Loin des fanatiques du Earth Liberation Front ou des écolos bobos de la dernière heure, Benjamin Lesage en mission pour le bonheur, les pieds sur terre, nous présente son odyssée et son projet Eotopia : « Créer un éco-lieu végétalien basé sur l'économie de don afin de trouver le chemin qui mène vers une vie simple et harmonieuse ».
Qui es-tu ?
Un être humain qui essaie de vivre heureux (rires).
C’est quoi ton parcours ?
Je suis né à Besançon en Franche-Comté. Après mon diplôme d’IUT Gestion je suis parti aux Pays-Bas faire des études européennes option communication dont j’ai aussi été diplômé après 3 ans. Juste avant la fin de mes études j’ai fait un stage dans une ONG environnementale au Mexique. Ça m’a ouvert les yeux sur notre manière d’être en France, l’impact de notre consommation. C’est là que j’ai commencé un cheminement personnel sur le fait de moins consommer et de devenir végétarien, puis vegan.
Je suis rentré en France pour écrire mon mémoire, et j’ai fait du stop pour la première fois pour retourner aux Pays-Bas. Ça a été un déclic.
Je me suis retrouvé bloqué à une station service où j’ai passé la nuit.
Ça a été une soirée géniale, j’ai ressenti l’envie de vivre ça un peu plus, de dormir un peu partout, de suivre le destin là où il m’emmenait, libre.
Alors je suis parti avec deux amis très chers, Nicola et Raphael, en janvier 2010 pour rejoindre le Mexique, dans l’idée de faire le voyage le plus écologique possible, en partant sans argent et sans rien consommer.
Une idée dont je veux faire ma vie aujourd’hui, et que je veux partager avec le projet d’éco-lieu Eotopia.
D’autres choses t’ont inspiré ce voyage, comme l’histoire de Daniel Suelo (qui vit depuis 15 ans dans une grotte de l’Utah, sans argent et sans papiers) ?
Oui complètement. À l’époque, ça faisait 10 ans qu’il vivait sans argent. On a échangé et il nous a motivés. Le film Fight Club m’a fait beaucoup réfléchir aussi, sur le système financier par exemple ; notamment avec l’idée de « ce qu’on possède, nous possède ». J’ai d’autres influences comme Jack Kerouac qui est incontournable ou Philippe Labro pour le vagabondage, l’expression de la liberté. Quand je me suis retrouvé à la station service tout m’est revenu en mémoire et je me suis dit : « Ah oui ok, c’est de ça qu’ils parlaient ».
Cet épisode a été le déclencheur, mais c’est en quittant l’Europe que tu as eu une vraie prise de conscience ?
Oui, au Maroc. Plus qu’un déclic, ça a été une révélation. Là-bas on a rencontré des gens beaucoup plus généreux, beaucoup plus simples, beaucoup plus humbles et qui avaient surtout une confiance infinie, comme s’ils n’avaient peur de rien. Ça m’a bien retourné. Il y a une sorte de confiance générale qui peut s’expliquer par la religion.
Allah est là, donc ils n’ont pas à avoir peur, puisque leur destin est écrit. C’est pas que sur le papier, c’est vraiment mis en pratique.
Comment vous vous êtes débrouillés ensuite pour traverser l’Atlantique ?
La plupart des skippers qui veulent traverser l’océan font escale à Las Palmas, un grand port aux Îles Canaries. Le truc c’est vraiment de se faire accepter, de participer à la vie du port, aller au bar…
Il faut que les gens te reconnaissent, qu’ils te fassent confiance.
On y est allé tous les matins pendant un mois et finalement on a rencontré deux Italiens qui ont accepté de nous prendre sur leur voilier.
Le deal c’était qu’on aide au nettoyage du bateau, qu’on fasse la cuisine. On leur a aussi donné des cours d’espagnol, d’anglais et de français. Ils avaient envie de parler d’autres langues pour voyager. Trois semaines plus tard on est arrivé au Brésil.
Tu n’as jamais eu envie de tout arrêter ?
Ça peut faire peur mais c’est surtout magique et magnifique. Le Brésil, là, ça a été plutôt difficile. Nicola a décidé d’arrêter. L’attente c’est ce qu’il y a de plus dur. Avec Raphael on a été bloqués deux fois dans des stations services au Brésil. La première fois pendant trois jours au bout desquels je me suis fait voler toutes mes affaires. La deuxième fois, ça a duré cinq jours et là c’était chaud. On mangeait en récupérant les restes des plateaux repas des camionneurs : ils mangeaient la viande et laissaient le riz, les haricots… Un des moment les plus durs du voyage. Ça m’a appris ce que c’était de vivre vraiment sans argent.
Ça a été un problème pendant trois ans de se nourrir ?
C’était surtout une alimentation à base de pain. Sur la route particulièrement.
Si quelqu’un a une intolérance au gluten je pense que voyager sans argent sera plus difficile…!
Sinon des fruits et légumes qu’on récupérait sur les marchés. Parfois, on visitait des restaurants pour avoir les restes, ça n’a pas toujours été simple ; sinon les poubelles…
Il y a tellement de nourriture jetée chaque jour… Les États-Unis en tête.
Par contre, le fait que la religion soit plus présente là-bas a un vrai impact ; s’ils sentent que tu as besoin d’aide, ils vont t’aider.
Un jour en Californie avec tout ce qu’on a récupéré et ce qu’on nous a donné, on a même mieux mangé que si on avait eu de l’argent !
C’est la deuxième fois que tu parles de religion pour expliquer une certaine générosité chez les gens, tu es croyant toi-même ?
Croyant, oui, j’ai été forcé de le devenir. Je crois en la vie par dessus tout et en un certain ordre des choses qui se résume par : « Si tu donnes sans compter, la vie sera généreuse avec toi. »
Chaque jour qui passe est une preuve que cette loi est universelle !
Avant les États-Unis, tu as été au Mexique, où tu t’es retrouvé seul, mais où tu as aussi fais plusieurs rencontres qui ont changé ta vie ?
C’est là que j’ai rencontré Yazmin, ma femme. Ça été le coup de foudre. On est parti ensemble en stop jusqu’aux États-Unis et on a retrouvé Daniel Suelo dans sa caverne où on a passé une dizaine de jours. C’était génial, c’est un être assez exceptionnel, très humble, très tranquille. C’était une rencontre vraiment forte parce que je me suis dis que j’avais en face de moi comme un possible futur. C’est là qu’est née l’idée d’ouvrir un éco-lieu où personne n’aurait besoin d’argent : Eotopia.
En rentrant de ce voyage on a pris conscience de ce qu’on voulait pour notre avenir : vivre sans qu’il y ait de monnaie d’échange, mais seul, tu ne peux le faire que dans une grotte ou dans la forêt, comme Thoreau ou Suelo.
Nous on a eu envie d’aller plus loin, de le faire en collectivité et même de voir si un jour c’est toute la société qui pourrait le faire.
Vous avez lancé le projet dès votre retour en France ?
On a fait un petit tour pour voir la famille déjà ! Depuis le temps que j’étais parti ! Ma mère avait vu Into the Wild et elle pensait que j’allais mourir dans une forêt. Pour elle ça a été beaucoup d’émotion.
Ensuite en juin 2013 on a commencé à se réunir avec Raphael et sa femme qu’on a retrouvés à Berlin. On a lancé un site pour faire connaître nos idées, les partager et voir si d’autres personnes voulaient participer.
On s’est encore réuni en octobre 2013, puis en mars et en août 2014 avec de nouvelles personnes à chaque fois.
C’est à cette période que tu as fait la première expérience Eotopia ?
En février 2014, on a rencontré André, un fermier à Hounoux, dans l’Aude, qui était prêt à céder une partie de ses terres.
Je me suis installé sur le terrain et de mai jusqu’à décembre j’y étais à peu près à plein temps.
On a creusé un puits, fait un jardin… On essayait de commencer le projet Eotopia en parallèle.
On était une dizaine, parfois une vingtaine selon les gens qui venaient. C’était sympa de travailler ensemble avec des personnes que l’on ne connaissait pas, d’expérimenter cette vie en collectivité et de trouver le moyen de vivre ensemble. On s’est vraiment confirmé que tout est plus simple quand l’argent n’est plus une question, une condition, quelque chose qui donne un statut.
Mais vous n’avez pas pu vous y installer définitivement ?
Le problème c’est que le terrain d’André, comme la plupart de ceux qui nous sont proposés, est une terre agricole, donc inconstructible. Ou alors il faut monter un projet agricole, faire un dossier à la DDTM qui acceptera ou non.
Mais si on monte l’exploitation sur le terrain d’André, qui lui veut bien nous le céder, c’est sans certitude que la mairie accepte de nous délivrer le permis de construire… Y’a aucune sécurité.
Et encore, si tout le monde accepte notre projet, là on devra faire face au soucis de monter une AMAP, ce qui implique forcément une partie commerciale. On souhaite de toutes façons faire des paniers et les donner gratuitement, c’est à la base du projet Eotopia, mais là on devra avoir un équilibre financier.
On sera obligé d’utiliser de l’argent : il faut payer environ 3500 euros à la MSA chaque année et on ne veut pas de contraintes par rapport à l’État ou la MSA. C’est un suivi, beaucoup de paperasse et d’obligations alors qu’on veut le faire librement. Au-delà du fait d’utiliser de l’argent, même si on pourra sûrement rester dans notre économie du don, une exploitation agricole demande beaucoup de main d’oeuvre, d’énergie et de temps.
Vous avez senti de la réticence de la part des habitants ou des administrations au cours de vos recherches ?
De manière générale les gens n’aiment pas trop que ça change et encore moins quand c’est près de chez eux. Les gens ont été un peu réticents vu qu’ils ne nous connaissent pas et on a pas encore eu l’occasion de prouver qu’on avait de bonnes intentions et que notre projet était quelque chose d’intéressant pour tous. On a pas envie que ce soit juste un camp hippie pour les alternatifs, on a envie que ce soit un beau projet qui attire des gens qui ne sont pas du tout là-dedans mais qui veulent quand même découvrir ça. Faire quelque chose de très sérieux. On peut pas le faire complètement gratuitement, y’aura toujours des taxes etc…
Mais on veut que ce soit une économie du don, donc que le terrain soit donné ; on a pas envie de demander de l’argent ou d’en collecter.
Ça peut avoir l’air d’un petit caprice mais c’est l’idée que quand quelque chose est donné y’a une gratitude qui suit, c’est une énergie très différente que quand c’est acheté.
Combien de personnes veulent participer au projet aujourd’hui ?
On a environ 1000 personnes qui sont inscrites sur notre site, on s’attendait pas à un tel engouement !
On a tous les jours des personnes qui nous écrivent, donc il faut gérer ça aussi on est un peu débordé de monde mais sans lieu pour s’installer, ou juste pour les rencontrer. Il doit bien y en avoir un tiers qui veut s’installer à temps plein mais c’est une volonté, il faut voir après dans l’action.
Les autres veulent aider, participer de près ou de loin, venir pour les ateliers etc…
Je pense que tout le monde sait que le don est merveilleux et que par l’échange, par le partage on peut faire des choses ; c’est juste qu’il y’a ce climat global qui nous fait croire que ce n’est pas sérieux, que c’est une utopie et que sans argent, on ne s’en sort pas. Tant que cette idée sera ancrée on pourra pas avancer.
Notre idée c’est aussi de prouver qu’un groupe de personnes peut vivre bien sans un système basé sur l’argent.
Est-ce qu’il y a d’autres projets comme le vôtre ?
Il y’a pleins de projets qui se font mais on a pas vraiment rencontré de projet avec une telle liberté par rapport à l’argent, où tout est gratuit, où il faut pas cotiser ; c’est pour ça qu’on a décidé de monter le notre aussi.
Les projets qui se rapprochent le plus du nôtre sont un peu plus clandestins, s’ils sont gratuits, ils ne suivent pas les lois. Le problème c’est que ces lieux-là restent très exclusifs, ils sont ouverts aux personnes qui sont déjà dans les circuits alternatifs. On en a visité : y’a de très bons projets avec des gens géniaux mais qui sont toujours soit un petit peu dans la peur, soit toujours sur le qui-vive parce qu’il ne faut pas trop que le lieu soit connu. Du coup, ça ne peut pas être complètement ouvert et ils ne peuvent pas accueillir beaucoup de monde ou être trop connus.
Mis à part les constructions sans permis qu’est-ce qu’il y’a d’illégal ?
Si on ouvre un éco-lieu et qu’on veut faire un atelier par exemple, on a pas vraiment le droit d’inviter des gens pour nous donner un coup de main. C’est pas vraiment légal, c’est considéré comme du travail au black, même si c’est pas rémunéré. La loi est vicieuse sur plein de trucs. Si on creuse un puits et qu’on récupère l’eau de pluie qui n’est pas potable, même si c’est juste pour le jardin on peut nous faire chier.
Si t’ouvres un éco-lieu et que le maire n’aime pas ton projet, ou que ça dérange le préfet, il trouvera n’importe quelle petite ligne dans le code pour te dire c’est illégal et voilà.
Même si on arrive à monter Eotopia il faudra qu’on compte sur la sympathie du maire et des habitants…
Nous on a envie d’être transparents et c’est pas pour rien aussi qu’on est présents dans les médias. On pense qu’aujourd’hui on devrait avoir le droit de faire des projets comme ça et que la loi devrait aller dans notre sens.
On compte sur le support médiatique et qu’il y ait du monde derrière nous pour nous donner de la crédibilité. Un maire, quand ses habitants sont d’accord avec le projet, bah il est d’accord aussi, parce qu’avant tout il pense à se faire ré-élire.
Y’a aussi l’idée qu’on a envie d’être une petite pierre qui gêne, on a envie de gêner la société, de gêner le système actuel tout en étant dedans. On veut suivre les règles au maximum, être à la limite, pour montrer qu’on peut aller au-delà et que ce serait pas si mal.
Est-ce que tu vis toujours sans argent aujourd’hui ?
Non… J’aimerais bien mais on a eu notre petite fille il y’a deux mois maintenant avec Yazmin, on est dans une période de relâche. On vit un peu plus tranquillement, sous le même toit que ma mère et celle de Yazmin qui paient le loyer d’une petite maison.
Depuis que notre fille est née tout ce qui était important pour moi est passé au second plan. Le principal pour le moment c’est qu’elle soit en bonne santé, qu’elle ait tout ce qu’il lui faut.
Quel conseil tu donnerais à ceux qui veulent faire pareil que toi, ou qui se sentent blasés de la vie de consommation, qui veulent changer de vie ?
Partir. Il y’a plein de moyens de le faire, y’a pas besoin d’aller à l’autre bout du monde, on peut le faire dans son propre pays, dans sa propre région. C’est nécessaire de sortir de sa routine et de soi-même. Partir dans un autre pays c’est encore mieux parce que c’est une autre langue donc on est obligé de se dépasser, de découvrir différemment à travers d’autres mots…
Faire du woofing aussi, du bénévolat dans une ferme, ou juste du bénévolat dans une association. Plus on se sépare complètement de ce qu’on est, plus on pourra savoir si on était heureux ou, dans mon cas, que toute cette identité que je m’étais construite n’était, en fait, qu’un reflet que j’entretenais pour plaire aux autres… On a tendance à se créer une identité : on est comme ça, on aime un certain type de musique, on a un certain type d’amis, on sort dans certains endroits… on se crée tout un petit monde autour de nous.
Quand on est blasé, c’est en général que ce petit monde nous asphyxie. Il faut être avec d’autres personnes aussi, seul, c’est très difficile, surtout si on est dans un processus de déconditionnement. Il y’a beaucoup de gens qui vont te dire que c’est pas bien, qu’il faut pas faire ça. Tout seul, tout est plus difficile. Il faut soit partir avec des amis, soit aller à la rencontre de personnes qui partagent notre envie. Je n’aurais jamais fait ce voyage tout seul. Raphael non plus.
Est-ce que tu penses parfois à ce que serait ta vie si tu avais continué dans la voie de tes études ? Tu es parfois tiraillé entre les deux ?
Tiraillé non. On en parle beaucoup avec Yazmin justement. C’est intéressant mais je ne pense pas que mon chemin aurait été différent, ça aurait peut-être pris plus de temps. Si j’avais pas fais ce voyage, il aurait peut-être fallu attendre 50 ans pour découvrir qui je suis. Aujourd’hui je pense vraiment avoir trouvé ma nature profonde et je serai forcément arrivé à ça un jour.
J’ai eu beaucoup de doutes pendant et après le voyage. Il y’en a encore un peu mais ça fait à peu près un an que je suis convaincu qu’il n’y avait pas d’autres alternatives.