« Une Folle Envie de vous revoir » est un feuilleton littéraire co-signé par Claire Lamotte et Adeline Grais-Cernea.
En voici les 8ème et 9ème épisodes qui sonnent la fin de la 1ère saison. N’hésitez pas à laisser vos commentaires pour nous dire si vous avez envie d’une nouvelle saison !
(Et si jamais vous avez loupé le début vous pouvez cliquer ici pour 1er, ici pour le 2ème et ici pour le 3ème, là pour le 4ème et là pour le 5ème, et là le 6ème, et puis là pour le 7ème.)
ÉPISODE 8 & 9 – FINAL
DIMANCHE 19 MAI
Anna Duhazard, Chef de rubrique santé chez Ce Matin
Elle m’attend sur le pas de sa porte, comme d’habitude. En montant les escaliers pour arriver sous le patio, je suis très attentive. Attentive au moindre changement, à un sourire qui ne serait pas le bon, à une main passée dans les cheveux qui serait gênée, à un pied en dedans, une moue, quelque chose dans les yeux qui me dirait « Il est temps de parler, ma fille… ». Mais non. Wallou, comme dirait ma stagiaire. Ma mère m’attend sur le pas de sa porte, comme d’habitude. Alors que je passe le portail, elle me fait un petit coucou de la main – Je ne comprends toujours pas pourquoi elle fait ça : je suis déjà à l’intérieur de la résidence, à une dizaine de mètres d’elle, je veux dire, c’est évident que je l’ai vue, à quoi sert cette petite salutation ? Passons… Je suis sur les nerfs, comme d’habitude, donc. Avant que je n’arrive devant la porte, la voilà qui s’engouffre à l’intérieur de la maison, attendant que j’y pénètre à mon tour, pour enfin m’embrasser dans le hall et me dire que j’arrive, comme d’habitude, un peu en retard.
Beaucoup trop de « comme d’habitude » dans tout cela, et j’en viens à me demander si elle a bien lu mon message laissé quelques jours plus tôt dans le journal auquel, soit dit en passant, elle est abonnée.
« Maman, ne t’inquiète plus, je sais tout et je te pardonne. Parlons-en dimanche, nous tournerons la page ensemble. »
Apparemment non :
_ Tu vois de quoi je parle ? Le message ?
_ Anna, je t’ai appris à faire des phrases, non ? Mets plus de compléments dans tes tournures que j’y comprenne quelque chose, veux-tu ?
_ Dans Ce Matin.
_ Ce matin ?
_ Oui, Ce Matin ! Le journal dans lequel je travaille depuis 8 ans, t’es au courant ?
_ Oui ! Oh ! Du calme, ma fille ! Je te demande si l’on parle du Ce Matin de ce matin, ou bien d’un Ce Matin d’un autre matin ?
_ Du Ce Matin de vendredi dernier. Quel nom débile d’ailleurs quand j’y pense.
_ Oui, bon. On avance. Je vais enfin peut-être savoir de quoi tu parles. Tu reprends de la semoule ? Il n’est pas mauvais ce couscous, non ? C’est mon petit épicier qui le fait le dimanche. Il faut être au courant, hein, mais il gagne à être connu, tu ne peux pas dire le contraire, je te ressers ? Amène-moi ton assiette, veux-tu.
_ Maman ! Merde ! J’essaye de te dire quelque chose, là !
_ Bon sang ne crie pas comme ça… J’ai bien compris que tu essayais de dire quelque chose, je me demande juste si tu sais ce que tu veux dire, tu m’as l’air un peu floue… Tu dors bien en ce moment ? Non, parce que tu n’as pas bonne mine, je préfère te le dire. Oh mon Dieu, ça y est, elle est enceinte ! Oh mon Dieu ! Il va falloir que je me fasse à l’idée d’être une jeune mamie !
_ Maman, tu as 67 ans…
_ Et tu as fait ta première écho ? Il est normal, tout va bien ?
_ Mais arrête ! Stop ! Arrête ! Je ne suis pas enceinte !
_ Tu vois… Tu es floue… Tu annonces quelque chose et hop tu reviens dessus.
_ Mais je n’ai rien annoncé, bon sang ! Tu me pousses à bout !
_ Abou Dabi ? Haha, c’est une blague de mon petit épicier, il me la sort sans arrêt.
_ Maman, qu’est-ce que tu essayes de me cacher ?
_ Je te demande pardon ?
_ Tu me caches quelque chose depuis toujours et je veux savoir ce que c’est.
_ Écoute c’est bien simple, je ne comprends pas un traître mot de ce que tu me racontes.
_ Maman. Écoute bien, parce que je ne le répèterai pas deux fois : il y a quatre jours j’ai fait une tentative de suicide. J’ai appris à mon mari que j’avais une maîtresse, et sur ses conseils, elle va devenir la mère porteuse de notre enfant. Ma vie est très compliquée, oui. Mais tout ça. Ce n’est rien. RIEN tu m’entends. Parce que la cause de mes problèmes, de MON problème ! Il n’y a que toi qui le connais. Je le sais, et TU le sais. Depuis toujours. Tu me caches quelque chose et je dois savoir ce que c’est. MAINTENANT. Parce que c’est en train de me bouffer ! Tu comprends ? Y a assez de compléments dans ma phrase, là ?
Ma mère, qui s’était levée pour me resservir, se rassit comme au ralenti sur mon monologue.
_ Mais, quel rapport avec le journal de vendredi ?
Cette femme m’étonnera toujours.
Je ne savais pas si elle manquait vraiment d’informations ou si elle essayait encore de gagner du temps. Je repris mon calme pour engager une vraie conversation.
_ Je t’ai écris un message personnel à la fin du journal de vendredi. J’ai cru que tu le lirais. Que tu comprendrais. Ou même, je ne sais pas, que ça te ferait comme un déclic, que ça te donnerait envie de me parler. Je sais que tu dévores chaque parution.
_ C’est vrai que je dévore chaque parution.
_ Alors voilà. J’ai espéré.
Ma mère se leva et se dirigea vers le buffet près du canapé. Elle tira le premier tiroir, trifouilla dedans en soulevant deux trois revues et sortit l’édition du fameux vendredi.
« Maman, ne t’inquiète plus, je sais tout et je te pardonne. Parlons-en dimanche, nous tournerons la page ensemble. »
Ses deux yeux venaient de se transformer en deux hamacs à larmes. Elle regardait la page, et fut bientôt aveuglée par le chagrin. Elle n’arrivait pas à relever la tête pour me regarder. Je sentais qu’elle en avait envie, mais quelque chose l’en empêchait et bizarrement je sentais que cela n’avait rien à voir avec la honte ou l’embarras. C’était plus fort que ça. Quelque chose de primordial. De terrible ?
_ Anna, balbutia-t-elle tout laissant couler quelques larmes, ma fille. Je ne sais pas… Je…
Ça venait ! Ça venait enfin !
_ Je… Je ne… Mon Dieu… Je ne sais pas…
Pardon ? Comment ça ? Il allait falloir qu’elle se fasse plus claire.
_ Il est temps que tu me racontes tout, Maman.
_ Tu… Oh mon Dieu… Tu as l’air si malheureux… Ma fille. Ma petite. Si… C’est atroce. Et…Et moi, je n’ai rien vu. Une tentative de suicide ?
_ Libère-toi de ton secret, Maman…
_ Oh Anna… La vérité va être encore plus dure que tu ne crois..
_ Je suis prête. Je suis prête depuis longtemps.
_ Encore plus dure… parce que la vérité, c’est… c’est que je ne sais pas ce que tu as imaginé : il n’y a pas de secret. Il n’y a rien, dit-elle et reniflant, la main posée sur sa bouche, cachant ainsi cette vilaine grimace que la peine lui infligeait. Je ne comprends pas. Je ne sais pas du tout de quoi tu parles…
MARDI 21 MAI
Jean-François Lamoureux dit Jeff, globe-trotter et sans emploi
J’adore mon frère. Depuis qu’il est né, je l’aime. Je n’ai jamais eu ce truc qu’ont parfois les gosses, de se jalouser, de se faire des coups de crasse, de se détester dans le fond. Quand il est né, j’avais déjà une bonne dizaine d’années et cela faisait neuf mois que je l’attendais comme le messie. Grâce à lui, ma vie allait changer, j’en étais persuadé. Il était l’être élu qui allait calmer les tensions, absoudre les fautes, épancher peines et douleurs. D’ailleurs c’est bien simple, je n’ai eu l’impression de respirer que lorsque, pour la première fois, je l’ai entendu hurler dans la chambre de ma mère, à la maternité. Je me souviens bien de ce jour. Notre mère était radieuse, elle portait Francis sur son ventre. C’est mon père qui m’avait amené. Dans la voiture, on ne s’était pas décroché un mot. Il regardait la route, et moi je regardais la route aussi. En arrivant devant la clinique, il m’avait demandé de descendre le temps qu’il trouve une place, comme s’il ne supportait plus de m’avoir dans les pattes. J’étais resté devant l’entrée sans trop savoir quoi faire, en attendant qu’il revienne et qu’on aille voir maman. Je le suivais quand nous sommes entrés dans la chambre. Maman a dit : « Mes hommes ! » et je me suis rué à son cou en enlaçant aussi Francis qui s’est alors mis à brailler, dans mes oreilles et bien fort, mais je m’en foutais. Il était enfin là. Enfin là et son image d’être vivant se reflétait aussi bien dans mon cœur que dans les yeux de mon père. Je n’étais pas jaloux. Pas du tout. Mon père allait aimer Francis aussi fort qu’il me détestait moi, mais enfin quelque chose de doux se dégagerait de lui et je savais, malgré mon jeune âge, que toute notre vie allait se métamorphoser. Je pris une grande respiration et demandai à ma mère comment allait s’appeler mon petit frère.
_ Il s’appellera Francis, jeta mon père. Il doit s’appeler Francis.
_ Je ne suis pas certaine de beaucoup aimer, répondit ma mère tout en faisant une sorte de sourire à la fois moqueur et désolé.
_ Il doit s’appeler Francis, répéta mon père. Un vrai Francis.
Notre mère, ah cette femme. Elle nous aimait tellement. Elle aimait tellement mon père qu’elle lui aurait filé le bon Dieu sans confession, comme on disait.
Ce même Dieu qui sait que tout n’a pas toujours été rose. C’est plus tard que j’ai appris la vérité. À 19 ans. J’ai appris ce que je savais déjà et je n’en ai aimé mon frère que davantage.
Francis me méprise. Je le sais, mais ça ne fait rien. Il est bien plus intelligent que moi, il a fait des études, il a des responsabilités, il a une vie stable. À 17 ans, moi, j’ai quitté l’école. Maman venait de mourir et Papa en perdait la boule. Tante Odette, mère célibataire, et sa fille Marie-Laure s’étaient installées à la maison, pour nous aider. Odette et moi travaillions et nous nous occupions de tout le monde, y compris de mon paternel qui ne s’allumait que lorsque Francis rentrait de l’école et qui s’éteignait une fois que le petit était au lit. Odette, c’était la sœur de notre père et c’est elle qui m’a tout dit, un soir dans la cuisine tandis que toute la maison dormait à poings fermés. C’était le soir des 7 ans de Francis. Nous avions préparé un bon gueuleton et même un peu bu. Papa s’était endormi à table, tout comme Francis et Marie-Laure, qui avait alors une douzaine d’années et était légèrement hyperactive. Elle nous avait tenu la jambe jusqu’à pas d’heure après qu’on l’eut autorisée à veiller un peu avec nous. L’erreur. Qu’est-ce qu’elle pouvait parler ! Odette et moi avions alors fini la bouteille en attendant que la petite se fatigue d’elle-même et puis, une fois couchée, nous avions commencé à parler sérieusement. De ma mère. De mon père. De Francis. De moi.
Ce soir-là, quand Francis est rentré chez lui et qu’il m’a vu assis dans son fauteuil, il a fait cette tête que je lui connais bien et qui porte toute la misère du monde. « Comme si j’avais besoin de ça en plus », semblait dire son front. J’étais arrivé depuis près de deux heures avec mon sac à dos et mon sac de couchage. Natacha qui finissait tôt le mardi m’avait trouvé posté devant la porte cochère de la rue. Elle n’a même pas tenté de dissimuler son énervement.
_ Comment fais-tu Jeff pour TOUJOURS arriver au mauvais moment ?
Il ne faut pas se méprendre. J’ai du caractère. J’en ai même plus que ces deux- là réunis. C’est juste que je l’emploie à d’autres choses qu’à m’énerver. J’ai souri de côté pour faire ressortir ma fossette tout en la regardant par le bas, je crois que les femmes aiment bien et elle m’a fait entrer en levant les yeux au ciel et en justifiant son mauvais poil.
La nounou qui s’est cassée la veille, Francis qui est à cran, le petit Louis qui est malade et qui faut qu’elle aille chercher chez une voisine, l’Académie qui rejette un de ses papiers :
_ Tu comprends, j’ai de quoi être énervée en ce moment !
_ Moi aussi, tu sais. Je traverse une période un peu galère…
_ Oh oui ! Mais toi c’est tout le temps, non ? Et tu retombes toujours sur tes pattes, il me semble ?
_ Oui…
Je ne traversais aucune galère. Enfin. Pas plus que d’habitude. Je n’avais pas de travail, oui. Mais depuis si longtemps, ça ne comptait plus. J’ai travaillé tôt et pendant un bon moment. J’ai enchaîné les jobs, un peu tout et surtout n’importe quoi, si bien qu’un jour (quand Francis s’est marié pour être tout à fait exact) j’ai décidé d’arrêter pour partir à l’aventure. Vivre de deux fois rien, voyager, barouder, seul car qui donc aurait voulu vivre cette vie-là ? Je suis allé sur tous les continents, un sac sur le dos, mon pouce en l’air, avec les moyens du bord et j’ai rencontré beaucoup de gens, côtoyé beaucoup de cultures. J’ai contemplé tout ça et j’en ai apprécié la moindre seconde.
Mon frère m’a toujours vu comme un raté, voire un clodo. Je soupçonne qu’une part de sa colère soit en réalité une sorte de culpabilité déguisée. Quand tante Odette lui dit encore parfois que s’il a pu faire des études et en est arrivé jusque-là c’est grâce à moi, il lui rit au nez en lui disant qu’il peut se remercier lui et lui seul et que de toute façon, avec ou sans frère, moi, Jeff, je n’aurais jamais fait grand chose de ma vie que d’aller bouffer le pain des autres. Un parasite à ses yeux, voilà ce que j’étais. Le même parasite que dans le yeux de mon père.
Mais je ne leur en voulais pas. Ni à l’un, ni à l’autre. Certaines de nos pensées s’imposent parfois tandis qu’elles manquent d’éléments de discernement. Et après ?
_ Jeff. Balança Francis. Te voilà. Tu n’as pas perdu de temps, dis donc… Quand tu dis que tu arrives, il faut te prendre au pied de la lettre, hein !
_ Mon Francis ! Toujours aussi cynique, je t’adore, viens embrasser ton frangin mon gars !
_ Oui, oui. Tu sais, Natacha a dû te dire qu’en ce moment c’était plutôt chaotique, non ?
_ Oui plus ou moins, répondis-je.
_ Oui, bon, tu peux rester quelques jours bien sûr, jamais je ne te mettrai à la porte, tu le sais bien. Mais ce que je ne supporterai pas une seule minute, c’est que tu en profites pour faire l’assisté. Si tu as des problèmes, très bien, on en a tous et je t’aiderai à résoudre les tiens dans la mesure du possible, mais par pitié, ne crois surtout pas que tu es en vacances et qu’il va juste falloir attendre que les choses se tassent. On est d’accord ?
Si je disais à Francis que tout allait bien et que j’avais envie de venir le voir histoire de passer une petite semaine avec lui et sa famille, il trouverait mille excuses pour retarder ma venue. Le seul moyen de venir c’était de débarquer sans prévenir ou si peu… de prétexter un blèm’ et de poser mes gros sabots dans leur séjour. De plus, comme d’habitude, je ne me pointais pas vraiment par hasard. Non. Comme mes trois dernières visites, je venais parce que de là où j’étais et fût-ce même à 10.000 kilomètres, j’avais senti que quelque chose n’allait pas et que mon frère avait besoin de moi. Appelez ça un don, ou une connexion, moi j’appelle ça la fraternité.
Il y a 6 ans, il avait failli se séparer de Natacha et se liguant tous les deux contre moi, ils s’étaient finalement rabibochés.
Deux ans plus tard, il avait eu cette boule sous l’aisselle. Je l’ai conduit de force chez le toubib pour que ce dernier diagnostique finalement un kyste tout rempli de pus.
Et puis l’année dernière, pendant la grossesse de Natacha, elle a failli se barrer… Je lui ai expliqué ce que c’était que de se retrouver seul et elle est restée. Francis n’en a jamais rien su…
_ Francis, c’est juste quelques jours, le temps que Mona se calme. Et puis ça va me faire du bien d’être dans une atmosphère familiale et organisée. J’ai beaucoup de questions administratives à clarifier, il me faut de la tranquillité. Avec Mona, on est l’un sur l’autre toute la journée et on se bouffe un peu…
_ Tu ne devais pas repartir, je ne sais plus où, là ?
_ Au Cambodge, oui. J’y vais dans un mois… Avec elle si elle est toujours partante, tu sais ce que c’est… les bonnes femmes… jamais sûres de rien.
_ Eh ho !, lança Natacha, ça va le sexisme, là ! Si c’est pour dire ce genre de conneries tu peux retourner chez toi !
Je savais comment l’énerver et parfois je l’avoue, cela me faisait bien rire.
_ Et toi Francis ? Comment vas-tu ? J’ai entendu dire que tu avais des soucis de baby-sitter ? Le boulot ça va au moins ?
_ Oui oui, ça va, non des soucis, c’est rien, rien que l’on ne saurait résoudre, et le boulot c’est pareil, trois fois rien, dans 15 jours on n’en parle plus.
Francis oubliait parfois que je le connaissais depuis toujours et que je savais parfaitement quand il mentait.
VENDREDI 24 MAI
Constance Dufeu, Chef de rubrique
Je suis dans un cycle d’émotions intenses. Je pense que toutes mes planètes sont en train de s’aligner. Je ressens comme une tige de puissance qui a bourgeonné depuis mon nombril et qui se fait grandissante, et qui atteint mes seins où elle y déploie deux énormes fleurs rouges, chaudes, sensuelles. Je suis au top de ma féminité. Mes formes généreuses qu’autrefois j’appelais bêtement bourrelets sont en réalité les courbes d’un fruit bien mûr et bien juteux qui ne demande qu’à être sauvagement croqué, sucé, léché… Oh ! Bon sang, j’ai le feu au cul !
Sous la douche, ce matin, je me savonne inlassablement. Je passe et repasse la mousse sur mes tétons tout roses, et presse délicatement ma poitrine tandis que je dirige mon jet vers le petit noyau de tous mes plaisirs. Des petits cercles que je dessine, inox contre con, doucement, doucement. Je suis une flaque d’eau chaude vivante.
Mouillée à l’intérieur, comme à l’extérieur. Je me colle maintenant contre la mosaïque de ma cabine de douche et j’y pose mes lèvres voluptueuses. Et j’embrasse le mur tout en ne cessant de me caresser…
J’embrasse le mur ?
Bip bip bip bip bip bip bip bip bip bip.
L’alarme de mon téléphone retentit. Je la mets toujours lorsque je rentre sous la douche, car je pourrais y rester des heures. Mon côté extrême, no limits, croque la vie à pleines dents ainsi que dans cette gaufre oui pourquoi, rien n’est interdit, youhhhhh !
Est-ce que je me donne bonne conscience en pensant être un individu libre ? Oui, et alors ? Ça me regarde.
Aujourd’hui, je dois être la fille la plus désirable qu’il ait été donné de voir dans une rédaction. Je dois mettre en avant mes atouts (mes seins), tout en laissant suggérer un genre de mystère qui apportera cette sorte de suprématie qu’ont parfois certaines personnes sur les autres. Du charisme, en gros.
Hier, il s’est passé quelque chose. Une révélation. Ce qui n’arrive généralement que dans les films avec Jennifer Garner ou Keira Knightley (je les confonds tout le temps…). Une évidence sexuelle. La compatibilité parfaite sans qu’aucune machine du futur n’ait à le dire.
Aymeric et Constance.
Le couple par excellence.
Je l’ai vu dans ses yeux. Il jouait à l’enfant. Une drague de cour de récré. Ce regard que je connais bien et qui dit « pour la vie ». Il me veut. Il ne veut que moi. Me prendre, avec ses gros muscles, et déchirer tous mes vêtements. Me retourner et me pistiller par derrière, sur le bureau du boss en me tirant les cheveux. Une osmose hormonale que je ressens jusque dans ma salive. Il voudrait carrément pouvoir entrer tout entier dans ma chatte : JE LE VOIS !
Bon sang, ce qu’il m’excite celui-là !
Après ce moment d’égarement, il a bien fallu s’habiller, trouver la bonne tenue surtout (!) et partir à la conquête du bel Aymeric en espérant très sincèrement que j’allais me faire tringler dans l’ascenseur.
Jean-François Lamoureux dit Jeff, globe-trotter et sans emploi
_ Jeff, bon sang ! Qu’est-ce que tu fous là ?, me lança Francis quand il me vit débarquer dans son bureau. Qu’est-ce qui se passe encore ? Tu ne peux pas toujours rappliquer sans prévenir mon vieux, quoi.
Tout le monde leva la tête et me regarda l’air perplexe, fronçant à moitié les sourcils. Quand une dizaine de personnes vous regardent et froncent des sourcils en même temps, on s’en sent légèrement intimidé. Du moins, moi.
_ Je… je n’avais même pas ton numéro de portable, tu le crois ça ?
_ Oui bon et quoi, ça ne pouvait pas attendre ce soir ?
Je me demandais s’il allait avoir le courage de me présenter ou s’il avait trop honte de moi. Les yeux levés ne manquaient rien de la conversation. Un mec super musclé me regardait avec attention. Deux autres gars avaient le menton en l’air, la bouche en cul de poule en mode « on attend la suite », un moustachu me regardait comme s’il avait vu le diable en personne – c’est bien simple, j’ai cru qu’il allait me dégueuler dessus – une espèce de gigue secouait la tête de gauche à droite à une vitesse impossible, comme si on était en train de l’électrocuter, quant à la petite grosse, je doute qu’elle m’ait seulement vu, étant donné qu’elle reluquait de manière exclusive le super musclé.
Belle équipe pensais-je…
Francis ne me présenta pas.
Il m’emmena dans la cuisine et essaya de contenir sa colère en retenant ses hurlements et en se contentant de parler d’une manière excédée à environ 5 centimètres de mon visage, histoire que je comprenne bien.
_ Jeff, je bosse ! Je sais que c’est un concept bien lointain pour toi, mais merde quoi ! En plus j’ai un putain d’audit’ sur le dos !, dit-il à moitié étouffé.
_ Écoute Francis, ce n’est pas comme si je te cassais les burnes toutes les semaines. Tu es mon frère et je ne te vois jamais. Je me disais que ce serait cool de voir où tu travailles, depuis tout ce temps, et puis peut-être qu’on aurait pu déjeuner ensemble, un bout de pizza ou un Mc Do’, je m’en tape.
Je savais que j’étais pénible. Que je m’y prenais mal, comme d’habitude. Que je n’avais pas son intellect. Que je n’étais pas un modèle de présentation et de sophistication. Oui. Ok. Je suis Jeff. « Jeff le Truc », qu’on pourrait m’appeler tant il m’arrive de croire parfois que je ne vaux guère mieux qu’un… qu’un truc…
J’avais juste envie de voir mon frère. De lui parler. De démêler ce qui n’allait pas, car il y avait quelque chose, je le savais.
_ Très bien, reprit Francis. Je vais t’installer à un bureau, tranquillement et on ira déjeuner tout à l’heure. Je ne sors jamais avant 14h, ça va aller ? Tu vas pouvoir tenir ? Tu sais te servir d’un ordinateur ?
Il me prenait vraiment pour un con.
Durant cette matinée, j’eus le temps de m’adonner à mon jeu favori : observer.
Francis avait eu beau me coller devant un épisode des Simpson (si, si je vous jure), ce qui m’intéressait surtout c’était la collectivité. J’étais assez balèze pour déterminer les relations qu’entretenaient les gens entre eux et découvrir leurs petits secrets.
J’ai bien vu qu’Emma, la stagiaire porcine, et mon frère complotaient comme deux amateurs. Ils avaient beau être séparés par presque de 5 mètres de table, il était évident qu’ils communiquaient par messagerie instantanée : ces deux abrutis s’envoyaient des messages puis se regardaient yeux mi-clos en acquiesçant discrètement à ce qu’ils venaient de s’écrire. Bien grillés.
La grosse Constance regardait Mr. T comme un cornet de glace alors que lui était plongé dans ses papelards. Pas très intéressant.
Et puis, il y avait ce type. Cet autre Francis. Très mystérieux. Il ne bronchait pas. Il avait le regard noir. Je le surpris plusieurs fois à m’observer du coin de l’œil, d’un air très antipathique, puis se cacher derrière l’écran de son ordinateur et ne relever la tête qu’après plusieurs minutes. Il avait presque l’attitude d’un détraqué.
Ce n’est que deux heures plus tard, vers 13h30 que les choses sont devenues intéressantes.
Après avoir passé la matinée à boire du café pour caler un peu ma faim (oui, Francis me connaissait bien dans le fond…), il fallut à un moment, que très naturellement, je passe par la case WC. J’avais attrapé le Ce Matin de ce matin afin d’avoir de quoi passer le temps et j’étais bien installé, en pleine activité quand tout d’un coup, je me suis retrouvé aux premières loges d’un magnifique vaudeville (c’est comme ça, qu’on dit ?) :
Quelqu’un entre. Et s’installe dans la cabine d’à côté. Juste un pipi. Un long pipi, qui tombe de haut, bien lourd, bien masculin, c’est certain. Les petites gouttes de la fin. Ploc, ploc. Et puis de nouveau un petit pipi. Re-gouttes. Un mec, un vrai. L’homme tire la chasse, sort du cabinet et ouvre le robinet pour se laver les mains. Un homme hygiénique, donc. C’est à ce moment-là qu’entre quelqu’un d’autre :
(voix féminine) _ Oh ! Je ne savais pas que vous étiez là…
(voix masculine) _ Euh, oui. Hé. Oui…
(voix féminine) _ Vous êtes un homme fort et propre. Une sorte de Mr. Propre.
(voix masculine) _ Héhé, oui oui. Enfin. Hé. Oui…
(voix féminine) _ Non, non, ne partez pas. Restez un peu. Je voudrais vous montrer quelque chose.
(voix masculine) _ Euh, oui. Ici ? Euh oui. Qu’est-ce que c’est ?
(voix féminine) _ Vous devez savoir quel effet vous faites aux femmes, j’en suis certaine..
(voix masculine) _ Mais, qu’est ce que vous faites, vous ne pouvez pas…
(voix féminine) _ Tut, tut, tut.
(voix masculine) _ Écoutez, vous êtes charmante mais je suis marié, et j’aime ma femme.
(voix féminine) _ Qui vous parle d’amour ? Ce qui m’intéresse, là, tout de suite, c’est ça.
Et j’entendis comme le bruit d’une fermeture Éclair.
(voix masculine) _ Mais vous n’y pensez pas ! Enfin… Oh…
(voix féminine) _ Le plaisir c’est important vous savez et quand le plaisir s’offre à moi, je suis incapable d’y résister.
Je reconnus le bruit que tout homme saurait reconnaître pour l’avoir pratiqué un bon moment (et continuer) : celui d’une bite qu’on branle. S’ajoutèrent alors des petits bruits, des petits gémissements, et des bruits de salive, de langue.
(voix masculine) _ Mettons-nous dans une cabine.
Ils s’installèrent juste à côté de moi et s’écrasèrent plusieurs fois contre la paroi qui nous séparait.
C’est à cet instant que quelqu’un d’autre entra. Je ne pus dire qui. J’entendis cependant des bruits de chaussures de ville se diriger vers le lavabo. S’arrêter. Aller vers la cabine du plaisir défendu, ouvrir la porte d’un coup sec et :
(voix féminine 2) _ AHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHH !
Puis hurler en s’enfuyant.
Les deux d’à côté n’en furent pas pour autant coupés dans leur élan et finirent comme il se doit jusqu’au feu d’artifice final. Sortirent. Allèrent se laver les mains et quittèrent les toilettes.
Dieu bénisse les toilettes mixtes.
J’avais eu le temps d’en faire, de mon côté, bien assez et pour 24 heures quand je sortis à mon tour.
Francis était en train de ressembler ses affaires et me chopa dans le couloir pour m’emmener déjeuner avant même que j’aie pu retourner dans le bureau principal et voir qui était rouge, qui était en sueur, qui était traumatisée et qui était vidé.
Anna Duhazard, Chef de rubrique santé chez Ce Matin
Comme quoi il y a des signes. Comme quoi les coïncidences… Enfin, j’ai reçu une éducation catholique de base, soit : caté, aumônerie, communion etc. Je ne suis pas une hérétique pour autant et j’ai plus confiance en la science qu’en toute autre chose, même si dernièrement, je l’avoue, j’ai croulé sous les déceptions hormonales et chimiques.
Mais tout de même. Parfois. Il se passe certains évènements…
Ce vendredi-là, je suis revenue de ma pause déjeuner vers 14h00. Il n’y avait pas grand monde dans le bureau. J’ai été me faire un petit café et bien évidemment, ensuite, j’ai eu envie de faire pipi.
Je suis entrée dans la cabine des WC, j’ai essuyé le rebord avec du papier, puis j’ai tapissé la cuvette de petites feuilles roses et je me suis enfin installée.
Au sol, il y avait un Ce Matin. Je l’attrapai. Au vu de la couverture, c’était le journal de ce matin. Celui que nous avions écrit la veille, et je n’avais aucune envie de le feuilleter ; alors allez savoir pourquoi : je l’ai quand même feuilleté et me suis retrouvée assez rapidement à la dernière page, celle des petites annonces :
« Inutile de t’envoyer un pneu. Le pli que tu veux est devant tes yeux. Déplie-le. »
Assise sur le trône, je crus chavirer.
La tête me tourna et je sentis mon cœur commencer à s’accélérer sévèrement.
Je me relevai tremblante. Oubliai de tirer la chasse et de me laver les mains.
Était-ce seulement possible que ce soit ce à quoi je pensais ?
Je me dirigeai vers le bureau. Il n’y avait que Mr. Pierre. Il fallait que je sache maintenant !
_ Monsieur Pierre, je vous prie de m’excuser mais sauriez-vous, par hasard, qui a rédigé l’annonce parue dans le journal de ce matin.
_ Oui. Et bien, et bien. Je ne sais pas du tout ! Quelqu’un de la rédaction je suppose !
_ Oui, oui. C’est bien ce que je me disais…, lui répondis-je déçue…
J’allais pour me rasseoir à mon poste quand il me fit sursauter :
_ Ah non ! Hier ! Suis-je bête ! C’est même moi qui ai décroché ! C’est une femme qui a laissé le message. Par téléphone, oui. Je lui ai même dit que c’était peu commun, oui !
_ Une femme ?, dis-je d’une voix illuminée.
Serait-il possible que… Non… Maman ? Enfin ? Aurait-elle décidé de finalement tout me raconter. De faire comme moi. De passer par les annonces ? Notre façon de communiquer ? À nous ! Oh Maman ! Est-ce possible ?
_ A-t-elle donné son nom, ou autre chose ?, demandai-je.
_ Et bien, non. Pas que je me souvienne. Non, non, juste le message.
J’attrapai mes affaires en coup de vent.
_ Il faut que je file Mr. Pierre. Dîtes à Francis que c’est un cas de force majeure, je l’appelle ce soir !
En un rien de temps j’étais dans ma voiture. Je grillai tous les feux. Faillis écraser une ou deux vieilles. Me garai n’importe comment. Poussai la porte cochère. Montai mes escaliers quatre à quatre, tournai la clef dans la serrure de ma porte et me précipitai vers la console du hall d’entrée, là où d’ordinaire je mets le courrier.
Rien.
Je regardais partout, sous le paillasson, derrière la console. Entrai dans la cuisine et regardai sur la table. Là où n’importe quelle lettre aurait pu être posée et mise en évidence.
Rien.
J’entrai dans mon salon quand je tombai alors sur ma mère.
_ Maman ! Oh Maman ! C’est toi ! Hein ? C’est toi qui as écrit l’annonce ! Je le savais ! Oh Maman, il t’aura fallu une semaine, mais ça y est, tu vas tout me dire, n’est ce pas ?
_ Qu’est ce que c’est que cette histoire d’annonce encore ?
_ L’annonce de ce matin, dans Ce Matin ?
_ L’annonce de quoi ?
_ Tu n’as rien écrit ? Au journal ! Tu n’as pas appelé ?
_ Bien sûr que non !
_ Alors ce n’est pas toi… ce n’est pas toi…
_ Non, Anna. Ce n’est pas moi… Cependant, il faut que je te parle. Il y a bien quelque chose. Quelque chose que tu dois savoir.
J’étais abasourdie. Je m’asseyais tout en regardant ma mère droit dans les yeux.
_ C’est quelque chose de très dur à dire. Je n’avais jamais pensé qu’il serait nécessaire de t’en parler… Je n’ai jamais pu… C’est tellement trop…. BIZARRE… Comment dire. Il se trouve que… Et puis, toi aussi, enfin je vois bien que cela te perturbe… Une tentative de suicide… Mon Dieu… Tu as le droit de connaître la vérité, c’est vrai, même si cela ne changera rien, j’en ai bien peur… Enfin…
_ Maman, si tu ne veux pas que je te claque entre les doigts, là, il va falloir parler.
Ma mère prit une grande respiration.
_ Quand tu es née… quand tu es née… Oh mon Dieu…
_ MAMAN !!!
_ Quand tu es née, tu étais un petit garçon ! Voilà. Tu étais un petit garçon… et une petite fille, ou une petite fille ET un petit garçon, comme tu veux. Tu avais tous les chromosomes de la Terre, que veux-tu que je te dise ! Une zézette et une quéquette ! Les deux ! On hésitait entre Anna et Théodore. Et puis il a fallu choisir, et ça a été Anna. Et ça sera toujours Anna.
Ma mère a continué de parler un petit moment avant de réaliser que j’étais, pour ma part, tombée dans les pommes depuis qu’elle avait prononcé les mots « petit garçon ».
JEUDI 23 MAI
Alice Edouard-Bologny, artiste peintre.
Tandis que je me déshabillais, je me suis gentiment moquée de son gilet fluo qu’il avait oublié d’ôter. Il n’avait rien remarqué, il est daltonien. Il m’a expliqué qu’il sortait d’un exercice incendie. Je lui ai demandé d’un ton coquin où ce qu’il avait encore mis le feu. Il m’a rassurée, ce n’était qu’un premier rendez-vous avec les clients de sa prochaine mission, un quotidien à auditer. Le boss du cabinet avait voulu qu’il s’y rende en éclaireur. Il avait lu dans leurs petites annonces un message quelque peu belliqueux. Il ne doutait pas qu’il leur soit secrètement adressé et il voulait qu’il aille tâter le terrain. À le voir, le personnel comprendrait qu’il n’y avait rien à craindre. Il n’est pas idiot. Il sait ce que cela veut dire : avec son allure d’autiste, ils baisseraient illico la garde et il cueillerait les données l’air de rien. C’était le chaos qui l’avait accueilli.
_ Et toutes les filles t’ont sauté dessus, n’est-ce pas ?, lui demandai-je.
_ Oui, je ne sais pas pourquoi, me répondit-il.
_ C’est ce que j’aime chez toi. Tu n’as aucune conscience de ce que tu dégages. Tu es beau comme un dieu grec et tu ne le sais pas.
C’était là tout le mystère pour moi. Le savait-il ? Ou pas ? Il m’avait fallu plusieurs mois pour répondre à cette question, et puis faute d’y être parvenue, j’avais dû trancher et prendre une décision. Aymeric était ainsi, et c’est sans doute pourquoi je l’avais aimé instantanément lorsque, pour la première fois, il était entré dans mon champ de vision. Il dégageait un air tellement fort, rassurant, serein, et tellement abruti à la fois que ça en devenait fascinant. Lorsqu’il avait commencé à me parler de la relation qu’il entretenait aussi bien avec les chiffres qu’avec son corps, je sus sans défaillir et sans en douter, ne serait-ce qu’un seul instant, que je me trouvais devant l’homme de ma vie. Que jamais je ne pourrais rencontrer quelqu’un qui lui arriverait à la cheville et ce malgré tout le souci que j’allais probablement devoir me faire tant son charisme allié à son manque de charisme en attirait plus d’une. C’est d’ailleurs ce qui a failli nous perdre, il y a 3 ans.
Aymeric est un homme qui aime deux choses : ∏ et moi. Son corps, c’est encore différent. C’est devenu un besoin. De la même façon que certains ont besoin de s’étirer en se levant le matin ou de se faire craquer la nuque durant la journée. Il a vitalement besoin d’entretenir son corps et consacre environ trois heures par jour à la gonflette. Son armure de muscles est un appât imparable mais il fait mine de ne pas le savoir. Le sait-il ? Je crois qu’il le sait mais qu’il s’en fout.
Il y a trois ans, j’ai compris qu’il avait couché avec une autre femme. Nous étions mariés depuis déjà cinq ans… et ce n’était pas la première. Il m’a tout raconté, en me disant qu’il aurait préféré que je ne sache jamais. Il me disait être dans l’impossibilité intellectuelle d’expliquer en quoi cela ne représentait rien pour lui. En quoi c’était, finalement, juste une partie de son job et que grâce à cela, mine de rien, il gagnait de quoi nous faire vivre lui et moi. On lui disait des choses. Les femmes se confiaient. Ils savaient vite après où faire mal. Des équations nulles dont il avait besoin pour arriver à ses fins. C’était la seule chose qu’il arrivait à m’expliquer. Ce soir-là, avant que je ne prenne mon sac et quitte la maison pour plusieurs mois, années même, il avait pleuré son poids en larmes. Il n’osait pas me retenir de peur de me faire mal. Il s’était alors menacé, lui, avec un couteau, la pointe de l’Opinel contre son biceps, prêt à l’entailler dans toute sa longueur. J’avais tenu bon et résisté au chantage affectif et charnel qu’il m’imposait dans toute sa souffrance. Il fallait que je parte. Loin. Que je vomisse. Plus loin encore. J’étais complètement écoeurée. L’imaginer avec d’autres femmes, sous prétexte… de, je ne comprenais pas et je ne voulais pas comprendre. C’en était trop pour moi. Je suis alors partie. Presque trois ans, oui. Trois années où il s’est passé tellement de choses… Assez de choses pour que je comprenne alors mon mari et que je lui revienne un beau jour. Il travaillait toujours dans la même boîte, mais ses résultats avaient dégringolé de semaine en semaine depuis que j’étais partie. J’ai retrouvé un Aymeric tout maigrelet, blafard, nerveux… Il n’avait pas déménagé et la maison était restée telle que je l’avais laissée trois ans plus tôt. Je doute même qu’il y ait fait le ménage, ne serait-ce qu’une fois. En passant la porte, j’ai compris à quel point cet homme m’aimait. Il disait vrai. Sans moi, il n’était plus rien. Il n’était même plus Aymeric et il disparaissait petit à petit, sans vraiment s’en soucier d’ailleurs. Quand il est rentré et qu’il m’a vue, il s’est écroulé à terre, sur les genoux et s’est tenu le ventre comme pour se bercer lui-même. Plus tard, il m’a avoué qu’il avait vraiment cru rêver éveillé et qu’il s’était alors retrouvé dans un état second, proche du délire ou de la folie.
Nous nous sommes retrouvés. Il y a maintenant un peu plus de trois mois. Je lui ai pardonné, même mieux ! Je l’ai encouragé à refaire ce qu’il faisait. À reprendre la musculation. À re-séduire les femmes pour leur extirper tout ce qu’il pouvait. À redevenir le numéro 1 et à rapporter un maximum de fric pour que nous continuions de vivre ensemble et heureux, à l’abri du besoin. J’avais fini par voir tout cela à sa façon : comme une équation nulle dont nous avions besoin.
MERCREDI 05 JUIN (soit une semaine plus tard)
On y était. Aymeric Edouard-Bologny était dans le bureau de la direction générale depuis près de trois heures et Dieu sait ce qu’il pouvait raconter. Les employés de la rédaction venaient de vivre une semaine bien chargée en émotions et en actions toutes plus absurdes les unes que les autres. Emma et Francis Lamoureux avaient comploté ensemble et monté un gros dossier qui présentait leur projet de magazine en ligne, réduisant ainsi les coûts de production de plus de la moitié. Arnaud, le petit ami d’Emma, leur avait donné quelques tuyaux et s’était même occupé quasiment tout seul de la partie « application smartphone », qui se devait d’être pertinente, ludique et originale. Et ce garçon n’aurait pas chômé, puisqu’en même temps, il réalisait l’application mobile du site de Francis Loizeau, Emma ayant convaincu ce dernier de développer un journal entièrement dédié au sexe pour le compte de Monsieur Bite Van Tibourg.
Dans la tête d’Emma, tout était clair : elle ne trahissait personne, elle assurait juste son avenir et pour elle un Francis en valait bien un autre.
Les autres s’étaient organisés.
Anna était partie en courant le vendredi midi il y avait deux semaines et n’était jamais réapparue. Constance était étonnamment calme et faisait tout ce qu’on lui demandait sans rechigner. Boris et Monsieur Pierre écrivaient pour tout le monde. Francis Loizeau passait de la colère la plus extrême à l’anéantissement total, quant à Francis Lamoureux, il partait en guerre tous les matins et sembla presque, l’espace de quelques jours, avoir trouvé un sens à sa vie qu’il considérait ces derniers temps comme quelque peu misérable.
Jeff était finalement resté un peu plus longtemps. Il prêtait main forte à son frère et s’affairait à quelques travaux très sommaires comme faire du café, les photocopies, rapporter les déjeuners etc., stagiaire de stagiaire en gros, et même si Francis ne pouvait s’empêcher de lui cracher encore parfois tout son dédain au visage, Jeff restait calme et disponible, tout en essayant, malgré tout, de découvrir ce que Loizeau trafiquait. Et il le découvrit ! Oui ! Mais ce qu’il découvrit n’avait rien à voir avec le journal…
Ce même mercredi alors que Aymeric Edouard-Bologny était dans le bureau de la direction générale depuis près de trois heures, Jeff réussit enfin à se faufiler derrière l’ordinateur de Francis Loizeau ce qui jusqu’à présent n’avait jamais été chose aisée. Francis était placé en bout de table, à la diagonale droite de Francis Lamoureux, mais juste derrière un pilier ce qui impliquait que pour se rendre à son poste, il fallait d’abord passer derrière Boris, Monsieur Pierre et enfin Emma. Bien évidemment, il y avait toujours quelqu’un de la ribambelle et rien d’autre n’aurait justifié qu’on se trouve derrière toute cette brochette, et certainement pas les archives entreposées sur la grande étagère, entre le mur et le long bureau, alors quand on ne s’appelait pas Francis Loizeau, il n’y avait aucune raison qu’on se pointe dans les parages. De plus, Loizeau arrivait toujours dans les premiers et partait toujours dans les derniers, et bien évidemment, quand il était absent de son poste, son ordinateur était éteint et lui seul avait le mot de passe pour allumer sa machine.
Jeff, qui avait appris certaines techniques de chasse chez les Massaï, mit à profit sa patience : la veille, quand tous les salariés furent partis, prétextant qu’il reportait ses notes de voyage, il se glissa jusque derrière le poste de Francis Loizeau et déposa sur l’étagère un minuscule miroir qui passa totalement inaperçu entre les mille et un papiers que l’on avait à peine essayé de ranger sur le meuble. En plus des papiers, et des vieilles parutions du journal, il y avait aussi tout un tas de babioles, des cadeaux presse qui n’avaient intéressé personne, des bouteilles d’alcool, des cartes postales… bref, assez de bazar pour qu’un miroir de poche y trouve sa place. Jeff était arrivé très tôt ce matin, avec son frère et s’était installé à la place d’Anna qui, a priori, n’allait pas revenir aujourd’hui et dont le poste était juste en face de celui de Francis Loizeau. Quand celui-ci arriva, il s’installa comme à l’accoutumée. Mit en route son ordinateur. Attendit quelques secondes. Puis entra son mot de passe sans remarquer que Jeff, pile poil dans sa lignée, ne manquait rien de ce qu’il était en train de voir dans la réflexion du miroir. Les lettres étaient apparues à l’envers, certes, cependant, la clé n’avait pas été bien compliquée à déchiffrer. PAPA3000
Tout aussi étonnant que cela puisse paraître, tel était le code pour entrer dans l’ordinateur de Francis Loizeau.
Ce n’est que vers 13h00, quand la directrice générale pria tous les salariés de monter au 4ème étage dans son bureau pour faire une annonce non officielle mais cependant de la plus grande importance, que Jeff s’installa à la place de Francis Loizeau, tapota un PAPA3000 et accéda à tous les secrets de Francis, sans pour autant tout bien comprendre…
Isabelle de La Francheplaine, directrice générale du groupe Chardon Sauvignet
Les gens qui me connaissent savent très bien que je ne prends aucun plaisir à annoncer les mauvaises nouvelles, c’est pourquoi, quoi que je dise ou doive dire, je m’efforce toujours de voir le positif et d’introduire mes discours par une pointe de légèreté, sans pour autant faire de l’humour, entendons-nous.
Le rapport de Monsieur Edouard-Bologny a été on ne peut plus clair. Il me l’a remis lundi et je dois dire que j’y suis restée plongée pendant plus de 48 heures pour savoir quelle décision devait être prise. Par moi. Car oui, c’est moi qui prends les décisions. Il semblerait que Monsieur Edouard-Bologny ait reçu une aide précieuse au sein de la rédaction. Il n’a pas voulu me dire de qui il s’agissait, même si de toute évidence je pense savoir qui se cache derrière cette trahison. Quoi qu’il en soit, cette personne a apporté des éléments accablants à l’encontre de mon cher Francis Lamoureux qui s’avèrerait ne pas être aussi irréprochable qu’il veut bien le laisser croire. Corruption, mensonges, prostitutions, abus de mineurs, vol… Cela fait beaucoup.
Je n’ai malheureusement pas le temps de vérifier tout cela et d’ailleurs au fond de moi, je pense que tout cela est entièrement faux, mais maintenant que c’est arrivé à mes oreilles, que dois-je faire ? Mener l’enquête et détruire la vie d’un homme ? Car soyons honnêtes, même innocent, après ça, il ne serait plus le même homme, et je dis ça sans même savoir sur quoi nous pourrions tomber.
J’ai donc commencé mon annonce en parlant chiffres et uniquement chiffres.
Je leur ai expliqué avec des termes savants de fiscaliste combien ce quotidien était devenu un poids pour le groupe qui ne savait pas vraiment quoi en faire, sans pour autant avoir véritablement le temps de s’en occuper.
J’ai ensuite parlé de Monsieur Bite-chose… Un investisseur qui avait une vision pour le titre. Une ambition, une envie, chose qui nous avait tous quittés depuis longtemps les concernant.
» À compter de la rentrée prochaine, le quotidien Ce Matin, changera de nom et deviendra Morning Glory. Monsieur Francis Loizeau en deviendra le rédacteur-en-chef. Tous les rédacteurs et directeurs de chroniques restent en place, sauf si ces derniers veulent démissionner, dans quel cas, nous leur accorderons, à tous, une rupture conventionnelle de contrat afin qu’ils puissent toucher le chômage.
Monsieur Francis Lamoureux est démis de ses fonctions. Avec regret Francis, certains éléments nous ont été rapportés et nous sommes dans l’obligation de nous séparer de vous. Je vous donnerai les détails en privé.
Nous allons finir le mois de juin la tête haute. Je vous recevrai un à un, d’abord seule puis en présence de notre nouvel investisseur majoritaire, votre nouveau patron, Monsieur Bite Van Tibourg. »
Francis Lamoureux n’attendit pas d’être dans le couloir pour se ruer sur Loizeau en l’injuriant de tous les noms.
» Salaud, saleté, je vais te péter la… espèce de merde… »
Mais retenu par ses collègues il n’arriva jamais à atteindre le Loizeau.
Sous l’emprise de la colère et de la rage, il arrivait à peine à finir ses phrases, même si celles-ci n’étaient exclusivement faites que de gros mots.
Francis Loizeau ne répondait rien. Il n’affichait même aucun sourire narquois, aucune satisfaction à avoir enfin ce qu’il voulait depuis longtemps. Il semblait presque « accablé ». Emma se tenait entre lui et Lamoureux que Monsieur Pierre et Boris avaient du mal à retenir. Elle lui porta beaucoup d’attention et tenta de le protéger comme si c’était son enfant. Constance, un peu en retrait ne savait pas quoi faire et avait surtout peur de s’en manger une par inadvertance.
_ Du calme, Francis !, criait Emma.
_ Calmez-vous, Francis !, lançaient Monsieur Pierre et Boris.
_ Je ne vais pas me calmer, espèce d’ordure, triple merde, qu’est-ce que tu as été raconter encore hein, qu’est-ce que tu leur as dit, j’ai un gosse bordel de merde, j’ai une famille moi ! Espèce de détraqué, de connard !
Mais Francis Loizeau ne réagissait toujours pas. Il regardait la scène, son futur ex-boss retenu par deux gentils pépères, les veines du front prêtes à exploser, fou de rage, essayer de l’atteindre au visage, mais rien n’y faisait et il semblait comme déconnecté. Il secoua la tête doucement, regarda par terre, regarda Emma qui ne comprenait pas ou qui du moins ne semblait pas au courant mais avait pourtant envie de lui apporter toute sa tendresse, et puis il se retourna et partit de l’autre côté. En marchant d’un pas un peu lent. Se pouvait-il qu’il soit triste ? C’est sans doute ce que tout le monde se demanda, y compris Francis Lamoureux qui se calma très vite et regarda son ennemi juré s’éloigner pas à pas. Il aurait pu se remettre à lui courir après, mais non. Quelque chose le retint et à son tour il s’engouffra dans les escaliers, laissant ce qu’il restait de son équipe sur le palier, bras ballants.
Jean-François Lamoureux dit Jeff, globe-trotter et sans emploi
Francis est alors apparu tandis que j’étais toujours devant l’ordi de Loizeau.
Il a rassemblé ses affaires et m’a dit :
_ C’est fini, Jeff. On se tire.
_ Francis, merde qu’est ce qui se passe ?
_ Rien, c’est juste fini mon pauv’ vieux. C’est peut-être mieux ainsi. Allez viens, je n’ai pas envie de rester là. Et nous sommes partis.
Sur le trajet, il n’a pas ouvert la bouche une seule fois et moi, je n’ai même pas essayé. Après tout, c’est ce que j’avais prévu : être là pour lui quand il en aurait besoin et c’était maintenant.
Nous avons marché un long moment avant d’arriver chez lui et quelque chose me disait que nous allions rester silencieux encore un moment…En poussant la porte de sa petite maison, j’ai tout de suite compris ce qui s’était passé ici, et je crois que lui aussi.
Le salon semblait propre et bien rangé, mais en réalité il était vide.
J’ai cru que Francis allait devenir fou, mais non. Il n’a pas bougé. Il est resté au milieu de salon et a fermé les yeux tout en les levant au ciel. Comme un « bien fait » qu’il s’affligeait. Un juste retour des choses. Et il s’est assis dans son fauteuil en essayant de regarder à travers les rideaux qui étaient à demi tirés.
Sur la table il y avait une boîte. Je me suis approché. Elle était à moitié ouverte. Une vieille boîte à chaussures, avec des traces de scotch sur les côtés. J’ai titillé le dessus pour le mettre le couvercle de côté et j’ai regardé à l’intérieur : il y avait des mots, des photos imprimées, des petits objets, des tickets de théâtre… Il y avait là toute l’histoire de Francis et de Carolina. À côté de la boîte, il y avait une enveloppe. Je la pris en la montrant à Francis qui ne me regardait même pas.
« Il y a une… Tu veux que je… Est ce que je dois…. ? »
Je ne savais même pas quoi dire et décidai alors d’ouvrir l’enveloppe.
Je reconnus l’écriture de Natacha. Ses lettres énormes et bien rondes. Le mot disait juste : « Merci ».
Je me retournai vers Francis et le rejoignis en regardant dans la même direction que lui. J’aurais voulu lui parler mais j’en étais incapable. Finalement c’est lui qui brisa le silence :
_ Où est-ce que tu dois partir déjà ? En Thaïlande, c’est ça ?
_ Oui, presque , pas loin, dis-je.
_ Avec ta copine, c’est ça ? Vous partez tous les deux ?
_ Avec ma… c’est à dire que… en vérité, il n’y a personne. Il y a eu… mais il n’y a plus.
_ Ah bon ? Mais tu m’as dis que… bon.
_ J’ai dit ce que j’ai dit…
_ Tu ne vas pas aller en Thaïlande.
_ Ah bon ?
_ Non. Tu vas faire tes bagages et tu vas partir. Ce soir. Avec moi. En Argentine.
Francis Lamoureux, rédacteur-en-chef de Ce Matin.
Nous avons fait comme dans ces films où les fuites sont possibles à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Se rendre à l’aéroport, acheter un ticket, dire à la fille de l’enregistrement :
« Pas de bagages. »
Et attendre dans le hall de la salle d’embarquement. Pendant 14 heures, car le seul vol disponible était prévu pour demain matin 9h30. Assis entre mon frère qui se demandait certainement ce qu’il foutait là et un Indien de 45 ans associant le port du costume avec celui des sandales ouvertes. Je ne pensais pas que c’était « bien fait pour moi ». Non, je trouvais même que tout ce qui m’arrivait était profondément injuste. Je payais la volonté d’avoir voulu trop bien faire. Trop bien faire avec mon job, en excluant Francis par pure frousse, en ne déléguant jamais rien d’intéressant à un stagiaire sous prétexte qu’ils manquaient tous d’expérience, en ne me focalisant que sur ce que moi je trouvais juste, mettant mon intégrité sur un piédestal. Trop bien faire avec Natacha, avec Louis en jouant au mec qui maîtrise tout. Trop bien faire avec Carolina en l’aimant du plus fort que je pouvais. Est-ce que c’est ça qui m’avait perdu ? Ce désir d’être au top sans m’apercevoir qu’en réalité j’étais ridicule sur toute la ligne…
JEUDI 06 JUIN
Francis Lamoureux, rédacteur-en-chef de Ce Matin.
Il nous fallait encore patienter une trentaine de minutes avant d’embarquer. Jeff attaquait son 18ème sodoku et je dois dire qu’il m’impressionnait assez. Soit c’était un génie des chiffres, soit il remplissait les grilles au hasard, sans même peut-être savoir qu’il y avait une règle du jeu bien précise. Aucune idée et j’étais trop fatigué pour déterminer, là maintenant, si mon frère était surdoué ou demeuré. Je m’en allais retrouver Carolina. Car le fait est que ces derniers semaines, je n’avais pensé qu’à elle. Quand je pensais à Louis, je pensais à Carolina. Quand je pensais à comment me débarrasser de l’auditeur, je pensais à Carolina. Quand je pensais à ma mère, à ma femme, à Francis, à ma vie, je pensais à Carolina. Elle était partie, oui, mais elle n’avait jamais été aussi présente, pure, dans ma tête. Et mes yeux la réclamaient. J’étais peut-être un monstre, oui. Et tout compte fait, peut-être que je ne récoltais que ce que je méritais… Méritais-je Carolina ? Il fallait que je sache.
_ Au fait, me lança Jeff tout en gardant les yeux rivés sur sa grille de sudoku, il s’est passé un truc bizarre hier au bureau…
_ Tu veux dire, à part le fait que je me sois fait virer comme une merde ?
_ Oui, à part ça.
_ Tu m’en diras tant…
_ J’ai un peu fouillé dans l’ordinateur de Francis.
_ Pardon ? Tu as quoi ?
_ J’ai un peu fouillé dans l’ordinateur de Francis, répéta-t-il alors que j’avais très bien entendu.
_ Oui, oui, j’avais compris, et alors ?
_ Et alors, j’ai trouvé plusieurs trucs vraiment étranges…
_ C’est à ce moment-là que tu craches le morceau Jeff, allez. Oh ! Qu’est ce que tu as trouvé ?
_ Des photos de moi, dit calmement Jeff.
_ Excuse-moi ?
_ Des photos de moi. Il avait des photos de moi. Des photos de moi quoi, quand j’étais petit en fait, continua Jeff.
_ Je ne comprends rien, comment ça ? Des photos de toi quand tu étais petit ? Que tu lui avais donné ?
_ Tu crois que je distribue des photos de moi gosse ? Quel abruti ferait ça ?
_ Bah je ne sais pas, c’est à toi de me le dire ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Est-ce que tu crois que ça a un rapport avec ce qu’il a cafté à l’audit’ ?
_ Non. Non je ne pense pas, tandis qu’il regardait toujours sa grille. Je crois que ça a un rapport avec papa.
J’eus l’impression qu’on venait de me jeter une pierre dans la poitrine et que le caillou avait directement prit la place de mon cœur.
_ Hein ? Arrête ton char, tu me fais marcher ? Comment ça avec papa ?
_ Il y avait des photos de papa aussi. Des photos que je n’avais jamais vues. Et des photos de moi petit, mais seul, je veux dire sans papa.
_ Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi il aurait ça dans son ordi ?
_ Je pense que Francis est notre frère, notre demi-frère en fait. Ça expliquerait beaucoup de choses.
Ma tête se mit à tourner et les battements de mon cœur étaient si forts et si vifs qu’on aurait dit que je tremblais de tout mon long. J’eus envie de vomir et à un moment je ne pus carrément plus respirer. Francis leva les yeux vers moi et mit sa main sur mon épaule.
_ Tu vas en voir d’autres frérot, ce n’est pas si pire que ça. Si j’ai raison, on le saura très bientôt. Ça ne sert à rien de baliser.
L’indien qui se tenait près de moi balança son journal par terre comme pour dire : « Que celui qui est intéressé se serve ». C’était le Ce Matin de ce matin. Le premier numéro auquel je ne participai pas… Je l’attrapai par réflexe et me rendis immédiatement à la page de l’ours. Sous le titre de rédacteur-en-chef je lus : Francis Loizeau.
C’était la fin. Et je me mis à rire en me disant que j’étais bien persuadé que personne n’avait pris le temps de rédiger l’annonce du jour.
J’avais tort.
En tournant la page, tandis que les hauts parleurs se mirent à grésiller et à annoncer le départ de notre avion, je pus lire les quelques mots suivants :
« Quelqu’un s’est joué de toi oui, mais ce n’est pas la personne à laquelle tu penses. »