Hajer Ben Boubaker est une historienne et sociologue primée par l’UNESCO. Au cours du mois de septembre, elle a dévoilé son premier ouvrage “Barbès Blues – Une histoire de l’immigration Maghrébine à Paris”. Dans ce livre, la chercheuse explore les rues de la capitale, tout en retraçant la vie des immigrés Maghrébins, de leur arrivée au début du XXe siècle jusqu’à la fin des années 1980.
Pour Clique, elle revient sur l’impact culturel de cette immigration, son attachement à Barbès, la disparition du célèbre Tati, symbole du quartier, et les changements drastiques de la ville de Paris.
Comment êtes-vous passée de votre travail sur l’aspect musical à l’aspect sociologique de l’immigration Maghrébine ?
Après avoir travaillé sur l’histoire et la diffusion des musiques Arabes en France, j’ai vu qu’il y avait des croisements avec la sociologie quotidienne de cette communauté. Comme j’ai fait beaucoup de recherches à l’échelle locale, j’ai progressivement tissé une cartographie plus complète de Barbès et je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire de plus global. Le déclencheur, c’est le documentaire que j’ai fait pour France Culture sur l’histoire du Mouvement des Travailleurs Arabes. Il porte sur ce premier mouvement autonome de l’immigration Maghrébine. Cette organisation demandait des titres de séjour, l’égalité des droits avec les travailleurs français, et s’opposait aux crimes racistes et aux violences policières. Cette histoire est politique mais aussi culturelle.
Ce livre réunit énormément de sources. Comment avez-vous réuni tous ces témoignages ?
Il fallait aller vers des sources très différentes : donc ça va de l’archive policière à l’archive militante. Je me suis aussi beaucoup reposé sur ce que nous racontent les musiques de cette immigration ou même les archives sonores de l’INA. Pour les périodes récentes, notamment sur les militants, c’est aussi un travail de plusieurs années pour les retrouver et les convaincre de témoigner.
Mon livre « Barbès Blues. Une histoire populaire de l’immigration maghrébine »
Ce sera pour le 27 septembre aux @EditionsduSeuil !
Avec cette photo de couverture que j’aime prise à un endroit que j’aime ♥️ pic.twitter.com/yTYIXGXoPA
— VintageArab (@vintagearabe) July 18, 2024
En lisant “Barbès Blues”, j’avais l’impression de sortir du livre-documentaire et d’être plongé dans un roman. Est-ce que c’est une volonté de votre part de mélanger ces différents aspects de la littérature ?
Quand j’ai écrit ce livre, je me suis rendue compte que je le faisais en récit. Tous les faits sont vérifiés scientifiquement, toutes les personnes ont existé, de la plus anonyme à la plus célèbre. J’avais envie de rendre compte des gens que j’ai rencontrés, de leur manière d’être, de parler… Les parties dédiées aux entretiens sont retranscrites telles quelles : je ne vais pas les corriger, parce que ça dit quelque chose des personnes. Pour les personnes que je n’ai pas connues, je me suis laissée le droit d’imaginer ce qu’elles ressentaient.
“Aujourd’hui, la ville de Paris ne ressemble plus du tout à ce qu’elle était.”
Vous parlez du café comme d’un lieu propre aux immigrés Maghrébins.
La culture du café existait déjà dans les pays Maghrébins. Pour certains ouvriers à la retraite, c’était la possibilité de mieux gagner sa vie. Ce sont eux qui ont commencé à prendre une gérance de café. Souvent c’étaient des hommes mariés à des Françaises, aussi ouvrières. Ils ont économisé et ils ont repris la gérance aux Auvergnats qui ont laissé tomber progressivement cet emploi-là. À Paris, c’est souvent des Kabyles qui tiennent les cafés, puisque ce sont les premiers à être arrivés en France. Ils ont éduqué leurs enfants à gérer les cafés et quand ce n’est pas eux, c’est un cousin ou quelqu’un du village. Les Algériens ont acquis les cafés et ça a été le lieu de leur lutte.
Quand vous décrivez certains lieux du Paris du XXème siècle, j’ai l’impression qu’ils ont drastiquement changé aujourd’hui. C’est une évolution logique selon vous ?
Que les quartiers soient moins prolétaires et moins pauvres que par le passé, ce n’est pas un mal. Je ne suis pas partisane du “c’était mieux avant”. Ce que je ne trouve pas normal, c’est le fait que la spéculation immobilière ait complètement effacé les gens pauvres de Paris. Cette ville est restée ouvrière jusqu’à la fin des années 1990. Aujourd’hui, elle ne ressemble plus du tout à ce qu’elle était. Elle continue à être de plus en plus chère et de plus en plus bourgeoise.
“Barbès est associé à la communauté Maghrébine et elle s’associe volontiers à Barbès.”
Quand on n’a plus les moyens de vivre en centralité, on s’éloigne, donc on gentrifie progressivement des villes qui n’étaient pas bourgeoises. À Paris, si on ne peut pas louer facilement même quand on gagne très bien sa vie, c’est qu’il y a un souci.
Le livre s’appelle “Barbès Blues”, mais on navigue dans tout Paris, du 5ème arrondissement à Belleville. Pourquoi avoir choisi ce quartier comme titre ?
Barbès est associé à la communauté Maghrébine qui s’y associe volontiers. Que ce soit pour ses activités commerciales, politiques, culturelles… C’est un lieu qui est connu bien au-delà de ses propres frontières : il évoque quelque chose dans toute la France et même dans d’autres pays. C’est un hommage à Barbès que de lui attribuer le titre de mon livre.
Vous abordez en détail l’histoire du Tati de Barbès.
C’est un lieu de souvenir pour beaucoup et personne ne voudrait les effacer. Il a été très important dans l’histoire de l’immigration à Paris et il ne s’agirait pas de lui enlever cette place. Mais c’est aussi le lieu des obligations parce que les vacances au bled c’est bien, mais c’est aussi un devoir d’économiser pour avoir les moyens d’acheter des cadeaux à toute la famille.
“À la fin des années 1940, il y avait une effervescence sociale, Barbès doublait de population le week-end.”
Tati, ça faisait 15 ans que les gens le fréquentait moins. Les consommateurs habitués n’y allaient plus, parce que c’était devenu beaucoup plus cher et il y avait moins de propositions que dans d’autres enseignes. Je pense qu’on reconstruit une vision fantasmée quand on perd quelque chose. C’était un lieu de bons souvenirs comme de moins bons.
Comment voyez-vous le quartier de Barbès aujourd’hui ? Quelles sont les différences avec celui des années 50 décrit dans le livre ?
C’est un quartier qui est en proie à la gentrification. Moins que d’autres, mais ça commence. Ce secteur a souffert de la faillite progressive de Tati. À la fin des années 40 il y avait une effervescence sociale : Barbès doublait de population le week-end. D’autres attractions du quartier ont fermé, comme les disquaires. Aujourd’hui, il y a moins de cafés, moins de boutiques, donc moins de choses à faire. En plus de cela, les logements sociaux accueillent moins de familles nombreuses, c’est-à-dire qu’on fait de plus grands salons avec des chambres plus petites. Donc, on remplit le contrat de 20% de logement social dans le 18ème, mais on empêche une partie des habitants du 18e d’accéder à ces logements. C’est aussi ça qui pose question dans la gentrification : est-ce qu’on vit ensemble ou est-ce qu’on vit dans le même endroit séparément ?
Vous faites beaucoup de liens entre l’immigration et la culture.
Abdelmalek Sayad (sociologue Algérien, anciennement directeur de recherche au CNRS, ndlr) disait qu’il ne faut pas commencer l’histoire d’un immigré à son arrivée en France, mais avant. Les gens ont un bagage culturel qu’ils n’ont pas abandonné, ils viennent avec leurs propres centres d’intérêt. On a le répertoire “El ghorba” qui regroupe des artistes immigrés en France, souvent ouvriers, qui chantaient dans leur temps libre avant de se professionnaliser. C’est le cas de Dahmane El Harrachi, l’interprète original de “Ya Rayah” repris ensuite par Rachid Taha. Il chante sur du Chaâbi, la musique d’Alger, mais c’est autre chose que les poésies ancestrales habituelles. Ces artistes vont utiliser une langue beaucoup plus accessible et parler de choses qui se passent en France. Ces gens n’avaient pas accès aux maisons de disque et pourtant ils ont créé leur propre économie autonome.
Vous êtes partis en Algérie pour présenter ce livre. Est-ce que les retours qu’on vous a fait là-bas sont différents de ceux en France ?
“Barbès Blues” n’est pas disponible en Algérie, contrairement au Maroc et en Tunisie. Mais parfois ils l’ont lu : je suis ravie de savoir que des gens l’ont craqué sur internet. On n’est pas habitué en tant qu’auteur que les gens téléchargent votre livre ! Des gens plus jeunes qui prennent le temps de le lire pour faire des retours précis, c’est hyper touchant. L’Algérie a bien conscience d’être un pays d’émigration, donc c’est émouvant. Il y avait des retours très positifs parce que je raconte une autre perspective de l’Histoire nationale Algérienne. Ils étaient touchés que ce soit une Tunisienne qui raconte des choses sur les Algériens et ça me fait vraiment plaisir.
Le livre “Barbès Blues – Une histoire de l’immigration Maghrébine à Paris” de Hajer Ben Boubaker est disponible en librairie.