Azyle est une des figures les plus mystérieuses et créatives du graffiti français. Tagueur actif depuis le début des années 90, agissant seul, amoureux du métro où il a oeuvré en secret pendant plus d’une quinzaine d’années, c’est une légende du milieu. Se faisant très rare dans les médias, et refusant toute approche du marché de l’art et du street-art, il a accepté que Karim Boukercha dresse son portrait en 2 épisodes pour Clique.tv.
L’histoire commence un dimanche matin de mai 1990, sur la ligne 13. Trois adolescents sont postés dans un wagon qui les conduit vers le 7ème arrondissement de Paris. Là-bas, en dessous des Invalides et de l’ambassade d’Italie, dorment paisiblement une douzaine de rames qui, paraît-il « sont défoncées tous les week-end »… Ce jour là, il y a Evil et Jek, mais aussi un petit nouveau, d’une quinzaine d’années, qu’ils ont invité à « faire » son premier métro. Ils ont été intrigués par ses tags un peu partout dans la Courneuve d’où le gamin est originaire. Jusque-là, il écrivait Asi.06, mais comme ça ne sonnait pas terrible, Abdik, son acolyte de la toute première heure qui n’avait de cesse de le voir grimper partout pour poser lui conseille de signer Asile : « Ça t’irait vraiment bien, je t’assure… ». Vendu.
Voilà maintenant le petit groupe qui guette sur le quai de la station Varenne où se trouve un des dépôts de métro les plus prisé du moment. Asile est impatient. Trop pour ses deux ainés qui ne veulent pas prendre le risque de descendre tant qu’il y aura encore du monde et qui, surpris, regardent « le petit » y aller sans leur demander la permission. Ces premiers tags à la Krylon blanche engendrent des vapeurs qui se sentent jusque dans la station.
« Putain, Asile, arrête tes conneries! » .
Rien à faire, plus rien n’existe pour lui, immédiatement happé par l’âme du dépôt. Bien sûr il a peur de l’inconnu, des bruits, ou des éventuels flics en planque, mais il s’y sent bien. Comme chez lui. La seule chose qui lui pose problème c’est qu’il manque de place. Les rames sont déjà ruinées par l’artillerie lourde d’un des groupes phare de l’époque et proche des rappeurs des NTM, les 93 MAFIA CREW, qui règnent en maîtres sur la ligne. Les Kea, Mam, Swen, Arys, Keys, Acide, et tous les autres visages menaçant que l’on aperçoit dans le clip, « Le monde de demain », filmé par Stéphane Sednaoui l’année suivante. Il pose sur les moteurs. Au moins là il y est seul et ne sera pas effacé. Quand il ne trouve pas de petites places restantes sur la carrosserie, pour poser ses signatures qu’il délimite ensuite soigneusement par un trait. Déjà ce besoin de se séparer des autres. S’approprier son espace. Il a presque fini les « deux noires – deux blanches » qu’il porte à la ceinture quand Evil et Jek le rejoignent enfin. Eux posent à l’encre photo noire, bien foncée, et qui jaunit avec le temps. Ses bombes terminées, il décide de faire les intérieurs avec sa dernière munition, un misérable petit feutre Conté rouge, quand il entend Evil lui crier :
« Asile ! Cours ! Cours ! Y’a du monde ! »,
avant de détaler. Trop tard pour fuir. Le coeur qui bat, il préfère s’allonger entre deux banquettes. C’est surement les GIPR, la nouvelle unité de sécurité du métro, qui a la réputation de frapper facilement. Quand ils ne peignent pas le visage (ou la bite, c’est arrivé !) des mecs qu’ils serrent. S’ils l’attrapent, il leur dira qu’il explorait les lieux avec sa clef à pipe de 10 qui ouvre les portes des wagons et qu’il a croisé des tagueurs. Il est petit, ça va p’t’être passer? Il n’aura pas la réponse tout de suite car ce ne sont pas des bruits de rangers et de menottes qu’il entend maintenant mais bien ceux de nouveaux sprays. Ceux des AC18, « Association des criminels du 18ème », Opium, Coast et un autre mec, qui sont aussi venus honorer le dépôt, et qui après présentation, le prennent en pitié et lui prête parfois la bombe, quand ils le voient souffler sur la poussière des rames pour poser avec son petit marker ridicule.
L’équipe improvisée progresse maintenant vers une bifurcation où ils sautent de joie quand ils tombent sur des rames vierges. « Des blancs, putain!!! ». Hyper rare sur cette ligne qui a été la première à subir les assauts des tagueurs dés 1986 alors que les études menées par la RATP estiment que les tags polluent 98% du champ visuel de ses voyageurs. C’est reparti. Ils se divisent pour « taper » les deux cotés quand à nouveau des cris retentissent. L’un d’eux vient de se faire serrer! Cette fois Asile décide d’avancer à tâtons pour essayer de s’esquiver. De son côté Opium en fait de même. Mauvaise idée. Ils tombent tous les deux sur de costauds manutentionnaires qui ont pris le tunnel en sandwich et les tiennent en respect avec des bâtons. Mort. Impossible de s’enfuir. Sauf pour Coast, qu’Asile voit bondir, feinter les ouvriers, avant de disparaître dans le noir du tunnel. Pour Opium, lui et le troisième AC18, pas de miracle, ça sera bien le commissariat central du 7ème. 9 rue Fabert.
L’Age d’or
C’est ainsi qu’Asile apprend la dure réalité des tapeurs de métro parisien. Une spécialité bien à part dans le monde du graffiti français et il fait partie de la seconde génération. Celle qui en fera sa spécialité. Jusqu’à présent la poignée de tagueurs qui apparaît dès 1984 ne se spécialise pas vraiment. Comme à New-York où le graffiti est né quinze ans plus tôt, on cherche en premier lieu la visibilité. On tag dans les rues, graff le long des berges de Seine ou sur les palissades des chantiers de Beaubourg et du Louvre, sans oublier bien sûr le mythique terrain vague de la Chapelle qui voit naître le mouvement hip-hop français. Les premiers acteurs se penchent bien évidemment sur le métro et posent les bases mais il faudra attendre 1989 pour que la RATP sature sous le poids du nombre d’adeptes qui ne cesse de croître. Le métro devient alors le terrain de jeu le plus convoité et le plus prestigieux pour cette nouvelle vague d’activistes. La compétition fait rage et la loi du milieu est simple. Il s’agit d’en faire un maximum, avec le plus de style possible. De son coté, la RATP, sommée par ses voyageurs de réagir, n’a d’autre choix que de déclarer la guerre aux tagueurs, sur le terrain bien sûr, mais aussi dans les médias, leur fournissant, malgré elle, un adversaire naturel à défier.
C’est dans ce contexte qu’Asile entre en piste, que cette première arrestation n’a en rien découragé. Bien au contraire. Alors que les manutentionnaires l’escortent jusqu’au quai, il hallucine :
« On est entrés par Varenne sur la 13, et on ressort par La tour Maubourg sur la 8 ! ».
Ses yeux photographient échelles, portes, tunnels. C’est immense ! Il y a tellement à faire ! La prochaine fois, il faudra juste être plus professionnel. Il faudra également venir seul, car même si son mensonge « du môme qui se promène » est passé auprès des flics, ces derniers ont fait croire aux deux AC18, que « le petit les avait balancés ». Déjà qu’il n’avait pas apprécié attendre Evil et Jek… Il lui faut également régler ce problème de visibilité. Trouver le moyen de sortir de cette masse de signatures qui finissent par s’annuler entre elles. Avoir l’exclusivité sur son nom. Ne laisser aucune place aux autres. Qu’il n’y ait plus de vide et que la rame lui appartienne. C’est ainsi qu’il décide d’aligner méthodiquement ses tags, comme le ferait un élève qu’on punit au tableau, et comble tous les wagons qu’il prend pour cible. Dans le milieu on appelle ça une punition. Quelques tagueurs en avaient déjà fait auparavant mais jusque-là, aucun n’avait eu l’idée d’en faire sa marque de fabrique. Asile, qui affine sa calligraphie, et change pour Azyle, s’accapare la pratique, qui s’impose littéralement à lui.
En cette rentrée des classes 1990, et alors que ses parents, usés par ses errances scolaires, le mettent dans le lycée autogéré de Paris (LAP), Azyle décide de frapper un grand coup. Tant pis pour les études, et le contrat moral passé avec la famille, qui pensait que dans une structure moins contraignante leur fils, qui a tant de problème avec l’autorité, se prendrait en main. Ils ne se seront pas totalement trompés car il n’y a que dans le tag qu’Azyle trouve de l’amour pour la discipline. Il se refugie dans le métro et organise ses journées de façon militaire.
7h – il se lève pour faire croire qu’il va à l’école.
8h – il pointe en cours.
8h30 – expédition pour chercher de nouveaux entrepôts, roder et voler son matériel.
De 11h à 14h – session tag.
De 14h a 18h – à nouveau recherche de dépôts, rodage et vols.
18h30 – retour à la maison obligatoire.
19h30 – repas en famille.
22h – préparation du matériel pour le lendemain, mélange d’encre, remplissage… De 1h à 6h – faire le mur deux à trois fois par mois pour aller faire un dépôt à pied ou en vélo.
Et ça paie. Le mouvement dont il se tient à l’écart se demande qui peut bien être ce tagueur qui œuvre seul, là où tout le monde agit en équipe. Après avoir accompli « le Grand Chelem », à savoir taper toutes les lignes, il décide de se concentrer sur la sienne, la 7, afin de marquer encore plus les esprits. Il veut que les 80 trains en rotation portent son nom. Il y parvient dans un temps très court. Présent dans tous les intérieurs des premières classes en cinq couleurs différentes. Cinq passages minimum donc. Même pugnacité sur les extérieurs sur lesquels il va jusqu’à réaliser des punitions où il ajoute jusqu’à l’obsession des mini-tags entre les tags. Atteindre cet état où il se dit qu’il ne peut pas faire mieux car il ne peut pas faire plus. Azyle aime signer ; il ne fera plus que ça. Même quand, pour évoluer, la plupart des tagueurs de sa génération se mettront à faire des graffs, il ne suivra pas la mode. Ne comprenant pas qu’un lettrage coloré soit plus estimé qu’une belle signature. C’est ainsi que choix après choix, Azyle devient un ovni dans le paysage graffiti français qui calque le modèle new- yorkais. Il ne lui faudra pas plus de six mois pour se faire un nom dans cette scène foisonnante, qui ne le sait pas encore, va bientôt subir un brutal coup d’arrêt… Car, dans l’ombre, la RATP est en train d’achever son plan de « Reconquête du territoire », lancé deux ans plus tôt. C’est ainsi, avec la plastification des rames pour empêcher les encres de pénétrer dans les supports qu’Azyle voit disparaitre ce qu’il appelait « la vraie matière ». Et qu’avec le blocage en dépôt des rames dégradées, doublé de leur nettoyage systématique dans les 24 heures, il voit ces punitions peu à peu privées de visibilité…
À la rentrée scolaire 1992, alors qu’il a tout juste 18 ans, c’est le choc. Plus rien n’est comme avant, tout lui semble mort. Les oeuvres que l’on pouvait voir rouler plusieurs mois jusqu’à présent n’ont plus qu’une durée de vie de quelques jours, et encore. Création d’une brigade anti-graffiti. Pas mal d’arrestations. Plus d’émulation. Beaucoup raccrochent les gants. Ça sent la fin. Pas pour lui, pour qui il est hors de question d’arrêter et qui vit très mal ce sevrage forcé. Il en évite même de prendre le métro, dont il ne supporte plus les odeurs et qui lui rappelle trop de souvenirs. Nostalgique, aigre, l’ennui le gagne. Largué socialement, il en arrive même à envier ses potes qui ont des devoirs à faire. Il décide de raccrocher les wagons de la vie normale et intègre la seule école qui veut bien de lui. Un centre de formation technique où il se découvre de véritables aptitudes pour les métiers manuels. Totalement coupé du milieu, et persuadé que plus personne ne peint encore des métros, il continue tout de même à descendre. Juste par instinct de survie. Pour se prouver qu’Azyle n’est pas mort…
Fin de la première partie.
La semaine prochaine, Karim Boukercha vous raconte la suite du parcours d’Azyle au cours des années 2000.
L’évolution du mouvement et de son style, mais aussi l’arrivée de la police…