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Musique
Par Laura Aronica

QUI ES-TU… Abra

La réponse pourrait tenir en quatre mots : le futur du r&b (même si nous sommes d’accord avec elle, l’étiquette est réductrice). Talent du label Awful Records d’Atlanta et ‘duchesse’ autoproclamée de la dark wave, Abra vient de sortir un nouveau clip d’une minute seulement, mais qui vaut le détour. Nous l’avions rencontrée il y a quelques semaines, lors de son passage au Badaboum, à Paris.


Le dernier clip d’Abra, « COME 4 ME ».

Qui es-tu, Abra ?
Je n’ai pas particulièrement envie de me présenter, parce que je crois que je suis en évolution constante – comme tout le monde, d’ailleurs. Ce que tu as vu aujourd’hui, c’est ce que je suis en ce moment. La prochaine fois, je reviendrai peut-être différente.


« Fruit » (2015)

Récemment, tu as sorti un morceau avec iLoveMakonnen et le rappeur Father, meneur d’Awful. Tu peux m’en parler ?
iLoveMakonnen, Father et moi étions amis bien avant que tout cela n’arrive. On trainait ensemble. Le morceau qui vient de sortir n’est qu’un exemple de ce qu’on fait en permanence : se voir, créer des beats.

Ce morceau, on l’a fait un peu par hasard, tout en sachant qu’il n’était pas mauvais, et puis Father a décidé de le mettre sur son album. Cela dit, rien n’est planifié. Je sais quand un morceau a un potentiel mainstream, je comprends sa « valeur », mais je ne me dis jamais « tiens, ça va m’apporter quelque chose ».

Father et toi en particulier êtes très proches, tu le présentes comme ton mentor. Comment est née cette amitié ?
En 2013, j’ai mis un terme à une relation longue, cinq ans qui se sont mal terminés. Je m’étais fermée au monde, j’étais dans une « bulle d’amour » parfaitement hermétique. Et tout ce temps-là, Father avait gardé son coeur ouvert pour moi.

Il m’avait vue chanter lors d’une soirée, et depuis ce moment-là il me demandait sans cesse de venir faire de la musique avec lui.

Il a fait preuve de patience, et a juste attendu que je sois prête à franchir le pas. S’entourer de gens qui ne voulaient que faire de la musique et passer de bonnes journées, c’était juste amusant et rafraîchissant. Je me suis retrouvée chez lui tous les jours, et c’est comme ça que cette amitié très forte est née. Je vois notre label, Awful, comme une sorte de galaxie. Father en est le soleil, et nous, nous sommes dans son orbite. Cette gravitation collective nous rend tous plus fort.


Le clip de « Roses » d’Abra (2015)

Cet esprit de groupe semble extrêmement fort. As-tu pensé à évoluer seule, de ton côté ?
Alors là, non. Pas du tout. Devenir membre d’Awful m’a donné un cadre, un milieu dans lequel exister et me définir. Lorsque j’ai rejoint le label, j’ai dû me définir contre ce qu’ils étaient. Je ne suis pas rappeuse comme eux, je compose et je chante. Pour grandir, il faut sortir de sa zone de confort.

J’ai toujours été très solitaire, c’est aussi pour ça que j’ai décidé de me mettre dans la situation où je suis obligée de composer avec 17 individualités.

La chance que j’ai, avec Awful, c’est qu’ils ne sont pas dans une logique de surveillance. Admettons que j’aie envie de partir deux mois, que je décide de m’isoler en Alaska pour enregistrer quelque chose, sans leur parler : je peux très bien le faire. Je suis libre, tout en sachant que je peux toujours revenir. Honnêtement, je ne sais pas ce que je serais sans eux, je n’ai aucune raison de m’en aller.

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Dans une interview que tu as accordée au magazine Fader, tu racontes ton arrivée aux Etats-Unis. À l’époque, tu es une enfant, et tu amènes de la Grande-Bretagne un accent anglais. Certains de tes camarades se moquent de toi : « Tu ne peux pas être noire et parler comme une Anglaise ».
Oui. Avant de déménager aux États-Unis, j’ai grandi en Europe. À mon arrivée aux États-Unis, j’ai connu bien des discriminations parce que je suis noire, mais pas de la même manière que ceux qui sont nés Afro-américains, ceux qui peuvent remonter le fil de leur histoire et dont les ancêtres étaient esclaves.

Dans mon cas, beaucoup de gens ont voulu m’ôter ma « négritude ».  

Je me rappelle d’un type au lycée qui faisait des blagues racistes. Dès que je le contredisais, il disait « Tais-toi, tu n’es même pas noire, tu n’es même pas vraiment noire« . D’autres noirs me disaient la même chose : « tu n’es pas noire-noire ». Ils niaient le fait que si, qu’ils le veuillent ou non, je suis noire.

Plus que moi, en tout cas.
Exactement ! J’avais envie de leur dire : « Même si je n’ai pas le même dialecte, la même histoire, les mêmes codes que vous, je suis noire, c’est comme ça ! » Je me souviens avoir auditionné pour des rôles dans une comédie musicale, et essuyer des refus.

J’avais pourtant bien chanté, l’audition s’est bien passée, tout le monde était confiant… et puis le rôle a été donné à quelqu’un de beaucoup moins talentueux. Mais cette fille était blanche.

Le critère principal, pour eux, c’était donc que ce personnage soit incarné par une blanche. J’ai été écartée de tant de choses parce que je suis noire… Cela dit, comme je viens de te le dire, je ressens une réelle différence entre mon propre cas et celui des noirs qui sont nés et ont grandi aux États-Unis. Là-bas, et en particulier dans le Sud où je vis (le berceau historique de l’esclavage, NDLR), le fardeau de l’esclavage est encore tabou. Le sujet est extrêmement sensible. Tout est tellement intriqué : il y a des blancs qui n’ont rien fait, mais dont les ancêtres ont réduit en esclavage des noirs, et il y a des noirs qui se font discriminer au jour le jour, dont les ancêtres ont été esclaves, et dont on nie la douleur sous prétextes qu’eux ne le sont pas, etc. C’est triste, compliqué, délicat. Et avoir une discussion dépassionnée à ce sujet, c’est juste impossible.

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Nina Simone a dit : « Quand tu es un artiste, tu dois être le reflet de ton temps ». Au vu des violences policières actuelles et de la situation que tu me décris, as-tu envie, comme elle l’a fait à son époque, d’avoir une voix politique ?
J’y réfléchis beaucoup. Pour l’instant, j’essaye surtout d’éviter les d’opinions arrêtées et d’apprendre. Je suis si loin de tout savoir – à vrai dire, je ne sais rien.

« You know nothing, Jon Snow »
« I know nothing » ! Si, je sais une seule chose : c’est que les gens doivent prendre soin les uns des autres et se traiter décemment. Ça, ce n’est pas négociable. Être ouvert, courageux, aimant, bienveillant, c’est le minimum, et c’est le message que j’essaye de faire passer via ma musique.


Nina Simone à propos des devoirs d’un artiste (archive).

Je n’ai pas la prétention de résoudre quoique ce soit. Mais je crois que si j’apporte une énergie différente, si je m’évertue à propager cette bienveillance, j’aurai déjà fait quelque chose de significatif.

Les productions sur lesquelles tu chantes ont une grande importance dans ta musique. Elles contrastent d’ailleurs souvent avec la légèreté de ta voix. Je pense à celle, très binaire, du morceau « Atoms ». Dans sa version live, il a quelque chose du rock de la fin des années 60…
J’ai grandi très loin de la pop culture, parce que mes parents étaient très religieux, ils sont chrétiens.

Petite, je n’avais pas le droit d’écouter quoique ce soit qui soit estampillé « pop culture ».

Ma mère a grandi dans la campagne anglaise et n’écoutait que des morceaux des années 60. Elle aimait les Beatles, The Mammas & The Papas… Attention, je ne dis pas que ce n’est pas de la pop, mais c’est ce qu’elle écoute toujours aujourd’hui. Quant à mon père, c’est un ex-«bad boy», il dit que Dieu a changé sa vie. Il a changé de style de musique quand il a changé de mode de vie : il est passé du disco au smooth jazz.


The Mammas & The Papas, « California Dreamin' » (1966)

Je pense que je tiens mon style et mon goût de mon père, et que ma voix et ma musicalité me viennent de ma mère. C’est elle, d’ailleurs, qui m’a appris la guitare. En grandissant, j’ai compris que je ne connaissais rien au monde extérieur. Je n’avais aucune connaissance en rap,  Ludacris, Outkast, et tous les grands de la culture noire américaine étaient de parfaits inconnus pour moi. Je me suis plongée là-dedans pour éviter d’être mise de côté. Tout ça, c’est ce qui m’a constituée musicalement.

Tu te souviens du premier morceau « de ton âge » que tu as écouté, petite ?
Wouw, c’est dur. J’étais invitée à des pyjama-parties mais je ne pouvais pas rester dormir. J’y allais en début de soirée, je voyais mes copines s’abreuver des clips des Spice Girls. Dans ces moments-là, je grappillais ce que je pouvais. J’ai gagné une petite radio à l’école, lors d’une compétition. Je l’écoutais en douce dans mon lit quand mes parents dormaient. Je me souviens qu’à l’époque « Can’t get you out of my head » de Kylie Minogue passait en boucle…


Kylie Minogue, « Can’t get you out of my head » (2001)

Mon premier choc, avant ça, ça a dû être « I’m a slave 4 U » de Britney Spears. Ou « Girlfriend » de Justin Timberlake avec N’Sync. Je me souviens avoir entendu les premières notes de ce morceau et d’avoir pensé « Game over ! ».

Tu n’évoques jamais ton âge, mais j’en déduis que tu as autour de 23, 24 ans ?
En effet, je ne parle jamais de mon âge. Ce n’est qu’un facteur d’angoisse, finalement, surtout dans le monde de la musique. À quoi cela peut-il bien servir, à part à se comparer les inutilement ? J’ai un credo : tu peux être un grand si tu le désires, et quand tu le décides. L’âge, dans tout ça, ce n’est qu’une anecdote.

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