« Une Folle Envie de vous revoir » est un feuilleton littéraire co-signé par Claire Lamotte et Adeline Grais-Cernea.
En voici le 7ème épisode et si jamais vous avez loupé le début vous pouvez cliquer ici pour 1er, ici pour le 2ème et ici pour le 3ème, là pour le 4ème et là pour le 5ème, et là le 6ème.
ÉPISODE 7
Carolina Saldana, ex babysitter
Quand Giulia est rentrée, je lui ai sauté dessus :
– Alors, ça a marché ?
– Ils ont tout gobé ! J’ai même fait une trachéotomie à ton père. T’aurais vu leur tête ! C’était trop drôle.
– Je n’y crois pas. Tu n’as pas pu t’empêcher d’en rajouter ?
– Oh, Carolina, attends, je te rends service, je me suis peut-être chopée la varicelle à garder leur Loulou toute la journée. Je pouvais bien me faire plaisir…
– Enfin, Giulia, on n’est pas dans Urgences !
– Oh, un peu de détails réalistes ne fait que renforcer le beau mensonge. Et puis, tu peux me remercier : grâce à moi, t’en es définitivement débarrassée !
– Attends, Francis n’a pas tilté ? Il n’a même pas demandé si je reviendrais ? Ou comment me contacter là-bas ? Je ne sais pas. Ne serait-ce qu’une adresse pour m’envoyer mon dernier salaire ?
– Non, rien, je t’assure. Il a juste tiré une gueule de trois mètres de long et elle, la Natacha, elle m’a demandé si je pouvais revenir pour le gosse demain. T’inquiète, je ne vais pas prendre ta place, je ne suis pas folle. J’ai juste accepté pour une journée supplémentaire.
– Et dire qu’ils me doivent encore 400 € ! Je ne les pensais pas si mesquins…
– Oh, écoute, tu les lâches du jour au lendemain. C’est perdant-perdant, j’imagine. Vous êtes quittes.
– Et c’est tout ?
– Oui. J’ai récupéré la moitié de tes affaires, je prends le reste demain. Quoi ? Tu doutais de mes talents de comédienne ? Notre combine marche d’enfer et t’as l’air déçu ?
– Je ne pensais pas que cela serait si facile…
– En tout cas, tu peux rester ici autant que tu veux. C’est petit mais on s’arrangera. On dormira ensemble.
– Merci Giulia, laisse-moi le temps de me remplumer.
– Oh, je ne me fais pas de souci pour toi, t’es une battante.
À un moment donné, j’en ai eu assez de jouer le rôle de la cerise sur le gâteau. Garder bébé, lécher les bottes de maman et le zob de monsieur, merci ! J’ai voulu sortir du noyau familial. J’ai réglé le problème. Moi, j’aspirais à plus grand, plus haut et plus sexy. Alors, j’ai inventé ce bobard brinquebalant avec ma copine Giulia pour m’échapper du cocon. Un retour précipité en Argentine. J’en ai quasi enterré mon père. Pauvre Papa, s’il savait ! J’ai attendu Giulia toute la journée, calfeutrée chez elle, à fumer des clopes. Mon petit soldat est rentré, les nouvelles du front étaient excellentes. Au-delà de ce que j’aurais pu imaginer. Les Lamoureux avaient accepté mon départ les yeux fermés.
Et depuis deux jours, j’attends un texto de Francis. Rien. J’enrage. Pour la première fois, les choses ne se passent pas comme prévu. Et il osait me parler d’amour, celui-là ! Et j’y ai cru ! Le lâche ! Car ce que je n’ai pas avoué à Giulia, de peur de me faire griller, c’est que je l’aime, ce pauvre Don Quichotte. Mon plan n’était qu’un moyen pour le mettre au pied du mur, qu’il quitte sa femme, oui, et qu’il me choisisse, moi. Sauf que mon coup de bluff a lamentablement échoué. J’ai perdu. Apparemment Monsieur se soucie autant de l’an quarante que de mon existence. Finalement le coup du père qui clamse, ça l’arrange pas mal et si ça se trouve, il est déjà en train de me chercher une remplaçante.
Je ne me suis pas laissée abattre. En attendant, je n’avais plus un rond, plus de boulot et plus de logement. Il fallait que je paie mes cours de théâtre. Sans Giulia, j’aurais créché dehors. Et si mes parents se portaient bien, ils étaient loin (à vrai dire ni au Chili ni en Argentine mais exilés depuis longtemps en Norvège) et il n’était pas question que je leur demande quoi que ce soit. Ou que je les déçoive. Je suis bien trop orgueilleuse pour ça. Je devais décrocher fissa un nouveau boulot. Donc : « On allait régler ça ».
Les bébés et les papas en manque, je n’avais plus envie d’en resouper. Changer les couches et relancer la vie sexuelle d’un jeune couple, merci, j’avais donné. J’ai alors repensé à la proposition d’une des filles de notre cours : Diana, une ancienne star du X, une vieille de trente ans. Avec des gros seins comme il se doit mais un visage plutôt bien conservé et pas vulgaire.
« Mes nichons et mes fesses sont en silicone, mon corps est mon instrument mais j’ai refusé qu’ils touchent à ma tête. Elle m’appartient. »
Vu son âge, elle doit penser à sa reconversion professionnelle. Des leçons de comédie, elle n’en a pas vraiment besoin. La simulation, c’est son fort. Je l’admire, rien ne peut la « démonter » (sans rire). Sur scène et dans la vie. C’est une grosse chaudasse à vrai dire (ou une grosse mytho, parfois, je me le demande). Elle, son grand truc, c’est de jouer les rats de bibliothèque, genre saint nitouche avec lunettes carrées et jupe plissée qui cherche le Georges Bataille tout en haut dans les étagères (bien sûr – Oh, Monsieur/jeune homme/au choix… vous pouvez m’aider ?) pour mieux se faire prendre dans les toilettes. Quand elle a vu que je boitais, elle m’a proposé un plan dans la boîte d’un copain. « Je t’assure avec ton déhanchement, ça va les rendre fous les mecs. Tu vas pouvoir te faire plein de pognon. » Jusqu’ici j’avais poliment décliné son offre, elle n’avait pas insisté. Mais aujourd’hui, à la pause clope, je suis allée la voir. Quitte à tester mon pouvoir sur les hommes, autant aller jusqu’au bout. Ça m’aidera toujours pour mon métier d’actrice.
– Au fait, ton plan, ça marche toujours ?
– Oui, bien sûr, vas-y de ma part. Tu verras, avec le peep show, tu peux y aller les yeux bandés, tu ne prends pas trop de risques. Et tu peux faire confiance à Piet, il est réglo. De l’argent facile, je te garantis.
– Il est où, ton club ?
– Vers Arts et métiers, je crois. Je t’envoie toutes les coordonnées par texto.
Je ne suis pas naïve. À mon avis, la reconversion de notre Lady Di tient davantage du racolage de jeunes comédiennes pour le marché X qu’une aspiration à une nouvelle carrière artistique. Je m’en fous, ça ne me coûte rien d’essayer.
En classe, dans les gradins obscurs, alors que Giulia répétait pour une énième fois sa scène de Médée tuant ses chiards, par amour, évidemment, (il a toujours bon dos, ce crétin d’amour…), j’ai ouvert son message. J’ai lu : « Club 128, 128 rue Saint Denis, demande Piet, XXX »
L’adresse me disait quelque chose. Mais, oui ! Incroyable, c’était juste en bas des bureaux de la rédaction de Francis ! Je n’ai pas hésité : d’une manière ou d’une autre, il me semblait que je tenais ma vengeance.
Giulia a poussé un cri déchirant pour sa dernière réplique. Le prof a baillé d’ennui. Elle a planté scrupuleusement son couteau en plastique dans la poupée de chiffon qui lui servait de chiard. Malgré moi, j’ai souri.
Francis Loizeau, rédacteur en chef adjoint
Quand je suis rentré au boulot, le troisième étage était vide. Les ordinateurs étaient pourtant allumés, les télévisions continuaient à jacasser, les fenêtres sur la rue étaient ouvertes et il n’y avait plus un rat. Moi, j’avais le souffle court, je haletais. L’ascenseur était encore une fois en panne, j’avais dû monter l’escalier de service. J’ai fermé une porte de bureau qui claquait. Un bête courant d’air qui s’obstinait. J’ai eu un frisson, j’ai vu ce que serait notre naufrage. Tout simplement : rien, un bureau dépeuplé, comme un plateau de télé sans son lot d’idiots, une pièce sous vide, un journal mort. Le monde après l’apocalypse, le soleil ne se lèvera désormais plus. Ici gît Ce Matin.
Je sortais d’une interview avec mon ancienne maîtresse, Barbara. Elle avait fini par m’accorder l’entretien que je lui demandais au sujet de ses retrouvailles avec sa fille kidnappée. En souvenir de notre liaison. Passée. Car elle en avait aussi profité pour me plaquer. « Au fond, tu n’es pas un si mauvais bougre que tu t’en as l’air », m’avait-elle déclaré. « Tu ne penses qu’à ton travail, c’est tout. Tu ne vois pas les autres. Ça ne m’a pas étonné que tu ne fasses pas le lien avec ma fille Audrey et l’enfant disparu. C’est ton truc. Tu es dans ton monde. Tu es d’une légèreté qui pourrait en glacer plus d’un mais qui détend les femmes, je crois. Avec toi, on sait à quoi s’en tenir. On n’attend rien. Allez, ouste, je ne veux plus te voir. Je t’ai donné ce que tu voulais. Considère que cette interview est mon cadeau d’adieu. Va te consoler dans les bras d’une de tes stagiaires. »
Bref, je m’étais pris un méchant vent. Son long nez allait me manquer. Mais au moins, en lot de consolation, j’avais décroché un bon papier, Barbara avait été pro, elle m’avait joué le scénario de la mère éplorée et heureuse d’avoir retrouvé sa fille. Elle préparait son divorce, une bonne image publique pouvait faire basculer la balance de son côté.
Je me suis mis à déambuler à travers les allées abandonnées. Peut-être les gars me jouaient-ils un tour. S’étaient-ils tous planqués dans les toilettes ? Je suis parti y jeter un œil. Rien. Ni chez les filles, ni chez les mecs. Et j’avais bien regardé sous tous les battants des portes. Je me suis mis à les appeler un par un : « Constance ? Anna ? Emma ? Pierre ? Boris ? » Ma voix tremblait. J’ai vérifié dans la salle de réunion, dans la cuisine. Personne. Tout ce vide m’aspirait.
Merde, était-ce aujourd’hui mon anniversaire ? Aurais-je zappé une fête surprise ? Non, ils savaient tous bien que j’étais né à Noël. Je suis celui dont on ne célèbre justement jamais l’anniversaire. Et puis, on était en mai. Les écrans suspendus au plafond vomissaient non stop leur flot d’informations. J’étais seul. Comme un con. Je ne sais pas pourquoi. Je me suis mis à gueuler mon propre nom : Francis, Francis, Francis ! Sans savoir si c’était moi ou l’autre, mon N+1 de Lamoureux, que j’appelais à l’aide.
Un bruit strident a soudain retenti. J’ai tressauté. Comment avais-je pu oublier ? L’alarme incendie. Évidemment que l’ascenseur ne marchait pas, qu’ils avaient tous laissé en plan…c’était aujourd’hui l’exercice d’évacuation ERP ! Ils devaient être tous en bas, dans la cour intérieure.
Je suis sorti en flèche, j’ai dévalé les marches, dans le hall d’entrée, j’ai poussé la porte d’accès au jardin. Ils étaient tous là, les bras ballants, tous munis de gilets aux couleurs criardes. On se serait dit à une surboum fluo des années 80. Malheureusement, j’ai à peine eu le temps d’admirer le spectacle général, que la directrice, talons aiguilles dressés, m’est tombée dessus : « Ah Loizeau, vous voilà ! Nous nous demandions tous ce que vous fabriquiez. Tenez, mettez vite votre brassard. Heureusement, ce n’est qu’une simulation, sinon vous seriez déjà cramé. » J’ai préféré me taire, la chouette tirée comme toujours à quatre épingles, sous son costume incendie, avait l’air si contente de sa mauvaise blague.
À côté d’elle se tenait une sorte de grand Hollandais chauve, engoncé dans sa tenue de sécurité. « Il faut absolument que je vous présente quelqu’un. Notre voisin de rez-de-chaussée avec qui je viens seulement de faire connaissance. Mr Bite Van Tibourg, c’est bien ça ? » Le Viking nous a mitraillé d’une rafale de rires épais et, puis une fois l’avalanche terminée, merci pour les postillons, il a précisé, goguenard : « Piet, s’il vous plait ! » La botoxée a rougi dans sa tailleur et puis le géant m’a tendu la main. Pour mieux me broyer la mienne. J’ai essayé de reprendre mon aplomb ; je n’allais pas me laisser impressionner : « Ah, c’est vous le propriétaire du peep show d’en bas ? » La directrice, tout émoustillée, a surenchéri : « Oui et de presque tous les sex-shop de Paris. Et un nouveau possible repreneur pour Ce Matin ! Bon, je vous laisse parler entre vous. Je pense que vous avez des choses à vous dire. » C’était donc sérieux, cette idée de convertir Ce Matin en journal de cul ? Le type m’a confirmé :
« Bien sûr, vous avez le nom tout désigné ! Vous savez comment on appelle l’érection du matin en anglais ? Morning Glory. Et tel sera le nouveau nom de votre papelard si vous faites affaire avec moi… »
Apparemment, Lamoureux avait été écarté d’office et j’étais l’interlocuteur tout désigné pour ce genre de métamorphoses. Tandis que mon probable futur employeur me dévoilait ses cartes, j’enregistrais bien scrupuleusement tout ce que j’observais.
C’est toujours intéressant de voir ce que font les gens quand ils sont désoeuvrés. On ne sait jamais, ça peut toujours servir pour plus tard. Lamoureux, plus sinistre que jamais, manigançait avec ma stagiaire. Tiens, tiens. Qu’est-ce qu’ils traficotaient ces deux-là ? Je comptais bien les cuisiner pour connaître leurs plans cachés. L’alliance du dépressif et de la nympho, rien de mieux pour tous nous faire couler, oui ! Et ça, il n’en était pas question. Je n’avais aucune envie de me retaper des retranscriptions de réunions d’entreprise et me battre comme un chien sans sa meute. Je m’étais fait par la force du poignet, moi. Je n’étais pas comme ce fils à papa de Lamoureux qui avait tout eu tout cuit dans sa bouche. Pour le reste, voyons. Monsieur Pierre et Boris draguaient les deux petites nanas, selon toute apparence, du peep show. De ce côté-là, rien à signaler. Quant aux filles, elles étaient toutes rassemblées autour d’un type baraque, la mâchoire carrée, une gueule de boxeur, avec une allure d’autrefois. Une sorte de Gabin catapulté dans le 21ème siècle. Et putain, qu’est-ce que ça se trémoussait ! De quoi en devenir misogyne. Bon, de Constance cela ne m’étonnait pas mais de la suicidée, j’attendais un peu plus de tenue. Ça doit être l’effet indémodable du pompier de service.
Je me recentrais sur mon interlocuteur. Le viking n’était pas con. La presse, ce n’était pas son business et il n’était pas sûr de se lancer dans ce qu’il ne connaissait pas. Mais il était prêt à prendre le risque, me disait-il. Il avait besoin d’une danseuse. Quelque chose qui le fasse encore bander. Il aurait seulement besoin d’un allié, de quelqu’un capable de bien le conseiller… Il pourrait bien sûr compter sur moi.
La directrice a enfin donné le coup de sifflet final. Je la soupçonne d’avoir été scout ou gardienne de prison dans une autre vie. C’est bon, nous étions autorisés à remonter. Brouhaha général, bande de fainéants, oui. Hé, on a un journal à boucler. Tu parles ! Ils seraient tous bien restés à glander dans le patio. L’immeuble brûlerait, les mollusques ne bougeraient pas plus d’un pouce ! Étais-je donc le seul à vouloir encore sauver la baraque ? Ni une ni deux, dans l’ascenseur, j’ai coincé les deux comploteurs :
– Alors, on joue des effets d’annonce, on se proclame David face à Goliath et l’on fait bande à part ! Bravo les gars ! Je n’attendais rien de moins que vous.
– Oh Francis, arrête…
– Après tout, quoi de plus normal, vous êtes tous les deux les plus proches du siège éjectable : la dernière arrivée et sûrement le premier à partir.
Lamoureux a levé les yeux au ciel de son indécrottable air supérieur. Qu’est-ce qu’il m’énerve, celui-là avec sa petite moustache bien soignée de bobo ! Emma a tiré sur sa jupe comme pour s’excuser de son arrivisme des plus cavaliers. Le snob a essayé de me botter en touche :
– Et toi, tu t’apprêtes à vendre le journal au premier diable venu ?
– Non, juste un possible repreneur, figure-toi, lui ai-je craché à la figure.
– Espèce de lèche-cul !
– Sale hypocrite !
Lamoureux s’est rapproché de moi, Emma s’est interposée entre nous deux, il était temps de sortir de la cage d’ascenseur. Et là, devant le palier du troisième étage, je lui ai tout déversé. La bataille des Francis avait commencé :
– Ce que je ne comprends pas avec toi Lamoureux, c’est comment un rédacteur en chef peut avoir à ce point des œillères? T’es au courant que tu es en charge d’une rédaction ? Tu peux m’expliquer pourquoi tu te la joues aussi solo ? La tête dans ton nombril ?
– Parce que j’ai sûrement une idée plus haute du journalisme, mec.
– Une idée, c’est justement ça le problème. Parce que, quand il s’agit de passer à l’action, dans la réalité, pouf, il n’y a plus personne. Ça te va bien d’être marié à une prof de philo, va. Reste dans ta grotte.
– Tu ne touches pas à ma femme. Toi et ton cerveau resté au stade reptilien ! Juste capable de satisfaire ses besoins primaires et de satisfaire sa petite bombance.
Là, il a commencé à sérieusement m’énerver.
– Ah, ouais, en attendant, c’est le reptile qui fait tourner la boutique. Sans moi, le journal aurait mis depuis longtemps la clef à la porte. Les tirages chutaient avant mon arrivée, je te rappelle.
– Tu ne fais que de la merde Francis. C’est normal, tu n’es qu’une merde.
– Ah enfin, une parole de vérité qui s’échappe de la bouche du trou du cul. Et bien, tu sais ce qu’elle te dit, la merde. Prends ça dans ta fraise.
Là-dessus, mon cerveau reptilien lui a mis mon poing dans sa belle gueule. Il m’a envoyé un uppercut dans l’estomac. Mes lunettes ont valsé. Ça m’a coupé le souffle. Emma a crié comme une fille prise dans un grand huit de la Foire du Trône. Ils se sont tous rappliqués, appâtés par l’odeur du sang, des tripes et des boyaux. Enfin, ils allaient en avoir pour leur argent. Le combat final entre les deux Francis avait débuté ! Seulement ils ont vite été déçus. D’abord, j’ai eu un de mes typiques haut de cœur et j’ai vomi glorieusement mon Mac do du midi. Sur ce, Lamoureux s’est mis à chialer comme un gosse. Il n’en pouvait plus, il voulait partir le plus loin possible d’ici. Bref, pour le duel des héros ou le choc des titans, merci, veuillez repasser un autre jour.
À l’infirmerie, Emma a fini par me cracher le morceau, en reconnaissance peut-être de mon ancien droit de cuissage :
– On parlait d’Arnaud, oui, mon copain, je ne t’en ai jamais trop parlé. Il est ingénieur dans la téléphonie mobile et il est prêt à bosser pour nous. D’après lui, il y a encore beaucoup de progrès à faire dans les applications pour les quotidiens. Cela pourrait être une belle voie de sortie innovante pour nous tous. On voulait t’en parler demain. Avant que tu ne t’excites. Au fait, t’as rencontré Terminator ?
– Qui ?
– Terminator ! Enfin, tu n’as pas pu le louper. Le beau gosse en bas, elles étaient toutes autour de lui.
– Ah oui, le pompier…
– Détrompe-toi, c’est l’auditeur.
– Ah ben, ça promet.
Aymeric Edouard-Bologny, auditeur
Quand je suis rentré, elle m’attendait, nue, derrière la porte. Elle m’a longuement embrassé, je l’ai saisie à la taille et je me suis abandonné. Je ne lui ai pas demandé pourquoi elle me revenait. J’ai juste remercié ma chance, le hasard, le monde absurde qui nous entoure et j’ai emporté cette fille que j’aimais depuis X années dans mon lit. Alice, c’est mon chiffre Pi, mon nombre transcendantal, mon abyme sacré, mon infini. Elle a la forme d’un huit, tout en rondeurs et en volupté. Je glisse en elle comme dans un ruban de Moebius et tout ne devient qu’ivresse et plaisirs. Elle est l’unique. Pour elle, j’oublie toutes les molécules extérieures, leur nombre et leur pluralité organisée. Avec elle, je trouve le même apaisement qu’à l’entraînement de boxe. Les baisers remplacent mes coups sur le punching ball, mes coups d’œil rapides anticipent ses désirs, mes assauts ne lui laisseront pas plus de répit que mes corps à corps sur le ring. Alice m’est revenue ! Elle est la seule qui me pardonne et qui ne cherche pas à comprendre ma différence. Elle m’accepte tel que je suis. Je ne pense pas par analogie mais en chiffres et en signes. Pour moi, il n’y a pas de « c’est tout comme… » ou « cela me rappelle… ». Non, je perçois l’extérieur en suites mathématiques. Quand je vois un autre, il a l’apparence d’un 8,678 par exemple. Ma mère est un deux. Mon père est un trois. Point. J’identifie une odeur sous le code 54. Une caresse est une addition entre deux inconnues. Le temps est une asymptote dont il faut se méfier. L’espace est une courbe formant une hypersphère saillant vers l’extérieur. La vie est une hypothèse que l’on ne parvient jamais à vérifier. L’amour est la rencontre impossible entre deux droites parallèles. Je résous toutes les situations compliquées, c’est-à-dire l’ensemble des événements contre lesquels je bute, en équations. J’aurais pu être informaticien avec un tel don, un codeur ou un hackeur, j’ai préféré devenir auditeur. Car j’adore les récits que me racontent les lignes des tableaux de comptabilité. Là, où le commun des mortels a le poil qui se hérisse devant un graphique Excel, à la vue des entrées et des sorties de l’actif et du passif, je lis des tragédies ou des comédies avec des héros, des forces contraires, des conflits et des fins heureuses. Ou pas. En général, en début de mission, j’arrive dans un champ inconnu, tous les chiffres, je veux dire les gens, s’agitent autour de moi. C’est normal, je suis l’élément étranger qui perturbe leur système. Comme ils ne me savent pas comment me saisir, et que je suis plutôt taiseux, ils me déversent toutes leurs histoires. Sans rien faire, je connais rapidement tous les dessous des cartes. Ca m’agresse un peu mais j’enregistre. Moi, je n’ai qu’une hâte, me plonger au plus vite dans les courants des comptes et m’abstraire de toutes ces valeurs pleines de désirs.
Tandis qu’elle me déshabillait, Alice s’est gentiment moquée de mon gilet fluo que j’avais oublié d’ôter. Je n’avais rien remarqué, je suis daltonien. Les couleurs ne sont pour moi que des différences. J’ai dû lui expliquer que je sortais d’un exercice incendie. Elle m’a aussitôt demandé, coquine, où j’avais encore mis le feu. Je l’ai rassuré, ce n’était qu’un premier rendez-vous avec les clients de ma prochaine mission, un quotidien à auditer. Le boss du cabinet avait voulu que je m’y rende en éclaireur. Il avait lu dans leurs petites annonces un message quelque peu belliqueux. Il ne doutait pas qu’il nous soit secrètement adressé (je ne capte pas toujours les connections dans son cerveau mais après tout il y a tant de choses qui m’échappent ici bas) et il voulait que j’aille tâter le terrain. À me voir, le personnel comprendrait qu’il n’y avait rien à craindre. Je ne suis pas idiot. Je sais ce qu’il veut dire : avec mon allure d’autiste, ils baisseraient illico la garde et je cueillerais les données l’air de rien. C’était le chaos qui m’avait accueilli.
– Et toutes les filles t’ont sauté dessus, n’est-ce pas ?
– Oui, je ne sais pas pourquoi.
– C’est ce que j’aime chez toi. Tu n’as aucune conscience de ce que tu dégages. Tu es beau comme un dieu grec et tu ne le sais pas.
Et elle se pressait tout contre moi, nos peaux nues désormais l’une contre l’autre et, sacré Einstein, si je n’avais aucune conscience de qui j’étais, je savais tout l’effet qu’Alice me faisait…une hypothèse exponentielle !
Elle a commencé à me mordre dans le cou, je frissonnais. Et puis, elle m’a plaqué au sol, a saisi mon abscisse et mon ordonnée pour exciter encore davantage ma courbe croissante. J’allais bientôt en perdre toute mon algèbre. Et Alice parlait (elle adore parler pendant l’amour) :
– Tu rends les femmes folles parce que tu ne les vois pas, trop perché dans tes hauteurs.
– Oh, si, il y en avait des pas mal. J’ai repéré une piquante 36 et une honorable 52.
– Ah, ah, et tu leur as filé ton numéro ?
– Non, pourquoi ?
Elle a commencé à me chevaucher. Je suis parti ailleurs. J’aurais voulu qu’Alice ne sorte plus jamais de mon système, qu’il n’y ait plus jamais de dérivés entre nous. Nous sommes venus en même temps. L’équation était parfaite. Puis, on est resté tous les deux muets, gisant sur le lit défait, savourant le vide entre nous. Alice a brisé, la première, le silence :
– Ils ont encore une rubrique petite annonce dans ton papelard ? C’est drôle ! À l’heure des textos, des e-mails, des tweets, il y a encore des gens qui communiquent ainsi ?
– C’est peu probable mais oui, on dirait !
– C’est ringard ! Ça ne m’étonne pas qu’il se paie un audit. Pourquoi ne pas s’envoyer un pigeon ou un pneumatique pendant qu’on y est !
– Euh, c’est une métaphore ?
– Non, c’est juste le nom des télégrammes qu’on se postait autrefois. Dis, tu m’en envoies un ?
– Quoi, un pneu ?
– Non, un message personnel ? Allez, s’il te plait, juste pour rire…
Je lui ai promis et puis, on s’est assoupi, enlacés l’un contre l’autre.
Le lendemain, quand je me suis levé, Alice était déjà partie. Elle m’avait laissé un dessin, deux pigeons roucoulant, sur la porte du frigo. Elle reprenait nos habitudes d’autrefois, celle, entre autres, de parsemer des mots doux par ci par là en l’absence de l’autre. J’y ai vu un bon signe. Dans notre chambre, j’ai remarqué qu’elle avait posé ses valises. Dans la salle de bains, sa brosse à dents flirtait de nouveau avec la mienne. Cette fois-ci, elle resterait Je ne voulais plus la perdre. J’ai décollé un post-it, j’y écris : « Toi + moi = infini // Alice veux-tu m’épouser ? », j’ai pris une enveloppe et j’ai glissé la note à l’intérieur. J’ai posé le tout bien en évidence sur la table de la cuisine pour qu’elle le découvre à son retour. Puis, j’ai cherché dans ma sacoche un exemplaire de Ce Matin, j’ai appelé la rubrique contact :
– Oui, bonjour, je voudrais passer une annonce dans les messages personnels.
– Vraiment ?
– Oui. Pourquoi ?
– Oh rien, ça n’arrive pas tous les jours. Je vous écoute.
– « Inutile de t’envoyer un pneu. Le pli que tu veux est devant tes yeux. Déplie-le. »
J’avais évidemment veillé à bien coder mon message amoureux.