il est susceptible d’être encore derrière à nous écouter.
J’avoue, un point pour elle. Par contre, je ne suis pas si con qu’elle le croit parce que je comprends aussi l’anglais. Elle continue donc en anglais et elle explique en gros à la gamine qu’elles vont s’enfuir toutes les deux ( ?!), qu’elle connaît un endroit sûr où elles pourront se réfugier tranquilles et décider de leur avenir. Parce qu’ici, c’est trop dangereux, les murs ont des oreilles. Je ne peux alors m’empêcher d’avoir une quinte de toux. C’est ma bombe à retardement interne, c’est mon chat Cocaïne – je l’ai appelé ainsi parce qu’il est tout noir avec une ligne blanche dessus et parce que c’est mon premier acte de résistance contre maman. Depuis tout petit, je suis allergique aux poils de matou. Et, bien sûr, les toussotements me prennent toujours quand il ne faut pas. Cette fois-ci, c’est moi qui me fais griller. Elle ouvre la porte, elle est furieuse : « Bon, ça suffit, vous et votre manège ! Entrez, c’est le moment ou jamais de s’expliquer. »
Une heure plus tard, je sors de chez elle. Je suis un homme heureux. La vie est belle. Zoé-Noor m’a passé commande. Je suis prêt à tout faire pour elle. Elle m’a expliqué qu’Audrey était bel et bien sa fille, qu’elle venait de l’arracher de son ex-mari qui était un prince d’Arabie Saoudite. Qu’il n’allait pas tarder à les retrouver, qu’elles devaient bientôt toutes les deux fuir, peut-être s’exiler aux États-Unis où elles seraient enfin toutes les deux tranquilles. Est-ce que je voulais bien les aider ? C’était tellement énorme qu’elle ne pouvait mentir. De toute façon, je n’avais plus qu’une envie, c’était bon de la croire. Elle se confiait totalement à moi, elle me souriait, elle avait besoin de moi. C’est vrai, elle paraissait bien jeune pour avoir un enfant aussi âgé. Mais qui sait ? Peut-être m’aimait-elle déjà un peu… J’allais lui prouver ce qu’un homme était aussi capable. J’allais lui montrer que j’étais mieux qu’un émirat millionnaire. Je n’allais pas la décevoir. Peut-être pourrais-je ensuite les rejoindre là-bas ? Elle m’a demandé si elle pouvait envoyer sa livraison Monoprix chez moi. Il fallait qu’elle ait le nécessaire pour préparer leur fugue en toute discrétion. Oui, bien sûr. J’ai pensé « tout ce que tu voudras ma chérie » mais je ne l’ai pas dit. Elle a poursuivi. Pour communiquer entre nous, il fallait à partir de maintenant n’employer que des réseaux parallèles. Les textos, c’était trop dangereux, on était surveillé de partout. Elle a l’air aussi parano que ma mère, j’ai souri. Le plus sûr pour commencer donc était de se retrouver sur un site de rencontre. Là, on pourrait tchatter en toute sécurité, loin de Big Brother, et elle pourrait me donner les prochaines instructions. Il fallait qu’elle vérifie au préalable avec Audrey la liste des courses. Allominet.com, je connaissais ? Euh non… Rien de grave, j’allais m’y inscrire dès ce soir, prendre le nom de code LapinObaine19 et je la retrouverais sous le pseudo 3615esprit2liberté. Elle me dirait bientôt quoi faire. Est-ce que tout était bien clair ? Euh oui, bien sûr. Je suis un homme amoureux et ma voisine me donne des ailes.
J’ai attendu trois jours, elle ne m’a donné des nouvelles que jeudi très tard.
3615esprit2liberté à LapinObaine19
0 :44…Désolée pour le retard. Voici comme promis la liste des courses : Coloration Sweety Edition Très Très Blonde, une bouteille de jus de cranberry bio, quatre compotes Gerby pommes-bananes, Harry Potter et la chambre des secrets (tome 2, attention) et un sweat à capuche bleu, ligne le printemps arrive, taille 10 ans. Merci encore.
LapinObaine19 à 3615esprit2liberté
0 :46…Et tu viens les chercher quand ?
3615esprit2liberté à LapinObaine19
0 :50…Tu ne seras probablement pas livré avant ce soir, vendredi. Mets la livraison sur mon paillasson. Ca ira.
LapinObaine19 à 3615esprit2liberté
0 :51…Je pourrais sonner à ta porte ? Te voir ?
3615esprit2liberté à LapinObaine19
01 :00…Désolée, je ne suis pas sûre d’être là, je travaille tard et je ne veux pas qu’Audrey ouvre la porte à qui que ce soit pendant mon absence.
LapinObaine19 à 3615esprit2liberté
01 :01…Oui, je sais
3615esprit2liberté à LapinObaine19
01 :01…Quoi ? Qu’est-ce que tu sais d’autre ?
LapinObaine19 à 3615esprit2liberté
01 :02…Tu es danseuse au Moulin Rouge
3615esprit2liberté à LapinObaine19
01 :03…Mêle-toi de ce qui te regarde. Je fais ce qui me plait.
LapinObaine19 à 3615esprit2liberté
01 :04…Pardon, je ne voulais pas t’offenser.
3615esprit2liberté à LapinObaine19
01 :05… Ouais, de toute façon, le meilleur moyen de se cacher est de s’exposer, non ? Allez, bonne nuit voisin indiscret !
Cette nuit-là, je n’ai pas eu à me glisser devant sa porte pour sentir le désir monter en moi. Le vendredi a été horrible. Maman est venue me voir au magasin, j’ai cru que quelqu’un était mort. Après coup, je me demande qui d’ailleurs, il ne reste plus personne dans la famille, à l’exception de nous deux. Puis quand maman m’a dit qu’elle était passée chez moi. J’ai paniqué. Je me suis dit qu’elle allait tout foutre en l’air. Je ne sais pas pourquoi, c’était totalement irrationnel. Maman n’en a rien à foutre de moi, elle ne pense toujours qu’à elle, totalement enfermée dans ses T.O.Cs et sa paranoïa. Elle n’est qu’une sale égoïste. Elle a touché toute l’assurance-vie de papa, sa retraite et elle ne m’en a jamais versé un sou. Je me la coltine tous les dimanches dans l’espoir qu’elle ne me raye pas de son testament au profit d’une association à la noix comme 30 Millions de poupées en détresse… Alors, pas question qu’elle empiète sur mon territoire, cette folle. Non, crotte ! Pour une fois que je me sentais vivre, que j’avais l’impression de m’échapper de son emprise, je n’avais pas envie qu’elle vienne chez moi derrière mon dos, qu’elle découvre mon chat Cocaïne, qu’elle me fasse la morale sur les dangers pour ma santé (je l’entends déjà : « Ce chat va te tuer, tu as failli mourir étouffé à six ans après avoir passé l’après-midi à caresser la chatte des voisins ! Tu ne t’en souviens donc pas ? »). Et puis qu’elle me questionne sur la webcam installée en plein milieu du salon et qu’elle aille ensuite tout rapporter à ma belle voisine parce que, mon garçon, ce sont des choses qui ne se font pas. « Je préfère encore dénoncer mon fils plutôt qu’il mène une vie indigne. » Et encore d’autres conneries de ce genre. Je m’en suis donc débarrassé rapidement.
Le soir, le livreur passé, j’ai déposé le colis comme promis à Zoé-Noor devant sa porte. J’ai attendu de ses nouvelles. Rien. Je suis resté toute la journée connecté sur le tchat d’allominet.com au boulot. Espérant un signe d’elle. Ne serait-ce qu’un remerciement… Rien.
À la pause déjeuner, j’ai feuilleté Ce Matin comme à mon habitude – je déjeune toujours seul. À la page des messages personnels, la feuille de salade de mon sandwich m’est tombée dessus quand j’ai lu :
« La livraison n’était pas la bonne, mais je te donne une dernière chance de me montrer quel homme tu fais. Étonne-moi et retrouve-moi à la même adresse ! »
Je me suis rappelé les dernières paroles de Zoé-Noor : « Le meilleur moyen de se cacher est de s’exposer. » Ainsi donc elle avait le toupet de passer désormais par les pages publiques d’un journal pour me remercier. Quel meilleur moyen de se dissimuler que de se révéler au grand jour ? Quelle fille brillante, quelle fille incroyable ! Par contre, j’étais inquiet. En quoi, la livraison n’était-elle pas bonne ? Qu’attendait-elle encore de moi ? J’étais prêt à tout lui donner bien sûr, à condition qu’elle précisât un minimum ce qu’elle voulait. Et à quelle adresse la retrouver ? Celle de notre tchat commun sur allominet.com ? Ou notre adresse commune, le 13 de la rue André Antoine ?
Je suis un homme sans imagination, comment pourrais-je l’étonner ? C’était ma dernière chance, le compte à rebours avait commencé. C’est alors que j’ai eu une autre idée géniale. J’allais taper encore plus fort. Je n’allais pas les exposer, j’allais les surexposer. Grâce à moi, Zoé-Noor et Audrey n’auraient même pas à s’exiler aux États-Unis. Les conflits des gardes d’enfant étaient à la mode. On ne comptait plus le nombre de pères qui montaient au sommet des grues pour se faire entendre. Pour réclamer justice. Devant les caméras du 20 heures. Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Je pouvais les sauver. Le présentateur du 20 h passait tous les jours au Franprix, j’avais sympathisé avec lui et j’allais bientôt lui refiler un sujet en or.
SAMEDI 18 MAI
Francis Loizeau, Rédacteur en chef adjoint Ce Matin
Putain, ça, c’était du bon spectacle ! La gamine retrouvée en direct avec sa kidnappeuse au journal de 20h ! Putain, putain, ils étaient bons, ces connards de la télévision. La traque servie directement pour la soupe, madame et monsieur. Le casting parfait ! Il fallait voir la gosse éblouie par la lumière des caméras et la gueule défaite de la bombasse qui la retenait. On aurait dit Lara Croft, elle a même essayé de s’enfuir par la fenêtre. J’étais mort de rire. On allait pouvoir en envoyer des papiers gratinés. Depuis lundi, toute la rédaction avait suivi l’affaire avec gourmandise. On allait enfin savoir ce qui s’était passé ! Alors, viol ou pas viol ? Ah, ah, on allait en vendre des journaux. J’imaginais déjà le buzz. Franchement, j’ai adoré. Ca, c’était du show comme on les aime. J’ai moins aimé lorsque j’ai découvert le visage de la gamine. En gros plan. C’est comme si je la voyais pour la première fois.
Merde ! Mais c’était…la fille de Barbara, une de mes maîtresses ! Pas de doute, elle avait le même long nez que sa mère. La petite Audrey, dont on parle depuis lundi, c’était donc elle ! Comment n’avais-je pas fait la connexion ? Quel con !
J’avais pourtant pondu plusieurs articles à ce sujet. Balancé, à la légère comme à mon habitude. À aucun moment, je n’avais réfléchi à ce que j’écrivais. Jamais je n’avais regardé de près la photo de l’avis de recherche. A quoi bon ? Il ne manquerait plus que je vérifie aussi mes sources ! Moi, je réfléchis en termes d’effets, de référencement Google et de nombres de titres vendus. Je pense avant tout au plaisir de mon lecteur. La cause, j’avoue, ne m’intéresse peu. L’information, tu parles, les gens veulent avant tout de l’entertainment ! Et tant pis si c’est toujours la même chose : viols, tournantes, mamies massacrées dans leurs cours et stars cocues. Au fond, ils n’en ont rien à foutre de ce qui se passe autour d’eux, ce qu’ils veulent, c’est de quoi nourrir leurs instincts vicieux de voyeurs. Alors, moi, je leur sers la soupe. Et ça marche !
Ce Matin a augmenté d’un tiers ses ventes depuis mon arrivée et nous sommes numéro 1 des sites d’information sur le web en termes de trafic quotidien. Le Francis Lamoureux, là, le ringard, il peut trembler pour sa place. Il n’est pas très en forme en ce moment, il y a de quoi, je vais le bouffer. S’il savait que j’ai rendez-vous mercredi prochain avec la directrice générale, il pourrait aller direct se faire flamber devant Pôle Emploi.
« Putain, Francis, regarde ! »
J’ai replongé le nez dans l’écran suspendu au plafond du desk. La petite pleurait dans les bras de sa kidnappeuse. Ah oui, ça a un nom, ça. C’est un syndrome ou un symptôme je ne sais plus. Un truc avec la Suède, le symptôme Ikea, je crois. À vérifier sur Wikipedia tout à l’heure. Je me suis emparé du papier portrait de la gosse illico. Vite, il fallait être les premiers sur le coup sur le net.
Oh, putain, putain, c’était la fille de Barbara ! Jamais je ne me serais douté d’un possible lien avec la réalité, enfin je veux dire ma réalité. Dire que je baise sa mère.
Celle que j’ai décrite dans mes papiers comme « la mère américaine désespérée mariée à un Français »… c’était donc Barbara ! Bien sûr, je suis con, je n’ai pas de ses nouvelles depuis lundi. Elle est en train de divorcer, ça n’a pas l’air facile. Alors je lui foutais la paix. Et puis je devais aussi m’occuper de Nicole et de la petite Emma, la stagiaire. Je me perds parfois dans toutes mes maîtresses et ça me rend un peu con. Ce n’est pas que je n’en ai rien à foutre mais je profite et puis je les oublie. Je zappe tout, c’est ma manière de vivre. Je vais d’une vague à l’autre, je suis un vrai surfeur. Surtout je ne plonge jamais la tête sous l’eau. Je ne vais jamais me noyer dans les profondeurs. C’est là où l’on se perd et l’on peut se faire mal. Après tout, il y a tellement de plaisirs à prendre. Ce n’est pas que je sois infidèle. Non, je reviens toujours où ma queue me mène mais je ne vais pas m’attarder dans un coup fourré.
Et si j’appelais Barbara ? Autant en profiter ! Je pouvais décrocher son interview en exclusivité, planter la concurrence et décrocher enfin le siège du rédacteur en chef ! Tout d’un coup, j’ai eu un haut le cœur. Les relents de mon Mac do m’ont soulevé l’estomac et j’ai dû me précipiter pour vomir dans les toilettes. Après m’être vidé, je me suis regardé dans la glace. J’étais blême sous le néon blafard des chiottes, je puais. J’ai vu le mec en face de moi. C’était donc moi, ce type au visage mal défini, les cheveux crados, les lunettes de faux intello de travers, la barbe bien mal rasée de trois jours pour cacher le double menton approchant, le ventre un peu gras…
C’était trop tard pour appeler Barbara. Elle devait me détester. Elle devait avoir lu mes articles. Elle avait dû voir mon vrai visage, celui d’une ordure. La pauvre, elle était folle de moi, ça avait dû lui faire de la peine. À aucun moment, je n’ai imaginé que ses angoisses de mère aient pu supplanter son amour pour moi. Allez, la cocotte, maintenant qu’elle avait retrouvé sa fille saine et sauve. J’allais lui faire plaisir, j’allais me racheter et tout se terminerait comme dans un conte de fée. Par un happy end. Je suis retourné au desk, ragaillardi par cette pensée. Alors qu’ils penchaient tous sur les détails du dénouement spectaculaire de l’enlèvement de la petite Audrey, j’en ai profité pour écrire l’annonce personnelle du lendemain.
Un instant, je me suis pris pour un autre que moi, un mec classe et responsable, qui assurerait auprès de sa maîtresse et qui serait plus que jamais prêt à la suivre au bout du monde, comme elle le lui demandait depuis des mois, pour la sauver, elle et son enfant, des méchants kidnappeurs français et de son mari cocu. J’ai écrit :
« Les tickets sont pris, si tu dis oui, je saute, je pars avec toi. »
De toute façon, je ne prenais aucun risque. Personne ne lit cette rubrique.