Il cartonne en Belgique avec sa pièce "Djihad", qui raconte l'épopée en Syrie de "trois bras cassés". Il vient de sortir un livre, "Les aventures d'un Musulman d'ici" dans lequel il retrace, avec humour, son parcours jalonné de tourments identitaires.
Comment vous présentez-vous ?
Je suis Belge d’origine marocaine, j’ai 39 ans, je suis scénariste, réalisateur et auteur. En 2012, j’ai démissionné de la police où j’ai travaillé pendant seize ans, tout en écrivant en parallèle. J’ai dû choisir entre mes deux activités. A l’origine, je suis entré dans la police car, quand tu es issu de l’immigration, ce n’est pas sexy de dire à ton père « je vais devenir artiste ». Alors j’ai réfréné mon envie d’écrire. Aux yeux de mes parents, j’avais atteint le summum de la réussite sociale : j’étais flic, marié avec trois enfants, avec une maison à crédit. Surtout qu’en comparaison, mes potes d’enfance du quartier populaire où j’ai grandi étaient soit en prison soit morts. J’avais tout pour être heureux, mais malgré cette réussite apparente, je sentais qu’il me manquait quelque chose.
Le grand écart entre policier et scénariste-auteur est fort, comment êtes-vous devenu policier ?
J’avais 19 ans et je cherchais un boulot. C’était en 1996, à l’époque la police ouvrait ses portes à ce qu’ils appelaient des « beurs » et à tout ceux qui n’étaient pas blancs. Ils ont dû se dire qu’il valait mieux faire entrer quelques Gremlins, plutôt que de les arrêter sans cesse. J’ai répondu sans trop d’enthousiasme à une annonce publiée dans un journal gratuit. J’ai réussi le concours et j’ai fait un an d’école de police. J’avais du mal avec la hiérarchie, j’étais un peu rebelle. Sur 2500 policiers à Bruxelles, on devait être quatre ou cinq à être d’origine étrangère. J’ai subi un double bizutage, l’un car je débutais juste et l’autre car j’étais d’origine marocaine et qu’on ne me faisait pas confiance.
Vous avez subi des vexations ?
Mon père m’avait offert un agenda car il était tout fier que je sois devenu flic. Il avait écrit dessus mon prénom et mon nom en arabe. Un collègue l’a remarqué, il a rameuté toute la brigade disant que je prenais des notes sur eux en arabe et que je donnais ces informations sur eux aux criminels. Pour lui, être arabe ça voulait dire que dans mon code génétique il y avait inscrit criminel. Par ailleurs, personne ne voulait patrouiller avec moi. Je les ai vu tirer à la courte paille pour désigner mon binôme. Je n’en avais rien à faire car j’étais jeune. J’ai traversé tout ça et au fil des ans, de plus en plus de policiers comme moi sont arrivés. Sur le terrain, c’était aussi compliqué car j’étais vu comme un traître. J’étais affecté dans le centre ville de Bruxelles, là où j’ai grandi et où il y a une forte population immigrée donc j’arrêtais des gens du secteur. Et il arrivait que ce soit des mecs que je connaissais. Cette expérience m’a appris que le monde n’est pas blanc ou noir et à ne pas raisonner en mode binaire. Il y a pas mal de gens biens des deux côtés.
Quelle a été la genèse de votre livre « Les aventures d’un Musulman d’ici », avec ce titre en particulier ?
C’était un besoin de raconter ma vie. Une partie de mon itinéraire représente celui d’une génération. Des gens d’origine étrangère m’expliquent se retrouver dans des passages entiers du livre, même si je ne représente personne. J’ai écrit ce livre comme une réponse à ceux qui se posent des questions sur nous, les musulmans. J’ai pu le faire une fois que j’ai fini de bricoler mon identité. Je me considère comme un Belge 1.1, j’ai reçu une mise à jour comme un ordinateur. Des gens comme Nadine Morano craignent cette mise à jour. Avant d’installer un logiciel sur ton PC tu as peur de tout perdre. En réalité, tu retrouves toujours les mêmes logiciels. J’ai voulu raconter que je me considère comme un musulman du terroir, je me sens plus proche d’un Français athée que d’un musulman indonésien. Qu’on le veuille ou non c’est comme ça !
Pourquoi les gens ont-ils peur des musulmans aujourd’hui ?
Il faut l’assumer, on a un problème en interne avec ce phénomène de radicalisation, il faut qu’on gère cela en interne. La question n’est pas de réformer l’islam mais la manière dont la religion est enseignée. Les versets doivent être recontextualisés, tout simplement. Les non-musulmans ont peur de nous et c’est irrationnel. Aujourd’hui en regardant le JT, j’ai peur de moi-même dans le miroir. C’est violent ce qui se passe en Syrie avec l’esclavage, les têtes qui roulent ou les monuments détruits. Il ne faut pas se contenter de dire à ces gens qui se posent des questions sur l’islam et les musulmans qu’ils sont fachos mais leur expliquer la réalité.
Comment faire pour contrer les clichés qui collent à la peau des enfants d’immigrés et des musulmans ?
Depuis « Charlie Hebdo », les gens ont besoin de savoir ce que c’est un musulman, c’est le moment de le leur dire. Je m’appelle Ismaël, je suis belge et musulman je parle comme toi, j’ai les mêmes références culturelles que toi. Mais mon identité, qui s’est parfois construite dans la douleur, c’est un package. J’ai peur des mêmes choses que vous. Je ne veux plus raser les murs comme l’ont fait mes parents et les premiers immigrés qui ne voulaient pas se faire remarquer. Je ne suis pas prosélyte mais j’assume de m’agenouiller cinq fois par jour pour prier. J’ai la chance d’avoir accès aux médias alors j’utilise cet espace pour normaliser l’image des musulmans. Il faut que les gens arrêtent de se faire des films sur nous. Je voudrais que dans les fictions on voit une chirurgienne musulmane, sans que sa religion ne soit un problème ni même que ce soit mentionné dans l’histoire. Mon rêve serait qu’une musulmane soit invitée chez Ruquier pour parler de patinage artistique. Je réclame le droit à l’indifférence.
Vous écrivez dans votre livre que les enfants issus de l’immigration sont considérés comme une « erreur statistique » ou un « problème non calculé » pourquoi ce constat ?
On parle de toi comme un « phénomène de l’immigration », tu es vu comme un anonyme ou une problématique à traiter. On a ramené tes parents et on pensait qu’ils allaient partir après avoir travaillé. Au bout de trente ans, il faut se rendre à l’évidence ça n’arrivera plus. Pendant tout ce temps, notre valise était prête mais elle ne servira jamais. J’en ai marre d’être un objet d’étude permanent, il y a même des sociologues qui sont payés pour le faire. Tu dois bricoler une identité et c’est dur à gérer. Mes enfants de 16, 9 et 8 ans ne connaîtront jamais ces difficultés. Ils ont la chance d’avoir des parents qui maîtrisent les codes sociaux, qui peuvent parler avec leurs profs, qui peuvent te raconter leurs histoires. Nous on vivait en décalage permanent.
« Dehors tu es en Belgique et à la maison dès lors que tu fermes la porte tu es au Maroc. Pour compliquer les choses, j’allais à l’école catholique. Tout cela rend schizophrène, c’est comme avoir un meuble Ikea à monter sans la notice. Alors la notice, c’est mon livre. »
Vous avez pris le parti d’utiliser l’humour pour véhiculer vos messages, c’est très belge ça ?
Mais non, c’est au contraire très français. Quand j’étais petit et qu’on regardait la télé en famille, dès qu’il y avait une scène de flirt entre deux acteurs on devait changer de chaîne, pudeur oblige. Il fallait courir très vite car on n’avait même pas de télécommande à l’époque ! J’ai réalisé qu’avec les films drôles comme ceux avec Pierre Richard ou Louis de Funès, il n’y avait pas de risques de gêne.
« Finalement, l’humour ça rassemble tout le monde, du barbu au militant gay. »
Quel a été le déclic pour l’écriture de votre pièce Djihad, qui raconte l’histoire de trois Belges qui partent en Syrie sortie en 2014 ?
Cette pièce je l’ai écrite en trois semaines. J’étais en train de préparer un film et je regardais LCI. Marine Le Pen était invitée et déclarait, à propos des jihadistes, qu’il n’y avait « pas de problème à ce que ces jeunes partent, à la condition qu’ils ne reviennent pas. » Ça m’a chamboulé. Elle aurait pu parler de mes enfants, c’est tellement scandaleux. Il suffit d’une poisse pour qu’un destin bascule. Pour moi le jihadisme c’est une hydre à deux têtes : il séduit toute une génération abandonnée, dans les banlieues en France. En Belgique, c’est plus pernicieux, il n’y a pas vraiment de banlieues mais des frontières invisibles entre les quartiers plus chics et les autres. Je condamne aussi la pression que la communauté musulmane met sur les siens. Dans la pièce, je dépeins trois personnages en proie à des questionnements identitaires. Il y a par exemple, Reda qui sort avec Valérie depuis dix ans. Sa mère lui dit « Elle, c’est une fille pour s’amuser, épouse une musulmane ». Il y a aussi Ismaël à qui on explique à l’école coranique qu’il va aller en enfer s’il dessine.
"Djihad"
La jeunesse actuelle partage-t-elle les mêmes questionnements qui vous tourmentaient ?
Après les projections de « Djihad », il y a toujours un débat avec les spectateurs mené par un islamologue, un journaliste et moi. Je réalise que les jeunes musulmans ont les mêmes interrogations qu’il y a vingt ans. Une Nadia se demandera si elle a droit de tomber amoureuse d’un Michel ou un autre voudra savoir s’il est permis de dessiner des êtres vivants en islam. Moi je n’avais pas les outils pour y répondre quand j’étais ado. Il existait seulement des livres anxiogènes inutiles. Aujourd’hui, l’information est partout mais ce n’est pas mieux pour autant. On a le choix entre des prédicateurs « sauvages » ou des imams supra-intellectuels qui te parlent d’herméneutique ou d’eschatologie, sans rien vulgariser. Les plus simplistes restent, hélas, les plus compréhensibles y compris pour le mec qui fume son joint et ne connaît rien à la religion. Ils véhiculent un islam fast-food, condensé en une vidéo de quatre minutes sur YouTube. Ils parlent français contrairement à de nombreux imams, seulement arabophones, et ils maîtrisent les codes des jeunes. Ils ont tout pour les séduire.
« En plus, il tiennent un discours macho, pour moi c’est du Scarface islamisé. C’est pour ça qu’on doit réapprendre à nos jeunes à réfléchir. »
Vous, c’est Jean-Jacques Goldman qui vous a amené à vous poser des questions sur votre foi ?
A 12 ans j’étais très fan de Jean-Jacques Goldman. La chanson « Envole-moi » était très forte pour moi, le fils d’immigré avec ces paroles : « Envole-moi, Loin de cette fatalité qui colle à ma peau, Envole-moi, Remplis ma tête d’autres horizons, d’autres mots ». Je ne savais pas qu’il était juif. Je ne savais même pas ce que ça voulait dire. J’allais à la mosquée à l’époque et j’écoutais la cassette dans mon Walkman le temps de mon trajet. Un mec voit la cassette. Il me dit « T’écoutes ça alors qu’il est juif ? » J’étais perturbé. Pendant une heure, je me suis dit « c’est quoi cette religion bizarre ? Ce n’est pas le bon dieu ou alors on lui a fait dire ce qu’il n’a pas dit ». Je suis allé chercher le Coran dans le salon et je l’ai lu pendant sept mois avec la traduction pour être sûr de bien tout comprendre. J’étais sous le choc. Toutes les traditions marocaines dont j’avais été abreuvé n’étaient même pas mentionnées.
« J’ai appris à cette occasion à développer mon sens critique. C’est donc un Français de culture juive qui a poussé un musulman belge à lire le Coran ! »
Les livres ont aussi joué un rôle important dans votre parcours…
Nous avions une voisine, que j’appelais « Madame », qui m’a offert mon premier livre. Elle ne m’a jamais regardé comme un basané. Elle m’a offert un livre et un jouet à mon frère. J’ai pleuré car j’étais déçu je me sentais lésé. Elle m’a dit « c’est dommage tu ne pourras pas avoir le trésor ». Le livre en question c’était « L’île au trésor ». Finalement, je n’ai plus voulu de voiture. A chaque visite, elle m’apportait un livre. Tant et si bien qu’elle n’a plus réussi à suivre vu le rythme effréné auquel je les dévorais. Ma deuxième révélation a été Alexandre Dumas et « Les trois mousquetaires ». Non seulement il écrit comme un fou, mais en plus j’ai appris qu’il était petit-fils d’esclaves. Je n’en revenais pas. Malgré cette ascendance, il est devenu quelqu’un. Quand tu grandis dans un quartier « ghetto » tu te sens appartenir à la pire couche de la société. Des symboles comme ça font avancer les choses et on en manque. La pédagogie par l’exemple fonctionne. Quand les jeunes voient un Arabe sur scène ils se disent « moi aussi je peux le faire ». Ça prouve qu’on peut venir du fin fond des égouts et y arriver. Il faut contrecarrer ainsi le discours des prédicateurs qui promettent le paradis aux jeunes.