L’Afrique habille le monde et Alia Baré, créatrice nigérienne de la griffe « Faith to Faith » installée à Dakar, vient encore le prouver. La rentrée annonce l’ouverture de son show-room à Dakar et la préparation de sa nouvelle collection.
La fille de l’ancien président nigérien Baré, tué en 1999 dans un coup d’Etat, nous a accueilli dans son appartement parisien. Elle partage avec nous sa patience de la finition, son amour du « slow fashion » et nous explique comment la réalité politique influence la mode africaine.
Qui es-tu, Alia Baré?
Je suis une passionnée de savoir-faire et d’artisanat. En Asie, en Inde ou en Afrique, j’aime voir ce qui est fait main, ce qui s’inscrit dans des traditions ancestrales. J’ai 34 ans et je suis une maman de deux enfants de 7 et 5 ans, bonne vivante, qui adore manger ! Je suis un peu tout ça, et insuffle un peu de ma vie dans mes créations. La mode n’est pas superficielle ni déconnectée des réalités, il y a des messages derrière mes créations.
En deux mots, comment décrirais-tu ton style?
De l’élégance avec une touche de sensualité.
Pièce de la collection « Face to Faith » d’Alia Baré.
Qu’est-ce que la mode apporte au monde selon toi ?
Pour moi la mode est un art. Donner corps à une matière, la rendre vivante et la mettre en trois dimensions est un art. La mode est sous-estimée et incomprise, surtout en Afrique. Ce n’est pas un talent inné, c’est un travail, même physique. Coudre, créer, ça vous prend au corps.
Le génie c’est parvenir à dégager cette impression de simplicité alors que la structure demande une maîtrise inouïe. J’aime beaucoup cette notion de slow fashion : dans beaucoup de mes modèles chaque perle a été faite et cousue une à une. Chaque petit empiècement a été moulé sur le corsage. Ce sont des jours et des jours de travail. On ne peut pas chiffrer cette inspiration.
Comment le monde qui t’entoure influence tes collections?
Je suis quelqu’un de très sensible. Quand je prépare mes collections, je m’imprègne du message que je souhaite véhiculer. La première, que j’ai présentée à Paris, s’appelle « Lumière à travers l’obscurité ». À cette époque je démarrais une nouvelle vie. J’étais dans l’obscurité de cet inconnu, mais c’était aussi une liberté. Il y a toujours une note d’espoir. En mode, je la retranscris dans de la transparence. Il y a aussi eu la Dakar Fashion Week (qui s’est tenue dans la capitale sénégalaise du 1er au 8 juin 2016, NDLR), où mon thème était « Amazones ». C’était la deuxième étape : la femme forte.
Pièce tirée de la collection « Amazones », incarnation de la femme forte présentée à la Dakar Fashion Week en juin 2016. © E.P. Photografia
Pour toi la figure de la femme incarne cet espoir?
La femme porte la société, surtout en Afrique. J’y ai mes racines profondes. L’image de la mère qui porte la famille, peu importe l’adversité, est inscrite en moi. « Face to Faith » (en français, « faire face à la foi », du nom de sa dernière collection, NDLR) n’est pas un message religieux. C’est la foi en soi, la foi en sa famille.
À la dernière Dakar Fashion Week le cap était mis sur la modernité et la volonté de montrer que les artistes africains ne créent pas que des vêtements traditionnels. Comment as-tu travaillé avec cette inspiration?
Moi-même je ne suis pas très à l’aise dans du bazin (tissu traditionnel africain, NDLR), j’ai l’impression d’être enveloppée de papier kraft ! Montrer une modernité n’est pas compliqué pour moi. Mais je définis mon style comme classique, je pense qu’une femme doit pouvoir porter une tenue et la remettre dix ans après.
Photographie du défilé de la Dakar Fashion Week, édition 2016. © Nina Masson
Quel a été ton plus grand challenge ?
L’apprentissage. J’ai suivi une formation à Singapour, au Raffles Design Institute. On se pique, on coud, recoud, recommence, pendant 8 ou 9h d’affilées. « Practice makes perfection » (« de la pratique naît la perfection », NDLR) m’a dit l’un de mes professeurs. C’est devenu ma devise.
En mode il n’y a pas d’étape inutile. C’est la même chose dans la vie. Je fais toujours les finitions à la main moi-même. Tout le monde n’a pas cette passion de la finition, mais il ne faut pas oublier qu’un vêtement doit être aussi beau à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Comment t’es-tu préparée à la Paris Black Fashion Week?
Rencontrer la demande française est un vrai défi. La dernière Black Fashion Week était une grande première pour moi, c’était angoissant ! Quand nos modèles défilent on est tout nu devant les gens. On a 30 secondes de podium pour des mois de travail. Mais c’est extraordinaire, tout prend sens à ce moment là.
Teaser de la Black Fashion Week 2015, qui s’est tenue du 10 au 12 décembre à Paris.
Le FIMA, qui devait se tenir du 25 au 29 novembre à Niamey (le Festival International de la Mode Africaine, fondé par le créateur nigérien Alphadi et soutenu entre autres par Yves Saint Laurent, Kenzo ou Jean-Paul Gautier, NDLR), a été annulé l’année dernière en raison d’un risque d’attentats, comment la réalité politique influence la mode au Niger?
Le FIMA est un événement culturel, c’est de l’art et on ne peut pas brider l’art. Les Nigériens ont le recul nécessaire pour accepter ça. Enfin jusqu’à présent. Le Niger devient de plus en plus conservateur, je suis assez inquiète pour mon pays. Avant les gens vivaient en bons termes.
Aujourd’hui une fille qui se balade en pantalon ou en short à Niamey peut se faire insulter. Il y a un malaise qui se créé dans la société et qui est assez inquiétant. Les libertés de la femme commencent à se restreindre par petits bouts. On croirait qu’elles les cèdent elles-mêmes.
Teaser de l’édition 2011 du FIMA.
Est-ce que ce conservatisme débouche sur de l’auto-censure?
C’est une gymnastique esthétique. Beaucoup de femmes se voilent mais trouvent des détours pour rester sexy. Ça se fait par touches de subtilités. On peut jouer avec les codes. C’est un challenge intéressant.
Allèges-tu ton style quand tu crées pour des femmes nigériennes?
Oui, pas par peur de représailles mais pour rencontrer la demande. Je devais participer au FIMA. Ma collection devait montrer des épaules dénudées, des effets de transparence. Je ne m’étais pas censurée et aucune consigne n’avait été donnée.
Quelle relation entretiens-tu avec le Niger?
C’est une relation conflictuelle. Je suis du Niger mais je ne me sens chez moi nulle part. J’ai quitté le pays à 17 ans. Quand mon père (président du Niger entre 1996 et 1999, NDLR) été tué ma famille et moi avons rejoint la France en catastrophe. En tant que créatrice je ne peux pas m’épanouir dans mon pays d’origine. Aujourd’hui je vis à Dakar mais sans parler la langue, alors je ne me sens pas vraiment chez moi. Il y a une fine lame à l’intérieur de moi et ça saigne encore.
Est-ce une déception pour toi?
Parfois oui. Mon père a participé à la mise en place du FIMA avec Alphadi. Porter les couleurs de mon pays dans mon domaine, la mode… j’en serais plus que fière. Mais je ne veux pas me faire instrumentaliser ou qu’un lien masque l’autre.
Ton père a été tué sur une base militaire par ses propres gardes alors qu’il était au pouvoir. L’Etat nigérien a été condamné fin 2015 pour « déni de justice et atteinte à la vie humaine », comment as-tu réagi à cette décision?
C’est le résultat de 16 ans de lutte pour nous. Mais l’État nigérien n’a pas du tout réagi. Ils ont pris acte de la décision de la cour africaine et rien ne s’en est suivi. Parfois le silence est le pire des affronts, c’est du mépris, comme si on le tuait une deuxième fois.
Comment votre histoire a-t-elle influencé ton travail ?
Je suis du signe du Lion et je suis très fière. Il y a beaucoup de faux semblants dans la mode, mon histoire m’a donné une ligne de conduite. Par exemple, je ne veux pas me vendre à tout prix.
J’ai une pudeur due à ce que j’ai vécu. C’est pourquoi je préfère un show-room à une boutique, pour exposer mon travail. Je ne souhaite pas faire du prêt-à-porter : chaque client doit pouvoir porter un vêtement qui lui ressemble. C’est ce que j’ai fait à Dakar, qui est la capitale de la mode ouest-africaine, même si les designers y rencontrent beaucoup de difficultés.
Lesquelles?
Un manque d’accès aux matières les plus simples, la soie est importée et coûte dix fois plus cher à Dakar, et certains matériaux ne sont pas de bonnes qualités.
« L’Afrique habille le monde » mais où sont les designers africains sur les podiums ?
Il nous faut des moyens et une légitimité. C’est la question de l’œuf et la poule, et nous, nous n’avons ni l’œuf, ni la poule.
La clientèle internationale doit comprendre que ‘designer africain ‘ne veut pas dire cheap. Cette année le wax est un imprimé à la mode. Mais ça ne profite pas à la mode africaine. Parce que ce sont les grandes marques qui l’ont accaparé. Ça nous tue aussi. C’est notre héritage. L’art africain n’est pas mis en avant par des Africains.
Alia Baré sous les applaudissements à la fin du défilé de la Dakar Fashion Week, édition 2016. © Erick Ahounou /AID
Un conseil pour les jeunes créateurs africains ?
Ne pas avoir peur. En Afrique on ne croit pas en nous. Il faut être fier. Et ne mettre pas ses œufs dans le même panier, tout ce qui brille n’est pas d’or, surtout dans la mode.
En musique ou sur Internet, vous cliquez sur quoi ?
Beyoncé ! Ou Alicia Keys, sur laquelle je clique à 200%.
Revoir notre interview Clique x Alicia Keys :