Amy Hong est une américano-vietnamienne qui vit à Paris. Elle est consultante spécialisée en politiques migratoires et droits de l’homme.
Depuis trois semaines, le film ‘Crazy Rich Asians’ est numéro un du box office américain, devenant un phénomène de société. Amy Hong l’a vu le jour de sa sortie, et partage avec Clique ses réflexions.
Le trailer officiel de Crazy Rich Asians (VO). Le film sortira en octobre en France.
J’ai été voir Crazy Rich Asians le soir de sa sortie. Le film, inspiré du roman best-seller de Kevin Kwan, offre deux heures d’évasion qui nous embarquent facilement dans une intrigue toute simple : un garçon tombe amoureux d’une fille. Il vient d’une famille incroyablement riche et le cache. Lorsqu’il amène sa copine chez sa famille, sa mère, une matriarche sévère, met leur couple en danger. Mais au final, l’amour est vainqueur…
Évidemment, ce qui rend remarquable Crazy Rich Asians, ce n’est pas son intrigue prévisible, qui rappelle quantité d’autres comédies romantiques. Non, ce film se distingue car il est la première production majeure d’Hollywood en vingt-cinq ans qui bénéficie d’un casting quasi entièrement asiatique.
En outre, ses personnages, loin d’être des supports à clichés, sont relativement complexes et multidimensionnels, et donc atypiques dans le paysage du cinéma. Salué comme un tournant culturel, le magazine Time a déclaré que « Crazy Rich Asians va changer Hollywood ».
La Une du Time à propos de Crazy Rich Asians.
Personnellement, je ne sais pas si Crazy Rich Asians va changer Hollywood. Je me demande, en tout cas, si le film changera la manière dont on me perçoit en France et en Occident.
Originaire de Californie et issue d’une famille vietnamienne, j’ai passé presque une décennie en Europe occidentale. J’ai vu, à maintes reprises, comment les Américains blancs et les Américains racisés sont perçus différemment à l’étranger. Quand les Américains blancs disent qu’ils sont américains, on n’insiste pas pour qu’ils précisent davantage leurs origines. Qui plus est, pour beaucoup d’Européens, un Américain qui se dit « German-American »–sans parler un mot d’allemand et sans rien savoir sur la culture allemande– frise l’absurde. Ces Américains sont américains, un point c’est tout.
En revanche, lorsque les Américains racisés, surtout les non-noirs, veulent dire qu’ils sont uniquement américains, ils risquent d’être accueillis avec confusion, voire même dérision. L’année dernière, une connaissance américaine d’origine asiatique a raconté son expérience d’être en France avec un groupe d’Américains blancs, et que l’on n’ait demandé qu’à elle ses origines.
« Comme si les personnes blanches n’avaient pas ‘d’origines’ ! », a-t-elle raillé.
Pour moi, l’expérience de cette fille n’a rien d’étonnant. Après six ans à Paris, un comportement chez les Français qui me fascine toujours est lorsqu’ils froncent les sourcils ou me regardent avec une certaine méfiance quand je dis que je suis américaine, née et élevée en Californie.
Certains, insatisfaits, insistent pour savoir d’où je venais avant (c’est-à-dire, avant d’être née ?)
Le film Crazy Rich Asians arrive à temps pour discréditer l’idée que les Américains blancs sont « normaux » alors que les Américains racisés auraient besoin d’être qualifiés. En plus d’être intrinsèquement raciste, cette notion–bien ancrée dans notre conscience collective–cache des vérités perverses. Nous oublions souvent, par exemple, que le caractère majoritaire des personnes blanches aux États-Unis s’explique en partie par des efforts, passés et présents, pour conserver une population blanche à travers des politiques migratoires et de citoyenneté racistes et violentes. Ces mêmes politiques, avant 1952, auraient pu interdire à mes parents d’être naturalisés précisément parce qu’ils étaient asiatiques.
Des Chinoises et des Japonaises attendent d’être reçues au centre de réception d’Angel Island dans les années 20. (AP/Wide World Photos)
Par ailleurs, le rapport présumé entre « américain » et « blanc » masque le fait que les États-Unis deviennent rapidement un pays de plus en plus foncé. Aujourd’hui, les bébés racisés sont déjà plus nombreux que les bébés blancs non hispaniques aux États-Unis, et il est prévu que dès 2044, les personnes blanches non hispaniques deviendront une minorité. Et pourtant, l’industrie cinématographique américaine est toujours massivement dominée par des réalisateurs, producteurs, scénaristes et acteurs blancs, et donc par des histoires qui se centrent sur des personnages blancs.
Résultat : pour une proportion massive de la population américaine –soyons clairs, pour la portion non-blanche qui représentera la majorité des personnes aux États-Unis d’ici trente ans– on a longtemps considéré que leurs histoires ne méritaient aucune représentation solide dans le cinéma américain. Cette asymétrie a servi à façonner profondément, aux États-Unis, en France et ailleurs, une image répandue de qui sont les « vrais » Américains et qui ne le sont pas.
Plus important encore, en mettant systématiquement les mêmes types de personnages au premier plan et d’autres en arrière-plan, cette asymétrie nous a conditionnés, plus que nous pouvons l’imaginer, à croire qu’il y a certaines personnes –dont les perspectives, les valeurs et les histoires d’amour et de souffrance– comptent plus. Les histoires racontées sur ce « groupe élite », qui ne représentent qu’une fine partie de la vraie totalité d’histoires américaines, voudraient bien nous faire croire que ces personnes, contrairement à celles au second plan, sont supérieures. Une sorte de référence humaine absolue à laquelle nous pouvons tous nous identifier sans exception.
Récemment, la tribune de Kelly Marie Tran dans The New York Times m’a rappelé comment cette narration culturelle dominante dans laquelle nous sommes immergés peut intimement influencer la construction de nos identités. Tran raconte avoir grandi dans un monde qui enseignait à certains « qu’ils étaient des héros, des sauveurs, des héritiers de la ‘destinée manifeste’ » en même temps qu’il enseignait à Tran –l’actrice de Star Wars qui a quitté Instagram après avoir subi un barrage de commentaires racistes et sexistes– qu’elle « existait seulement en arrière-plan de leurs histoires, à faire leurs ongles, à diagnostiquer leurs maladies, à soutenir leurs intrigues amoureuses ».
Mini-docu sur le rôle de Kelly Marie Tran dans Star Wars VIII.
Selon le romancier vietnamo-américain Viet Thanh Nguyen, ce problème à l’écran est un problème de « plénitude narrative ». Ce problème, dit Nguyen, « est ce qui permet à Hollywood de réaliser tellement de films [qui se passent au Vietnam] sur la guerre du Vietnam », et dans lesquels pourtant les personnages vietnamiens « existent seulement pour marmonner, grogner, jurer et bafouiller de manière incompréhensible jusqu’à ce qu’ils soient sauvés, violés ou tués ».
Tout au long de mon éducation, cette représentation appauvrie et sans dignité des Asiatiques –dans la culture populaire mais aussi dans les livres d’histoire et les romans à l’école– avait des répercussions immenses sur l’idée que je me faisais de qui j’étais.
Elle façonnait les plafonds invisibles qui planaient de tout leur poids sur mes différentes aspirations. Observer les lieux où je me voyais soit représentée, soit effacée, générait une feuille de route existentielle qui semblait délimiter les espaces sociaux qui me convenaient et ceux où je serais, au mieux, acceptée de mauvaise grâce.
Lorsqu’à l’âge de dix ans, le rêve de devenir actrice de cinéma m’a saisie, j’ai été frappée par le désespoir. Comme Tran –qui aujourd’hui déclare vouloir « vivre dans un monde où les enfants racisés ne passent pas toute leur adolescence à préférer être blancs »–, j’avais déjà à cet âge une idée marquée d’où se trouvait ma place. Pour moi, ce qui allait saboter mes ambitions artistiques n’était pas mon incapacité à pleurer sur commande –un talent auquel j’ai consacré de nombreuses heures devant le miroir de mes parents– mais que j’étais phénotypiquement exclue de l’ensemble des visages qui occupaient mon écran de télévision tous les soirs. (Ce problème n’a pas disparu : au début, Hollywood voulait changer la protagoniste de Crazy Rich Asians, une professeure d’économie à New York, élevée par une mère seule chinoise, en la rendant blanche.)
Avant ‘Crazy Rich Asians’, Constance Wu est l’héroïne du sitcom ‘Fresh off the Boat’ (créée en 2015), aux côtés de Ian Chen, Forrest Wheeler, Hudson Yang et Randall Park.
À dix ans, je trouvais ma « différence » tellement injuste, tellement accablante et déchirante pour mes rêves de gamine, que je pensais pouvoir corriger ce qui était inaltérable. Je mettais des lunettes de soleil pour couvrir mes yeux asiatiques, et je caressais mon nez de haut en bas – on m’avait dit que j’aurais un nez plus « blanc » en faisant cela – puis je me regardais dans le miroir et pensais : « Et maintenant, est-ce que je suis suffisamment belle ? »
En regardant Crazy Rich Asians, j’ai pensé à cette fille, déjà convaincue à dix ans qu’elle était inextricablement inadaptée.
J’ai pensé au « problème de la représentation » qui –comme le démontre ce film– n’exige pas que les puissants fassent de la place pour les marginalisés, mais que les marginalisés puissent se raconter eux-mêmes et être le centre de leurs histoires.
J’ai pensé à la honte profonde qui imprégnait mon adolescence, la même qu’avait Tran : une honte de ma famille vietnamienne immigrée, de mes parents et de leur accent fort, et de toutes nos manières d’être qui nous rendaient trop « blédards ».
En regardant Crazy Rich Asians, on m’a rappelé que l’idée derrière cette honte – l’idée que nous manquions de quelque chose de fondamental pour avoir nous aussi une place importante dans le grand récit américain – était un triste mensonge.
Nous ne manquions de rien.
Crazy Rich Asians sortira en France le 10 octobre.
Vous pouvez joindre Amy Hong sur Facebook.