Vendredi soir j'étais comme tout le monde, comme vous probablement, à savoir impuissant, sidéré, devant ma télé, mon ordi. Je comprenais sans comprendre, je me sentais trahi par le réel, sali, abîmé. Les assauts concluant les deux prises d'otages avaient eu lieu quelques heures plus tôt, il était à peu près 20 heures et le Président venait de prendre la parole, pour la deuxième ou troisième fois. C'était fini, une certaine tension était en train de retomber, c'était fini et quelque chose commençait, l'émergence d'un après.
À 20h30, je sais tout ce qu’il faut savoir, je sais l’essentiel mais je m’obstine, je ne peux pas raccrocher, je zappe. Je veux voir et revoir, en savoir plus. Je m’arrête sur une chaîne privée d’informations en boucle, d’un coup le présentateur se met à parler de guerre. Il ménage son effet, parle lentement, annonce un document sonore exceptionnel, il dit : « Ecoutez bien ce qui va suivre ».
L’image est tremblante, on voit de la fumée, quelques arbres dégarnis, les toits en tôle des bâtiments entourant l’imprimerie de Danmartin-en-Goële.
Pas un mot, aucun commentaire, la petite vidéo ne dit rien, le sujet et l’objet ne sont qu’un mélange de silence ponctué par des bruits de rafales de tirs, d’explosions. On ne voit rien, on croit tout voir. On ne sait rien, on croit tout savoir. Le journaliste présentateur reprend la parole, il en remet une couche avec la guerre, il répète guerre, guerre, il va jusqu’à demander à une reporter présente sur les lieux de confirmer que c’est bien une ambiance de guerre à laquelle nous assistons. La reporter, plus modérée, répond : « Ce sont des bruits de kalachnikov, ni plus ni moins. »
Quelle est cette insistance du présentateur, à répéter le mot guerre, comme s’il jouissait secrètement de présenter un journal TV en période de guerre, comme s’il en était enfin, lui, de la guerre, à la fois sous les feux de l’actualité et de la rampe ? Une ou deux kalachnikovs ni plus ni moins sont-elle la guerre ?
Ce qui s’est passé est de l’ordre de l’horreur, évidemment. Je ne minimise rien, un mort sera toujours un mort de trop. Mais… guerre ? Non. Les attentats de ces dernières heures sont des actes terroristes isolés, perpétrés sur le sol français et fomentés par des français. Ces actes sont terribles, extrêmement inquiétants, mais isolés. Alors quoi, ça ressemble à la guerre ? Oui, mais encore ? L’honneur et l’éthique d’un journaliste ne seraient-elles pas de réserver ce mot de guerre à la guerre, aux guerres, les vraies ? Ne devrions-nous pas employer ce mot de guerre avec prudence, ne serait-ce qu’en mémoire des guerres du passé ou par respect pour des pays comme la Syrie, l’Irak, etc. qui eux savent chaque jour ce que guerre signifie ?
On pourra me répondre : « Mais n’es-tu pas en train de jouer sur les mots ? Ne parle-t-on pas de guerre contre le terrorisme ? »
Jouer sur les mots, c’est pas totalement faux. Mais j’ajoute aussitôt que c’est un jeu sérieux et grave. Le mot guerre est employé à toutes les sauces, ne parle-t-on pas, aussi, de guerre contre le cancer, la pauvreté, contre sa belle-mère, etc. ? 14-18, 39-45, le Vietnam, la Bosnie, etc., en voilà des exemples de guerres.
Ce qui se passe avec ces nébuleuses terroristes, qui changent de forme selon les pays visés, qui se propagent via internet, est d’une complexité tout à fait nouvelle, et je ne sais pas comment ça s’appelle. Un poison. Il s’agit de lutter contre cette nouvelle forme de terrorisme, chacun à sa place et avec ses moyens, il s’agit de combattre en toute lucidité, de résister, mais ce faisant il faut refuser la guerre qu’ils nous proposent. Non, ce que nous venons de vivre n’est pas non plus le 11 septembre français, un peu de tenue ! Seul un Etat peut déclencher une guerre contre un autre Etat. La France est un Etat, une République laïque et démocratique, rien à voir avec le fanatisme morbide de quelques uns.
Donc les mots et ce qu’ils recouvrent, à savoir les idées, les concepts, les sentiments, la réalité. En tant qu’écrivain c’est mon seul domaine d’action, ma seule légitimité si j’en ai une, c’est pas grand chose et c’est loin d’être rien.
Ma cible n’est pas ce présentateur TV, il n’est qu’un symptôme de cette confusion sémantique qui voudrait se généraliser en période de peur. Ma cible c’est le sens des mots. Autre exemple : ce matin, sur Facebook, je lis le post (très liké) d’un de mes « amis », la phrase sous forme d’équation est accompagnée d’une photo du camp d’Auschwitz : « djihadistes = nazis» ! J’ai froid dans le dos. Cet emploi du mot « nazi » me rappelle aussitôt le mot « guerre » du présentateur TV. Certes, on peut dire (comme l’a fait récemment Boris Cyrulnik avec beaucoup de nuances) que le terrorisme islamiste procède à la base d’une même mécanique que le nazisme, mais je crois qu’on se trompe quand on impose un rapport d’égalité entre ces deux phénomènes. Les nazis c’était autre chose et le crime des nazis n’a pas d’égal. J’ai envie de répéter : Le crime des nazis n’a pas d’égal ! Les commémorations du 70ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz auront lieu fin janvier, dans quelques jours, ce n’est pas le moment de tomber dans le piège de l’aplanissement des malheurs, un peu de décence. On pourrait me rétorquer : « Mais je ne vois pas de différence entre un nazi et un djihadiste, si ce n’est que l’un agit au nom du Troisième Reich et l’autre au nom de sa foi. » Là encore je peux comprendre une telle remarque mais je crois qu’on ne va pas bien loin si l’on se borne à comparer ce qui a pu se passer dans la tête de tel ou nazi et ce qui peut se passer dans la tête de tel ou tel moudjahidin. D’ailleurs, quand on examine le parcours d’un Mohammed Merah ou d’un Amedy Coulibaly, force est de constater que leur radicalisation s’est d’abord faite par défaut, par ressentiment, simple désœuvrement aux conséquences tragiques. Ils n’ont probablement trouvé que ça pour donner un sens à leurs vies – ce n’est bien sûr pas une excuse – et il semble évident qu’ils se sont inventés une bannière pour ne cacher que leur refus de la société dans laquelle ils vivent, n’y ayant pas trouvé de place. « J’ai vengé le Prophète », s’est écrié l’un des frères Kouachi. Comment ne pas entendre aussi : « Je me suis vengé ! Je n’existais pas, maintenant j’existe. La preuve : je vais mourir. »
Ne pas confondre le nazisme, ce fascisme d’Etat qui incorporait à la fois racisme biologique et antisémitisme (étaient également visés les personnes handicapées, les opposants politiques, les francs-maçons, les homosexuels, les gitans…) et le djihâd qui se réfère à une lecture subjective d’un devoir religieux. L’Islam compte d’ailleurs quatre types de djihâd : par le cœur, par la langue, par la main et par l’épée. Ne pas oublier non plus que le djihâd n’a pas de statut officiel chez les musulmans, il sert de support aux extrémistes qui cherchent à promouvoir leurs combats contre d’autres musulmans (volonté d’hégémonie) ou contre l’Occident perçu comme le peuple des infidèles, les mécréants, « axe du mal ».
« Guerre », « nazisme »… d’autres mots sont employés à tort et à travers, en particulier sur les réseaux sociaux où la surenchère de l’émotion prime, où l’on poste plus vite que l’on ne pense.
Nous nous perdons quand nous perdons le sens des mots. Car le sens des mots, c’est tout.
C’est ce qui nous permet de faire cohésion avec la réalité, c’est aussi par là que passe le sens de l’Histoire. Les mots qui d’abord désignent des choses, puis désignent des symboles mais peuvent aussi se détacher du réel, devenant mots vides, monstrueux, mots d’ordre, slogans, terreau de la terreur et de la confusion. Le sens des mots n’est hélas pas un acquis, il faut sans cesse le regagner et l’interroger, tout au long de sa vie. Le sens des mots est ce qui nous sépare des barbares, ce qui doit être préservé, affiné, protégé, quoi qu’il arrive. La vérité c’est bien beau… il serait peut-être temps de nous préoccuper de l’exactitude, rappeler que le sens et la justesse des mots font de nous des êtres civilisés, éclairés, et en cela libres.