« Une Folle Envie de vous revoir » est un feuilleton littéraire co-signé par Claire Lamotte et Adeline Grais-Cernea.
En voici le 6ème épisode et si jamais vous avez loupé le début vous pouvez cliquer ici pour 1er, ici pour le 2ème et ici pour le 3ème, là pour le 4ème et là pour le 5ème.
ÉPISODE 6 – LA SEMAINE SUIVANTE
Francis Lamoureux, rédacteur en chef de Ce Matin
Quand la phrase fut prononcée, mon monde s’écroula pour de bon. Il était d’ailleurs déjà un peu bancal mon monde. Je traversais depuis quelques jours ce qu’on appelle communément une « série noire », comprendre par là que les mauvaises nouvelles s’étaient enchaînées en un temps si record qu’il était, à chaque nouvelle annonce catastrophique, difficile d’imaginer pire. Et pourtant. Oui, et pourtant, ce qu’on était venu me raconter là, sous mon toit, à la fin d’une journée des plus merdiques était bien pire que tout ce que je venais d’endurer comme peines aujourd’hui, hier et avant-hier confondus.
Pire que l’autre angoissée de l’ovule qui, à défaut de pondre, a bien failli se pendre en tentant de se défenestrer.
Pire que l’audit qui doit bientôt arriver à la rédac’, en immersion totale pour savoir quoi faire de ce journal (ça serait d’ailleurs pas mal que j’en parle à mon équipe…).
Pire que mon Louis, il est si petit, qui nous fait sa varicelle du nourrisson (pardon mon Loulou, mais je t’assure que c’est pire…).
Pire, enfin que mon frère, ce bon à rien pas plus dégourdi qu’un flan qui m’annonce qu’il « squatterait bien mon canap’ » une dizaine de jours parce qu’il est « à la ramasse niveau taff et que sa meuf vient de le guélar ». Elle avait l’appart donc, et non il n’est pas plus jeune que moi, il est même l’aîné et de loin ! Oui, bien pire que tout cela.
Je la regardais dans ses grands yeux noirs. Son accent chilien retenait mon attention. Plus que tout ce qu’elle disait, finalement :
– Elle a essayé de vous appeler, mais vous ne répondiez pas.
J’attendais seulement qu’elle me ponde la phrase, la seule phrase que je voyais arriver vers moi, au grand galop, prête à m’exploser la tronche.
Elle continua, en essayant de paraître calme, en roulant les « r » comme toutes ces filles-là. Je m’étais assis dans mon fauteuil, le mien, qui porte l’empreinte de mon cul et celui de personne d’autre et j’attendais la sentence en tapotant frénétiquement le bout de mes doigts et tout en laissant penser que j’étais détendu.
L’accent chilien continuait sa fable.
– Elle est devenue comme folle, je ne l’avais jamais vue comme ça. Elle a juste pris quelques affaires en pleurant… Je suis désolée…
Je voulais qu’elle soit claire ! Qu’elle me le dise ! Dis-le moi, n’aie pas peur !!! Je repris derrière elle :
– Giulia, dis-je en prenant la main de ma femme qui se tenait debout à côté de moi, ce que tu veux nous dire c’est que Carolina est partie ?
– Oui voilà, me répondit-elle.
– Alors dis-le !!!, hurlai-je tout d’un coup sans trop savoir comment j’avais le courage de dévoiler tant de colère face à cette nouvelle.
Natacha parut choquée et je comprenais pourquoi. Après tout, il s’agissait juste de notre jeune fille au pair qui avait mis les voiles, pas de quoi en faire tout un foin. Il fallait que je prenne l’attitude du père qui voit toute son organisation domestique se casser la figure et qui enrage de devoir trouver une solution à la hâte.
– C’est pour ça qu’elle m’a appelée, continua Giulia, pour que je vienne garder Loulou, et puis parce que je connais bien Lucia, donc elle avait confiance.
Giulia Constanza. C’était donc l’amie de notre amie Lucia Pastina qui connaissait bien les parents de Carolina et c’était finalement à cause d’elle que nous avions recueilli cette petite perle branlante (je parle de son problème de boiteuse, ne me faites pas dire ce que… Même si j’avoue que le jeu de mots est bon.).
Carolina rentre donc en Argentine… Que dis-je ! Carolina est rentrée (!) en Argentine ! Elle a reçu un appel tôt ce matin, Natacha et moi étions déjà partis. La voix tremblante de sa mère lui a annoncé que son père était à l’hôpital, foudroyé par un mal inconnu qui lui avait court-circuité le cerveau. Les médecins pensent à une sorte de méningite qui n’est pas encore répertoriée. En fait, ils ne savent pas. La pauvre Salvatore est depuis deux jours sous assistance respiratoire et ce matin, on a été obligé de lui faire une trachéotomie. La maman de Carolina n’a pas eu la force de cacher plus longtemps la vérité à sa fille. Elle voulait que tout se règle sans drame. Que son mari reprenne des forces et qu’il rentre à la maison comme si de rien n’était. Mais le retour des médecins a fait office d’électrochoc : « Il faut garder espoir Mme Constanza… est-ce que vous avez fait le nécessaire niveau obsèques ? » Elle a fondu en larmes et a appelé sa fille en pensant qu’elle saurait quoi faire. C’était un truc avec Carolina, ça. Cette fille réglait les situations. Toutes les situations. Les plus dramatiques, même parfois. Elle restait toujours très calme, écoutait bien attentivement l’énoncé du problème, puis vous regardait dans les yeux, en insistant bien comme il faut pour vous mettre un peu mal à l’aise. Elle nous fouillait du regard, comme si l’on cachait involontairement la solution. Et puis elle disait :
« On va régler ça. »
« On ». En vérité, c’est elle qui faisait tout. J’ai failli craquer plusieurs fois. Je lui disais :
« Carolina, tu sais, je ne suis pas un mauvais bougre. Ce qui m’arrive-là, c’est à peine croyable. Si on m’avait dit qu’un jour je ressentirais quelque chose d’aussi fort pour quelqu’un… pour quelqu’un d’autre que Natacha. Merde alors, qu’est ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que tu as de si spécial pour que je sois, à ce point, fou de toi… ? »
Et elle me regardait bien profond dans les yeux, en se mordillant un peu l’intérieur des joues. Moi, je voulais juste qu’elle s’envole lyriquement avec moi, et qu’on y mette de la passion verbale (la barrière de la langue contrariant un peu mes plans, soit), mais qu’elle se dévoile aussi un peu, qu’elle me dise ce qu’elle ressentait, qu’elle me prenne par le cou, m’agrippe les oreilles et m’embrasse sauvagement en collant ses nichons contre mon torse, en me rendant assez sauvage pour que j’ose la choper par les cuisses, la plaquer contre un réfrigérateur, que je vienne m’écraser tout contre elle, son parfum vanille jusque dans ma bouche et que…
« On va régler ça. »
Bam. Le couperet. Le tact argentin. Prends-toi ça dans les dents pauvre connard de vieil amoureux.
Natacha me regardait désemparée. Elle aussi aimait Carolina, dans un sens. Elle lui avait confié l’être qu’elle chérissait le plus au monde (non, pas moi…), elle lui avait donné toute sa confiance et pour ça, il fallait forcément qu’il y ait un peu d’amour. Elle aussi se sentait abandonnée. Trahie. Déçue. Triste. Seule. Oui, seuls. Après l’annonce faite par Giulia, Natacha et moi nous nous sentions seuls. Cette jeune fille vivait avec nous depuis à peine 4 mois et voilà qu’à son départ, nous nous retrouvions comme les derniers qu’on vient chercher à l’école et qui attendent patiemment sous le préau, bouche cousue en faisant un peu la moue. Abasourdis.
Il ne fallait pas que j’en fasse trop non plus. Ce n’était pas maintenant qu’elle s’était tirée que j’allais risquer de me faire gauler, soyons sérieux, ça aurait vraiment été un sale coup que je me serais fait là. Je repris mon sang-froid et remerciai Giulia très sincèrement tout en m’excusant d’avoir quelque peu haussé le ton. La pauvre, elle n’y était pour rien et en plus elle avait été bloquée chez nous avec Louis toute la journée, pour peu qu’elle ait en plus attrapé la varicelle…
Au lit, ses lunettes collées sur le bout de son nez, Natacha n’arrivait pas à lire. J’étais allongé à côté d’elle et pour ma part, je n’essayais même pas d’avoir une quelconque activité. J’étais juste sur le dos, les deux mains ramenées derrière la nuque, et je regardais le plafonnier.
Natacha n’arrêtait pas d’interrompre sa lecture pour me remémorer des situations où Carolina avait été d’une grande aide. Elle me disait :
« Tu te rappelles du jour où elle a scié les barreaux du parc de Louis quand il s’est coincé la tête dedans ? »
Et moi je répondais :
– Oui oui, quelle réactivité cette fille ! Tout en pensant au moment où sentant que j’allais venir, elle retirait vite la capote tout en continuant de me branler pour que je puisse lui juter à temps sur les seins, parce qu’elle savait que j’adorais ça.
– Tu te rappelles où elle a fait un dîner succulent pour 15 personnes avec juste les restes du frigo ?
Et moi je répondais :
« Haha, oui, on aurait dû l’inscrire à MasterChef ! Tout en pensant à l’odeur sucrée qu’avait parfois ma bite à force de se frotter contre tout son corps vanillé.
Ce plafonnier est tout bonnement affreux, dis-je, il faudra le changer. »
Oui, l’heure était au changement, et dès le lendemain matin, c’est mon équipe qui en fit les frais :
« D’ici une dizaine de jours, nous allons avoir un invité prestigieux qui va venir se joindre à la rédaction. »
Tout le monde était bien attentif. En arrivant un peu en avance j’avais installé les chaises en rangs les unes derrière les autres pour donner l’impression d’une vraie réunion et sans permettre que qui que ce soit puisse glandouiller sur son Facebook pendant que je parle. Francis avait direct collé les deux premières phalanges de ses gros doigts boudinés dans la ceinture de son pantalon tout en optant pour une pose de kéké, talon droit sur genou gauche, bide en avant et ne se cachant pas pour bailler exagérément.
Constance était comme d’habitude pendue à mes lèvres, assez du moins pour oublier de manger le muffin au chocolat qui commençait à s’émietter entre ses mains.
Anna avait changé de lunettes, elles étaient dorénavant rouges et cela lui donnait un air sérieux, posé, presque rassurant. Dur de croire qu’elle essayait de se foutre en l’air il y a quelques jours seulement.
Emma s’était mise au premier rang, bien qu’elle ne soit pas directement concernée par cette réunion et que je lui en ai fait la remarque juste avant de commencer… En face de moi, en jupe, et les jambes juste assez légèrement écartées pour que je puisse deviner qu’elle portait une culotte blanche. Ma pauvre ! Si tu savais à quel point tout cela me dépasse en ce moment, comme si je n’avais que ça à penser ! (Blanche avec des points rouges, la culotte.)
Les autres étaient sages, jambes croisées et mains jointes agrippées aux genoux.
– Cette personne est chargée par notre direction générale, celle du groupe, de venir séjourner avec nous durant toute une semaine et de tout inspecter, y compris les comptes. On appelle ça, un audit ! (Oui j’aimais bien les prendre pour des cons aussi parfois.) Il paraîtrait que nous perdons des annonceurs tous les jours et que nous coûtons globalement beaucoup trop cher à nos investisseurs qui se sont tous mis d’accord pour faire des économies sur nos gueules.
– Est-ce que nos postes sont en jeu, Francis ?, demanda Monsieur Pierre en levant la pointe de son stylo vers le ciel comme s’il était à une conférence de presse.
– Je ne vais pas vous mentir. C’est plus que nos postes qui sont en jeux. C’est tout le journal.
Plusieurs bruits de couloir sont arrivés jusqu’à mes oreilles… dis-je en pointant rapidement du regard ce connard de Francis qui baissait les yeux tout en souriant de côté… D’aucuns disent que nous devrions exister uniquement sur Internet, en flux continu quitte à bosser de chez nous… j’ai aussi entendu dire qu’un magazine porno serait plus rentable, ou qu’une revue de bouffe pourrait faire l’affaire. La vraie personne sur la sellette, les amis, c’est moi et je suis certain qu’au moins une personne ici se réjouit d’avance de me voir faire mes valises.
– Oh, j’t’en prie, me coupa Francis brutalement, arrête de faire ta victime, tu veux… C’est pas parce que tu as le boulot dont je rêve que je veux pour autant ta mort là, t’en fais un peu trop, j’crois.
C’est vrai que j’en faisais un peu trop. J’avais l’impression d’être à la tête d’une armée de branquignoles que j’essayais de convaincre de prendre d’assaut le château de la méchante reine tout en ayant vraiment peur de les envoyer au casse-pipe. Je me sentais investi d’une mission ! J’avais perdu Carolina hier, je n’allais pas perdre mon job aujourd’hui, ni mes collègues, ni mon bureau, ni…
– Il faut monter un plan, lança Emma. (La stagiaire, je rappelle. Qu’est-ce qu’elle vient la ramener encore celle-là ?) Je suis sûre qu’en préparant bien notre coup on peut lui faire croire n’importe quoi, voire lui faire cracher un peu plus d’oseille…
Je n’avais absolument aucune, mais alors aucune (!) idée de ce qu’elle entendait par « plan », mais son engouement me fit chaud au cœur et vis en elle l’élément ++ qui allait nous faire gagner la guerre. Ainsi je rectifie, je n’allais pas perdre mon job, ni mes collègues, ni mon bureau, ni Emma…
– Sauf que je finis mon stage dans 3 jours…, lança-t-elle.
– Je m’en fous ! (J’avais envie de monter sur une table) Tu restes ! Je te fais un contrat de stage rémunéré et tu restes ! Ils vont comprendre comment je dépense l’argent de cette boîte ces salauds !
– Je veux bien rester, dit Emma en souriant d’une façon plutôt timide pour une fois.
Le Cercle des poètes disparus. Un fantasme que je pensais impossible à réaliser, et pourtant je venais presque d’en sentir le goût : le goût de la liberté ! Je dis « presque » parce qu’en rentrant chez moi, clairement, les choses avaient changé : Carolina n’était pas revenue dans la journée… on ne sait jamais. Louis ne comprenait pas pourquoi ça le grattait autant et pleurait inlassablement. Natacha était sur les nerfs. Et Jean-François, mon frère, qui depuis ses 15 ans tenait beaucoup à ce qu’on l’appelle juste Jeff, était assis, doigts de pieds en éventail, doigts de pieds en Birkenstock, dans MON fauteuil !
C’est à ce moment-là, je ne sais pas pourquoi, que j’ai pensé à la phrase parue ce matin dans la série des petites annonces. Phrase que je savais avoir été écrite par Francis :
« Les tickets sont pris, si tu dis oui, je saute, je pars avec toi. »
Et me demandai alors soudainement à qui elle s’adressait tant j’aurais voulu en être à l’origine. Oui, j’aurais voulu écrire la même annonce, deux jours plus tôt, en espagnol. J’aurais voulu que Carolina la lise quelques minutes avant que sa mère l’appelle. J’aurais voulu qu’elle accoure en larmes à la rédaction et qu’elle se jette à mes pieds en me demandant de la suivre sur le champ, sans rien regarder de ce qu’était ma vie à ce moment-là, sans réfléchir à mon travail et en oubliant mon bout de chou tout boutonneux. Mais c’était la phrase de Francis, l’autre Francis, celui qui avait toujours les bonnes phrases. Pas la mienne.
« David pour Goliath : même pas peur. Amène donc ta fraise sur le champ de bataille, moi et mes gars on t’attend de pied ferme. »
Voilà, ce que moi j’avais pondu aujourd’hui, et le règlement de compte qui s’y profilait en toile de fond ne me faisait pas particulièrement rêver…