Bar à céréales, karaoké Disney dans des jacuzzi, parc de Noël pour hipsters… Les Londoniens seraient-ils atteints du syndrome Peter Pan?
Un soir de semaine comme les autres dans Brick Lane, l’artère trendy de l’Est londonien. Un nouveau café concept a ouvert ses portes ce matin, le Cereal Killer Cafe. La nuit tombe tôt sur Londres et l’on s’engouffre, non sans soulagement, dans la boutique, véritable petite bonbonnière peuplée de jouets surprises, de tables et chaises en formica multicolores et d’écrans aux angles arrondis tout droit sortis des années 80.
Gary Keery nous accueille avec un sourire fatigué. Depuis ce matin 7h et déjà la queue à l’entrée, lui et son frère jumeau ont vu défiler des clients venus glaner quelques miettes d’innocence au fond d’un bol de lait. Pour couronner le tout, il vient de subir les attaques d’un journaliste de Channel 4 qui l’accuse de pratiquer des prix prohibitifs (£3 le bol de céréales) dans un quartier certes pauvre… mais qui a muté il y a bien longtemps déjà, pris d’assaut par les hipsters, accusés de tous les maux, en particulier de faire flamber les prix et de chasser les locaux.
Avec un fort accent irlandais, Gary explique l’origine du Cereal Killer Cafe où sont servies 120 sortes de céréales du monde entier accompagnées de trente sortes de lait (dont amande, noisette, soja…) et de vingt toppings : « On était sur Shoreditch avec mon frère un après-midi et on se demandait quoi manger à midi : chinois ? Pizza ? Burger ? Tout ce dont on avait envie, c’était d’un bol de céréales. On n’en revenait pas que l’on ne puisse en commander nulle part. Quand on était petits, les céréales c’était fun, avec une surprise dedans. Aujourd’hui ça n’existe plus, tout a été balayé par les questions de diététique. Evidemment, on ne demande pas aux gens de manger des céréales tous les jours mais plutôt d’en faire l’expérience, une fois de temps en temps. On a donc essayé de créer une bonne atmosphère avec les boîtes de toutes ces anciennes céréales. Certaines boîtes ont vingt ans et toujours des céréales dedans… mais je ne me risquerais pas à les goûter ! »
Au milieu de tous ces jouets, le dealer de céréales à barbe se défend de refuser de grandir :
« Ce n’est pas qu’on ne grandit pas, c’est que tout le monde est un peu nostalgique et a envie de se reconnecter un peu à l’enfance. »
On descend un peu la rue peuplée de looks improbables sur fond de street art pour rejoindre une station de métro désaffectée. Ici se tient le Hot Tub Cinema, qui propose des projections de films dans des jacuzzi.
Ce soir, c’est Aladin, en version karaoké. Le concept vient de deux amis de fac, Nick Palh et Asher Charman (respectivement directeur et fondateur de la compagnie), qui ont commencé à organiser des séances avec leurs amis pour s’amuser… aujourd’hui, les séances se tiennent régulièrement en été sur un toit, en hiver dans cette station de métro désaffectée. Les deux fondateurs ont même commencé à exporter avec succès le concept il y a peu à New York et à Ibiza. De nouvelles séances « pillow cinema » ont aussi été lancées il y a quelques semaines avec une politique « pas d’oreiller pas d’entrée » et des gros poufs pour se vautrer confortablement.
On rejoint notre jacuzzi, salue nos deux voisines dont l’une semble passablement éméchée et connaît toutes les paroles du classique de Disney qu’elle anticipe, refaisant tour à tour toutes les voix. Son amie a beau essayer de la contenir, on commence à se demander si elles ne sont pas en plein reportage « J’ai testé le Hot Tub Cinema sous acide ».
« On est là pour célébrer nos films favoris donc on propose des classiques, Top Gun, Dirty Dance, Gremlins… Ces films qu’on connaît par cœur, sur lesquels on peut s’amuser, chanter, danser, boire… » résume Nick Pahl, un bonnet de lutin sur la tête.
« La régression fait vraiment partie de l’expérience… » poursuit Asher Charman. « C’est bon de ne pas avoir à être un adulte de temps en temps, de laisser de côté le travail le stress…
Je pense qu’on est restés des enfants quelque part, mais dans un sens positif. »
La régression a ses limites ; ici, point de chocolat chaud mais bien un service bar mobile pour se réapprovisionner en bière, vin, champagne ou cocktails de Noël sans sortir de son bain. Une fois le film diffusé dans une ambiance bon enfant, durant lequel on s’est surpris à exagérer les réactions avec un certain plaisir («Méchant, Jafar, méchant !»), les jacuzzi sont secoués de remous et de mousse qui inévitablement débordent, au propre comme au figuré, en bataille où même les serveurs sont de la partie, usant de leurs plateaux pour distribuer des plâtrées de blanc manteau à tour de bras.
Le Cereal Cafe et le Hot Tub ne sont pas des cas isolés. À Hackney, un poil plus au nord, vient de s’ouvrir le premier board game cafe, Draughts, où l’on peut explorer des centaines de jeux de société de tous horizons à volonté pour £5… et bien sûr se restaurer. De nombreux bars ont misé sur le retro gaming avec des Sega Mega Drive, Nintendo 64 et autres machines préhistoriques à disposition. Londres est régulièrement prise d’assaut par des jeux de rôles à ciel ouvert. Et cela ne va pas en s’arrangeant avec Noël. Victoria Park, toujours dans l’Est, accueille pour la première fois Winterville, bien vite renommé Hipsterville, véritable parc d’attraction aussi bien pour adultes que pour enfants. Même Waterstones, incontournable librairie, a offert il y a quelques semaines un sleepover à quelques chanceux lecteurs à l’issue d’un concours. L’idée est partie d’un incident : un touriste s’est retrouvé coincé dans le magasin après la fermeture et a provoqué une chaîne inattendue de réactions sur Twitter de gens qui se «damnerait pour passer la nuit enfermé dans la librairie». Waterstone a exaucé leur vœu. Le Natural History Museum, qui proposait depuis longtemps des nuits au musée destinées aux enfants au milieu des dinosaures, a dû proposer une version pour adultes. On peut même profiter de contes pour adultes avec London Dreamtime, à la lueur de la bougie, dans des lotissements désaffectés, des forêts, des cimetières… ou même dans le salon des particuliers.
Frank Furedi, sociologue, se désespérait de voir son tout jeune fils scotché aux Teletubbies avant de s’apercevoir que ses étudiants, à l’université de Kent, faisaient de même : «Cette nostalgie de l’adolescence, supposément nos meilleures années, est compréhensible pour des personnes de 70 ans, mais pour les 20-30 ans, cela est un signe fort qu’ils ne sont pas à l’aise avec la vie en tant qu’adultes indépendants. Ça ne veut pas dire qu’ils sont complètement irresponsables, mais qu’ils ne gèrent pas la maturité et qu’ils réagissent contre les responsabilités.»
Pour le sociologue, les salons des jeunes adultes ressemblent de plus en plus à des chambres d’ados attardés.
Le phénomène serait surtout anglo-saxon, et apparaîtrait dans une moindre mesure en Allemagne. «Il y a ici une culture de professionnels de la classe moyenne dans laquelle les frontières entre masculinité et féminité ne sont pas claires. Ma génération voulait grandir trop vite et gagner son indépendance avant l’âge.
Aujourd’hui, grandir est associé à une mort sociale ;
vous n’êtes plus un joueur. Le danger c’est de ne plus se projeter pour créer de nouvelles choses, c’est un peu triste.»
Un quart du public qui regarde les chaînes de dessins-animés en Angleterre sont des adultes… sans enfants, rappelle le spécialiste.
Il y a quand même des raisons de se réjouir : l’enfance c’est aussi la fraîcheur et la curiosité et les événements régressifs sont empreints de bonne humeur.
Et cette recherche de confort est au moins vécue de façon commune et partagée au lieu d’être pratiquée en solitaire.