"La noire de …", premier film d’Ousmane Sembène, a 50 ans. Presque deux fois mon âge. Alors pourquoi m'en suis-je senti si proche ? Le film raconte le voyage de Diouana, jeune sénégalaise qui a tout quitté pour venir travailler en France. Ce voyage, c'est le même que celui qu'a fait ma grand-mère, et des milliers d’autres femmes qui ont quitté l’Afrique dans les années 1960, pour venir chercher une vie meilleure en France. Celle dont je profite aujourd’hui.
Le film « La Noire de … » est visible sur Youtube en intégralité.
Ousmane Sembène, réalisateur et romancier sénégalais, a mis toute son oeuvre au service de la revalorisation de l’image des immigrés en France. Après avoir servi l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale en tant que tirailleur, le Sénégalais réalise son premier film, La Noire de …, en 1966. Le sujet est épineux : il s’agit de dénoncer la réalité du travail des femmes immigrées au sein des foyers français. À sa sortie en salle, les critiques sont dithyrambiques : « Un talent, une sensibilité, une précision qui forcent le respect » peut-on lire alors dans les colonnes du Figaro. En 2016, le film sonne toujours aussi juste. Il évoque, de loin, une histoire trop rarement écrite : celle des immigrées en France, dans les années 1960, devenues femmes de ménage, bonnes, nounous… Ma grand-mère en faisait partie.
L’héroïne de La Noire de… s’appelle Diouana. Jeune dakaroise, elle n’a ni éducation, ni emploi ; comme ma grand-mère au même moment, à Casablanca, au Maroc. Pour ces femmes qui tentent de fuir la misère par tous les moyens,« travailler pour les Blancs » , comme le dit la jeune Sénégalaise, est l’une des rares issues de secours, si ce n’est la seule. Dans cette situation, cela relève moins du choix que de l’impératif de survie.
Au début, Diouana attend son tour. Comme d’autres femmes, elle patiente sur les pavés de la «place des Bonnes», espérant que des Français installés à Dakar, viennent lui proposer un travail au sein de leur foyer. C’est finalement une femme, une blonde dont on ne connaît pas le nom, qui viendra la chercher. Diouana s’occupera de ses enfants comme a pu le faire ma grand-mère au Maroc avec les progénitures de son employeuse, française elle aussi.
L’affiche du film, avec des critiques dithyrambiques.
Très vite, l’opportunité d’un départ se profile. La famille pour qui travaille la Sénégalaise plie bagage et rentre en France, définitivement. Diouana doit choisir : rester ou suivre ses employeurs vers l’inconnu en laissant tout derrière elle, sa mère, son pays, et une romance à peine débutée.
Si le personnage principal n’a pas tergiversé, ma grand-mère, déjà mère de quatre enfants, a longtemps hésité. Mais malgré le déracinement provoqué par le départ, comme Diouana, elle s’est décidée à partir. Pour Diouana, le départ se fait seule. Ma grand-mère, elle, a fait en sorte que ses enfants soient du voyage.
À l’arrivée en France, le désespoir est à la hauteur des attentes : immense. La maison de famille devient une prison à la dorure écornée. La Dakaroise passe du statut de nounou à celui de bonne à tout faire, elle qui ne sait même pas cuisiner. Corvées, frustration et humiliations : le quotidien de la jeune femme est à des années lumières du paradis qu’elle s’imaginait. Les échanges avec ses employeurs se limitent à quelques mots – des ordres, des critiques, et une réponse, invariable : « Oui Madame ».
Diouana face à celle qu’elle appelle toujours Madame, son employeuse.
De la Côte d’Azur, Diouana n’a que des échos, elle qui reste cloitrée dans ce lieu de travail mué en cachot. La tendresse du rêve tranche alors avec la dureté de la réalité. Seule, sans attaches familiales, la Sénégalaise mesure chaque jour un peu plus le fossé qui la sépare de sa famille d’accueil, notamment dans la cruauté de petits gestes qui se voudraient bienveillants. Lorsque le père de famille accepte de répondre à sa place à une lettre en provenance de Dakar (comme ma grand-mère, Diouana est analphabète) il s’empresse de griffonner quelques mots, sans prendre la peine de lui demander ce qu’elle aimerait dire.
«Je ne sais pas écrire, ici je suis une prisonnière», constate amèrement la désormais bonne à tout faire, lucide sur son parcours.
Isolée dans sa cuisine, à bout de nerfs, l’employée de maison s’attelle comme elle peut à satisfaire les envies culinaires exotiques du couple et de leurs invités. La nostalgie, les regrets et les questions s’accumulent.
« Que doit-on penser de moi à Dakar ? ‘Diouana doit être heureuse en France’… Que je vis bien ? La France ici, c’est la cuisine, le salon, la salle de bain et la chambre à coucher », s’interroge tout haut, d’un ton las et monocorde, le personnage principal de cette sombre histoire.
Si les récits de vie de ma grand-mère et du personnage de La Noire de… se séparent – par souci du spectateur, je ne dirai pas en quoi – le film d’Ousmane Sembène m’a permis de mettre des images sur la vie de ma grand-mère. Elle et Diouana font partie de ces femmes de l’ombre devenues servantes, du jour au lendemain. Elles ont accepté, tacitement, ces conditions insupportables qui allaient constituer leur quotidien pendant une majeure partie de leur vie.
Ousmane Sembène, réalisateur du film.
Ce long métrage, c ‘est une petite histoire dans le grand récit de l’immigration. Il permet d’ouvrir les yeux sur le travail acharné de celles qui sont venues par milliers, ici en France. Le film fête ses 50 ans cette année, et fait définitivement partie de notre patrimoine. Il aborde en filigrane un aspect de la France post-coloniale, explore l’envers du décor des grandes vagues d’immigrations africaines et nord-africaines de la seconde moitié du XXème siècle. La Noire de … invite les spectateurs à réfléchir au parcours de ces mères de familles, grand-mères, grand-pères, « chibanis » qui font partie intégrante d’une autre histoire de France. Des gens au train de vie ordinaire acquis au prix de sacrifices extraordinaires.
Photographie à la Une © « La Noire de … » d’Ousmane Sembene (1966).