Le capitalisme s’est-il emparé de notre temps libre ? C’est l’idée qui est au centre du dernier ouvrage du mystérieux Comité invisible. Les auteurs enjoignent alors de déserter pour ne pas se laisser gouverner si aisément.
Le 21 avril, un jour avant le premier tour des élections présidentielles, un livre politique est sorti : Maintenant, troisième livre du Comité invisible. Ce collectif (?) d’auteurs anonymes avait écrit auparavant L’insurrection qui vient, paru en 2007, et À nos amis, en 2014, tous les trois publiés chez La Fabrique, maison d’édition connue pour publier de nombreux textes critiques et radicaux.
À sa sortie, L’insurrection qui vient avait connu un réel succès de librairie et marqué son temps. Et pour cause : le petit livre avait été considéré comme pièce à conviction lors d’une instruction contre un groupe de personnes accusées – dans le cadre de la lutte contre le terrorisme – de sabotage de lignes de TGV, dont Julien Coupat. Ce dernier est, avec huit autres et depuis plus de huit ans, poursuivi dans le cadre de l’affaire dite « de Tarnac ». En janvier dernier, la justice française a, dans un aveu d’échec cinglant, considéré que l’affaire ne relevait pas du terrorisme.
Depuis, Coupat a parfois été présenté comme l’un des auteurs du texte, bien que son éditeur affirme le contraire. Un auteur de romans policiers, Serge Quadruppani, s’en est dit l’auteur dans une insolente « lettre collective d’auto-dénonciation », signée par de nombreux autres intellectuels. Mathieu Burnel, inquiété lui aussi dans « l’affaire Tarnac » clôturait le débat en déclarant en 2015 à Libération : « une quarantaine de personnes ont participé à l’écriture de l’Insurrection… On s’en fout de savoir qui a mis telle virgule. »
De nombreux pastiches ont aussi circulé et quelques personnes se sont essayés à copier le style du Comité invisible, le plus souvent en vain, comme récemment les auteurs inconnus de L’élection présidentielle n’aura pas lieu, trop verbeux pour pouvoir être attribués aux mêmes auteurs. Et le mystère continue d’entourer le fameux Comité invisible, qui suscite depuis, en plus de la curiosité des forces de l’ordre, la passion de bon nombre de mondains et l’intérêt de jeunes révolutionnaires, anarchistes ou simplement rêveurs encore plus nombreux.
Comme les deux précédents ouvrages, Maintenant (dont chaque titre de chapitre est un slogan apparu sur une banderole ou un mur durant le mouvement contre la loi Travail en 2016) est clair, limpide, furieux. Seules quelques rares références savantes viennent moduler le rythme nerveux d’un ouvrage qui articule avec brio la langue classique, l’ironie et le vocabulaire politique contemporain. Il y a parfois même une forme de prétention de la part des auteurs, qui soulignent leur désintérêt pour la langue politique contemporaine et ne semblent pas trouver beaucoup de grâces à quiconque si ce n’est peut-être à PNL – dont ils célèbrent sans les citer le mot d’ordre « Le monde ou rien », repris par les manifestants de l’hiver 2016.
Parfois, on se perd. La conceptualisation de la casse peut par exemple, sembler poussive. Et si quelques phrases relèvent parfois du discours performatif, si ce n’est du registre de l’incantatoire, à bien des égards, il y a, chez le Comité invisible, une certaine lucidité. Et dans Maintenant, cette lucidité est notamment claire quand il est question de la disparition progressive du salariat et de la quête de nouveaux profits par le capital.
Nos loisirs nous enferment
Dans Maintenant, le Comité invisible prend acte des nouvelles métamorphoses du capitalisme, qui mute désormais à grande vitesse. Selon eux, ce dernier, pour accumuler plus de richesses et plus discipliner les populations, et devant l’effondrement du salariat – un fait convenu par tous – ferait de nos vies des biens et des marchés. « Tout se passe comme si nous devions travailler plus en tant que consommateurs à mesure que nous travaillons moins en tant que producteurs. » Nos loisirs et notre temps libre seraient les nouveaux lieux de notre coercition : « tout doit désormais entrer dans la sphère du rentabilisable ». « Chacun de nos clics en traînassant sur Internet produit de la donnée que les GAFA (Google/Apple/Facebook/Amazon, NDLR) revendent… » lit-on. Et plus loin : « Avant Airbnb, une chambre inoccupée à la maison était une « chambre d’ami » (…) c’est désormais un manque à gagner… » Et cette condition économique, bien sûr, selon les auteurs, nous brime et brise les possibles : « il faut que sans cesse (…) nous soyons en train de compter. »
Et si bien des économistes libéraux et des hommes politiques proposent maintenant de mettre en place un revenu universel, c’est, selon les auteurs, parce que notre temps libre serait devenu colonisable, rentable et que nous serions devenus trop facilement gouvernables. Il ne s’agit pas de nous « laisser le loisir d’aller chasser les Pokémon le matin et pêcher l’après-midi ».
Déserter
Toute la charge subversive de L’insurrection qui vient résidait dans l’appel aux blocages – le cœur de ce premier ouvrage s’appelait d’ailleurs « Bloquer l’économie ». Dans Maintenant encore, le Comité invisible célèbre les blocages organisés par les manifestants de l’hiver 2016. Mais comment bloquer une économie qui fait de chacun un entrepreneur, qui transforme chacun d’entre nous entre une nouvelle figure à mi-chemin entre le mini-capitaliste et le « crevard », pour reprendre les mots des auteurs ? La réponse proposée est, au final, d’une simplicité désarmante : par la désertion. « On peut agir politiquement sans faire de la politique, depuis n’importe quel point de la vie et au prix d’un peu de courage. » L’enjeu se situe, on le comprend, dans la reprise de contrôle de son temps libre. Déserter, bien sûr, c’est se placer un petit peu en dehors. Mais on retrouve là des accents de L’insurrection qui vient, qui proclamait déjà : « N’être socialement rien n’est pas une condition humiliante, (…) mais au contraire la condition d’une liberté d’action maximale. »
Si le Comité Invisible invite à déserter plutôt qu’à se réapproprier, à l’instar de beaucoup des révolutionnaires classiques, c’est qu’à son sens, la survie de bien des choses qui font aujourd’hui partie de notre quotidien n’est pas souhaitable. « Qui veut se réapproprier les centrales nucléaires, les entrepôts d’Amazon, les autoroutes, les agences de publicité, les TGV, Dassault, la défense, les cabinets d’audit (…) les supermarchés et leurs marchandises empoisonnées ? (…) Qui envisage une reprise populaire des exploitations agricoles industrielles où un homme seul exploite 400 hectares de terres érodées au volant de son méga-tracteur piloté par satellite? Personne de sensé. »
La crise, une chance ?
La pensée du Comité invisible évolue. Elle se construit dans le feu de l’action. Les auteurs publient à l’aune d’évènements en cours et on note donc, d’un titre à l’autre, des inflexions. Le constat central d’À nos amis voulait que la crise soit devenue le mode de gestion normal et permanent du capitalisme. Crise financière, crise politique, crise sécuritaire… Autant de moyens de mieux gouverner des populations soumises à des aléas qui vaudraient effets de contrôle. Mais dans Maintenant, le Comité Invisible parle de la crise du capitalisme comme d’une potentielle promesse. À propos de la déségrégation de la société salariale, les auteurs sont certains qu’il s’agit pour le capitalisme d’un risque politique : « Le risque que les humains fassent un usage imprévu de leur temps et de leur vie, voire prennent à cœur la question de son sens. » Un constat qui fait office d’appel ?
Texte : Jules Crétois
Maintenant du Comité Invisible, La Fabrique éditions, 160 p. , 9€
Photographie à la une : Clique