Qui es-tu ?
Je suis Louis Wong, j’ai 38 ans. Je suis designer chez A.P.C depuis dix ans. Et depuis 3-4 ans, Jean Touitou m’a donné la chance de créer quelque chose en plus à l’intérieur d’APC – une collection qui porte mon nom, « Louis W ».
© Bruno Staub
Les collections capsules, ça se fait beaucoup. Mais donner à un designer « interne » la possibilité de le faire, c’est beaucoup plus rare…
C’est quelque chose qui existe oui, mais plus chez les créateurs japonais. Le fonctionnement d’A.P.C est très particulier : c’est la boîte de Jean (Touitou), qui est le maître des lieux. Moi je travaille avec Judith, sa femme. Comme c’est une très petite équipe, on travaille tous ensemble pour créer.
On évolue dans un endroit très familial, c’est comme une relation sentimentale-professionnelle, on va dire (rires). Disons que j’ai le sentiment de faire partie d’A.P.C comme une sorte de « fils spirituel ». L’expression est peut-être forte, mais je pense qu’on peut dire ça comme ça, parce que dans la mode il y a des mouvements perpétuels. Moi, au contraire, j’ai choisi, petit à petit, de construire une relation avec A.P.C.
Réalisateurs : Adrien Cothier & Louis Levy
Qu’est-ce qui t’a donné envie de construire un lien aussi fort avec A.P.C. ?
C’est une marque assez particulière – ni une petite marque, ni un grand groupe de luxe. A.P.C. a une identité très forte, très singulière, liée à son créateur. Quand je suis arrivé, je ne connaissais pas très bien A.P.C. Je venais du luxe. En arrivant, j’ai découvert un autre type de pensée, un autre type de création.
Tu a dit que tu venais du luxe, peux-tu me résumer ton parcours ?
Je viens de l’histoire de l’art, j’ai une maîtrise dans ce domaine. À l’époque, je savais que je voulais travailler dans la mode. Mais j’avais très peur de me limiter, de me confronter immédiatement au vêtement, de n’être que là-dedans. En parallèle, j’ai quand même cherché des stages dans la mode, et je suis entré chez Vuitton… Et j’y suis resté. C’était une super expérience, mais la démarche d’A.P.C. n’a rien à voir. C’est une marque qui ne fonctionne pas avec la pression de devoir impressionner. Et puis quand tu bosses pour le luxe, tu ne vois jamais ce que tu crées au détour d’une rue…
Là, c’était le cas ?
Oui ! Quand je suis arrivé, j’ai redécouvert le 6e arrondissement de Paris. C’était l’époque des bébés rockeurs. J’allais déjeuner à côté de l’Alsacienne et je voyais tous ces kids qui fumaient.
Visuellement, c’était très fou : je dessinais des petits blousons A.P.C. et je les voyais portés sur des minets l’année suivante.
Ou par leur père, c’est assez comme ça dans ce quartier. Que ce soit porté, vécu, c’est une expérience complètement différente.
© Bruno Staub
La collection « Louis W. », comment c’est arrivé ?
Comme ça faisait déjà quelques années que j’étais ici, Jean m’a demandé comment je voulais évoluer. J’ai eu un poste cool dès le départ, mais vu la structure, l’évolution est plutôt limitée, du coup l’idée de la collection est venue d’elle-même. D’autant plus que Jean l’avait déjà un peu fait avec A.P.C Madras, une ligne de vêtements un peu plus girly, fleurie. Il m’a demandé ce que je voulais créer.
J’ai longuement réfléchi. J’adorais l’univers du cuir, mais du cuir premier degré, pas du cuir de luxe, c’est comme ça que j’ai eu l’idée de créer une série de blousons. Ce que j’ai voulu, dès le départ, c’est d’ajouter des visuels, quelque chose qui raconte une histoire.
Le principe, c’est de faire quelque chose de super cohérent, esthétiquement, avec A.P.C., mais d’écrire ma propre histoire, de raconter un autre scénario.
© Bruno Staub
Le mot scénario n’est pas anodin, presque tout ce que tu fais pour ta collection est très cinématographique, les références sont partout, chaque saison, de Top Gun à Grease 2, en passant par Gus Van Sant.
Comme j’aimais bien l’idée du blouson en cuir au tout départ, mes références étaient forcément cinématographiques. Je pensais à des films français, les films de flics de Depardieu dans les années 70, comme Police de Pialat.
Ou même à des films bien plus clichés des années 80, les college movies. L’idée, c’était d’aller à l’opposé du cuir chic, du cuir de créateur, de grande maison.
Ce qui m’intéressait, c’était le blouson de cuir de biker, le blouson du mec de tous les jours. Celui que tu vois dans les friperies mais que tu ne peux pas porter parce qu’il est en mauvais état.
Maintenant, ça s’est agrandi, je ne fais plus seulement du cuir. Il y a une douzaine de pièces et de la maille. Je voulais faire évoluer le concept, trouver de nouveaux angles.
L’une de tes collections s’appelle « Escape » et s’inspire des roadmovies. Une autre s’inspire de l’univers Queer. La première reprenait ouvertement les codes masculins « traditionnels ». Tu choisis un thème, à chaque fois ?
Disons qu’à chaque fois, il y a une histoire. Pour la collection « Queer » dont tu parles, par exemple, j’ai fait un blouson avec le mouton à l’extérieur. C’est à l’époque où Franck Ocean avait fait son coming out. J’exprime qui je suis : je mets le mouton à l’extérieur au lieu de le mettre à l’intérieur. Oui, c’est un peu conceptuel (rires). Chaque saison a son histoire différente.
© Bruno Staub
La dernière, et très « Chasse et Tradition ». C’est des blousons en cuir marron glacé, très tradi… Ça se voit beaucoup dans la rue d’ailleurs, tu vois souvent des jeunes avec des Barbours, mais même des mecs cools. J’ai présenté ça en janvier, l’époque où ce n’était pas génial à Paris… Je me suis dit : « Pourquoi travailler des vêtements aussi traditionnels? » ? Et me suis rendu compte que c’est parce qu’il y a quelque chose de très rassurant, dans ce type de vêtements. Du coup j’ai appelé cette collection « Comfort Zone ». C’est le vêtement où tu te sens en paix et à l’abri dans un monde parfait, ultra sécurisé.
Ta collection « Escape » m’a rappelé la Balade Sauvage, de Terrence Malick, avec Martin Sheen qui part en cavale avec sa copine sur les routes américaines. Rien à voir ?
Je ne l’ai pas vu (rires). La référence là c’était plutôt My Own Private Idaho, de Gus Van Sant. Mais disons que c’est pareil, c’est le côté road trip américain. Des mecs qui vont sur la route et qui ne savent plus où ils en sont. C’est pour ça que je fais souvent des courts-métrages : ça permet de montrer le petit mec comme ça, qui porte son blouson. Souvent, je les laisse mettre leurs vêtements à eux, comme ça il n’y aucune intention de mode.
Tu fais souvent des courts-métrages pour accompagner tes collections ?
Oui, j’ai imaginé ça pour la première collection. J’avais la chance d’avoir des copains étudiants en cinéma, je me suis dit « go! », on monte un projet. Je le fais toutes les deux saisons environ. J’amène le concept de départ et mes potes bossent sur le casting, proposent des trucs. Ça se fait comme ça.
Tu mets en scène un ou deux personnages qui vivent un moment. Comme si tu entrais dans leur vie et que tu en ressortais.
Voilà, c’est très spontané. Pour le dernier, Audition, il y a un acteur principal qui passe un casting. Le mec était un ami d’ami, je l’ai pris sur photo. On lui posait des questions, il improvisait les réponses. Tout s’est bien imbriqué, ça m’a d’ailleurs beaucoup fait rire quand il a cité Top Gun pour son film préféré, vu que c’est aussi l’un des miens. C’est un film tellement bizarre, tellement fou visuellement.
Réalisateurs : Grant Curatola & Louis Levy
D’ailleurs, si tu devais me citer d’autres références cinématographiques, qu’est-ce que tu dirais ?
Certainement ceux de Ridley Scott. Les films d’horreur de Carpenter aussi – Carpenter, c’est un génie. Ou L’année dernière à Marienbad, plus classique, mais superbe.
Et les college movies, visiblement, ces films américains qui mettent en scène des jeunes à la fac. Du coup je me demandais : est-ce que tu crées pour une catégorie d’âge particulière ?
Vu que ma collection est faite de cuir luxe, un peu cher, je me suis dit que ça allait plaire aux parents mais aussi à leurs fils. Je voyais bien le mec de 45 ans, un peu chic, qui l’achète… et le fils qui lui pique.
C’est vrai que le niveau du prix restreint automatiquement l’âge de la clientèle. D’ailleurs, il y a quelques mois, tu as retweeté des mecs qui t’ont dit que tes habits étaient beaux mais trop chers.
Oui, ça m’avait fait trop rire, c’était très spontané. C’étaient des mecs tout jeunes qui disaient « Hé mec, Elle est cool ta veste, mais elle est un peu chère« . Et c’est vrai, la mode a parfois ce côté absurde – je pense surtout à la mode de défilés – où tu vas voir des vêtements très très beaux sur des mecs qui n’ont que 16 ans : quand est-ce qu’ils auront vraiment l’occasion de les porter tous les jours ? Tout ça est une abstraction. Mais c’est aussi ce qui est amusant, tu vends aussi un rêve.
Photographie à la une © Bruno Staub