(Mise à jour du 5 septembre 2017 : suite à son succès, la pièce "À Vif" reprend du 12 septembre au 1er octobre, toujours au théâtre du Rond-Point).
Avec "À vif", une pièce qu'il a écrite et dans laquelle il joue, le rappeur Kery James met une nouvelle forme artistique au service de son combat de toujours : la reconnaissance des banlieues françaises et de leurs habitants.
Dimanche soir au théâtre du Rond-Point, on est content. On vient d’échapper au froid, le confort d’un siège carmin nous accueille et dans quelques minutes, un rappeur va présenter sa première pièce devant nous. À deux pas des Champs-Élysées, c’est tout un symbole. Soudain, pourtant, le doute nous tenaille. La peur du déjà-vu piétine l’excitation.
Beaucoup de musiciens doivent leur carrière à la constance d’un engagement. Celui pour la banlieue, Kery James l’a dans le sang : on se souvient de lui en 1992, au sein du trio Ideal J, hurler combien « La vie est brutale ».
À l’époque, il n’a que 15 ans :
« Nous sommes en l’an 2000 pourtant ce n’est pas si facile
Des gosses crèvent de faim et vivent dans des bidonvilles !
Comment peut-on accepter, dans cette société
Qui prétend l’égalité une telle cruauté ! »
Auteur notamment du morceau « Banlieusards » (2008), un hymne à l’empowerment des cités, Kery James s’engage au quotidien pour l’éducation des jeunes de quartiers via une association. Et alors qu’une nouvelle année débute, il investit le théâtre avec une pièce sur… vous l’aurez deviné. Alors bon. On a beau l’aimer, que va-t-il nous dire cette fois ? Le rappeur saura-t-il, sur les planches, innover, se dépasser, s’ouvrir ?
On va bien voir : les projecteurs s’éteignent. Deux hommes arrivent et transpercent l’obscurité. À Vif met en scène deux élèves-avocats, l’un banlieusard et l’autre parisien. Finalistes d’un concours d’éloquence, ils s’affrontent pendant une heure et quart, droits comme des i sur la scène quasi-nue. Symboles, dixit l’auteur, de « deux France qui ne se connaissent pas ou s’ignorent », ils s’écharpent sur une question posée par un jury imaginaire : « l’État est-il le seul responsable de la situation actuelle des banlieues ? ». Non ! pour Soulaymaan Traoré, originaire d’Orly comme Kery James qui l’incarne. Yann Jaraudière (le comédien Yannick Landrein), un gosse de riches né pour le métier, défend le camp du « oui » et blâme les institutions.
Clique Report – Kery James par cliquetv
Le choix même des comédiens renforce le contraste entre les personnages : tout les oppose, jusqu’au physique – sauf leur ferveur au jeu. Face à un Kery James noir et massif, au sourire puissant, Yannik Landrein a le coiffé-décoiffé de la bourgeoisie parisienne, le petit costume qui va avec et joue le blanc-bec comme pas deux. Sa diction « de théâtre » est chantante et maîtrisée quand Kery, plus habitué de l’Olympia que du Rond-Point, aura toujours dans la voix l’impertinence de ses années rap. Ça ne le dessert pas, loin de là : à 38 ans, il leurre tout le monde en novice du barreau.
L’échange est vif et cinglant. Éducation, déterminisme social, « victimisation »… tout y passe. « Il faut arrêter de nous prendre pour des assistés », martèle Soulaymaan. Pour lui, les banlieusards manquent de solidarité, de vision et plus encore, d’auto-critique. Balivernes pour Jaraudière, qui répète que le problème est structurel. Tous les maux, selon lui, viennent de « ceux qui nous dirigent ». Il accuse son rival d’amnésie : soit, le jeune banlieusard a pu s’extraire du système. Mais n’est-il pas l’exception qui confirme la règle ?
On sent que pour écrire le scénario, « Muhammad Alix » a boxé contre lui-même et choisi la contradiction pour discipline. Alors que la cadence s’emballe et que chaque minute apporte son lot d’épaisseur au discours, chacun croit camper sur ses positions mais glisse en fait vers celles de l’autre. Pour mieux attaquer, les adversaires s’écoutent. Ils questionnent identités et croyances, révisent leurs préjugés. La joute verbale crée la nuance, bouscule… et unit : Yann Jaraudière et Soulaymaan Traoré se moquaient l’un de l’autre, ils finissent par rire ensemble.
L’angoisse était inutile : À vif est une pièce grave, importante et accessible. Loin de l’exercice rhétorique convenu, elle se fait œuvre poétique, enveloppe le spectateur et s’achève en musique. Côté références, elle navigue entre la tirade du nez de Cyrano de Bergerac, « nique sa mère le maire » du film culte La Haine, et L’ascenseur social est en panne, j’ai pris l’escalier, le best-seller de l’entrepreneur des Yvelines Aziz Senni (2005, éd. L’Archipel). Elle est aussi actuelle et n’oublie pas – sans le nommer – Adama Traoré, mort asphyxié cet été lors d’un contrôle de police.
Quand les lumières se rallument, la salle se lève et applaudit à tout rompre. Là où auraient pu régner redondances et clichés, on a trouvé du rythme et de la nuance, une pièce humble et puissante qui donne à réfléchir. On est aussi frustré – où sont les réponses ? – mais c’était couru d’avance. « C’est une pièce qui commence par une question, et qui se termine par une question » nous avait prévenus Kery James. L’une d’entre elles résonne particulièrement, à l’aube de l’élection présidentielle. C’est la dernière que pose À Vif. « Les Français ont-il vraiment les dirigeants qu’ils méritent ? » Il faudra y méditer avant le mois d’avril.
« À Vif » de Kery James, mise en scène de Jean-Pierre Baro. Au théâtre du Rond-Point jusqu’au 29 janvier puis en tournée dans toute la France du 4 février au 18 mai, puis du 12 septembre au 1er octobre, à nouveau au théâtre du Rond-Point.
Photographie à la Une © Giovanni Cittadini Cesi