NOUS AVONS PAYÉ MERCREDI
Nous sommes Charlie ? Okay. Mais gare ! Car être Charlie entraine des implications.
Par exemple, si nous sommes Charlie, inversement, alors, Charlie, c’est nous. Peut–être alors n’était-ce pas Charlie qui était visé, mais nous. C’est à nous qu’on en voulait. Charlie a payé à notre place. Pour nos péchés (christisme dont, s’agissant de ce ramassis d’athées irréductibles, l’ironie karmique serait succulente si les faits n’étaient si atroces).
Péchés, soit, mais lesquels ? Que « nous » reprochaient ces gens ? Quelques crobards de Mahomet cul nu ? Allons ! Un peu de sérieux. Personne ne tue pour ça. Pourquoi, alors ? Pourquoi tant de haine ?
Ma foi (je me comprends), puisque « nous sommes Charlie », du coup, de même qu’on parle parfois d’un mensonge qui dit la vérité, peut-être la boucherie du 7 janvier est-elle ce crime abject qui tombe notre masque d’innocence. Les coupables sont tarés, à l’évidence (ça, ces garçons ont des problèmes — d’ailleurs ce qu’on sait de leur biographie d’orphelins bringuebalés relève plein pot de l’expression usuelle : « garçons à problèmes »). Mais si ces sociopathes-là posaient malgré eux une bonne question ?
Qu’on cesse de se palucher à plaisir et bon compte avec le droit de rire de tout et la liberté d’expression. Ce n’est pas sur ça qu’on a tiré. C’est sur nous. Ce qui, tout « Charlie » que nous prétendons être, n’a rien à voir.
Nous qui, depuis des années, faisons tout, jour après jour, pour pousser des Français arabes à la faute. Ou laissons faire ceux dont c’est l’objectif, l’obsession et le rêve de moins en moins secret.
Zemmour délire : ce ne sont pas les jeunes mâles d’origine africaine qui émasculent l’ordre euro centré. C’est tout l’inverse. Les stats sont là : c’est le jeune Reune ou Reubeu qui, hors exception athlétique ou show-bizeuze, subit une castration économique et sociale. Gâchis industriel et humain dont le testo-Rap grosse beat à vantardise membrée constitue alors la dérisoire compensation.
Ce ne sont pas les dessins de Charlie qui sont insultants pour un Français arabe ou un musulman français et peuvent alors servir d’allumettes à un prédicateur pyromane. C’est, au quotidien, 24/24, l’exclusion sournoise, la commisération larvée, le soupçon sous entendu, l’émasculation euphémique, l’essentialisation tacite, la novlangue faux derche. C’est dire « quartiers », sans épithètes, plutôt que ghetto. Ce sont, plus encore que la bonne et franche discrimination à l’embauche ou au logement, le paternalisme petit blanc éclairé, la compassion « main jaune » de dame d’œuvre laïque, qui, à force, sourdement, comme la goutte d’eau du supplice, appliqués à un simple d’esprit sans repère ni ossature morale, vont faire craquer les digues.
Les dessinateurs de Charlie (et avec eux les malheureux qui se trouvaient pas loin) ont payé, entre autres, pour les gens qui parlent dans le poste. Et pour nous qui les laissons dire. C’est entre autres ça que nous avons payé mercredi. Ben oui, puisque « nous sommes Charlie ».
Là, d’une certaine façon, des, stricto sensu, rebuts, des déchets que notre « modèle intégrateur » n’a pas su recycler, se sont mis en tête qu’ils allaient, je ne sais pas, entrer dans l’histoire, gagner le paradis, ou juste obliger la France, enfin, à accuser réception de leur existence jusque-là superflue.
Si procès il y avait eu, à la place de leur avocat, foutu pour foutu, j’aurais tenté un « Jacques Verges » et cité à comparaitre un ancien président, plein d’hommes et femmes politiques (anciens ministres de l’intérieur et/ou de l’identité nationale), moult éditorialistes, un ou deux « philosophes » et un certain académicien récent.
Les assassins du 7 janvier, puis du 9, sont des Lacombe Lucien dont seul le salafisme jihadiste a voulu (pas regardant, tout comme jadis le bolchévisme et le nazisme commençaient par embrigader les largués et la pègre). Mais les pousse-au-crime ont eu l’embarras du choix des arguments. Et beau jeu de dresser contre nous, « Charlie », ces débiles profonds virés brutasses dégénérées.
Toutes leurs victimes, toutes, artistes, chroniqueurs, flics héroïques, balayeur, clients d’une épicerie, étaient innocentes.
Les victimes étaient innocentes. Mais ça ne signifie pas que nous, en revanche, nous le soyons.
Et si nous ne saisissons pas l’occase et n’identifions pas pour lesquels de nos péchés collectifs autant de gens sont morts le 7 janvier et depuis, ils seront morts pour rien.
Pire encore ! Leur martyre pourra alors devenir le prétexte dont certains des pires ennemis des artistes défunts sauront alors sans vergogne s’emparer pour nous emmener droit au chaos. Ecoutez les chaînes infos bouches d’égout : ça a commencé.
Si vraiment, « nous sommes Charlie », l’heure de l’examen de conscience et des remises en question a sonné.
En même temps, le timing est nickel chrome : les bonnes résolutions, traditionnellement, c’est plutôt en début d’année.
(texte initialement commandé et publié par Libération le 12 janvier 2015)