Qui êtes-vous, Najette Sabban ?
J’ai créé une conciergerie médicale de luxe, Surgical Luxury Concierge, où je m’occupe des patients étrangers qui viennent se faire opérer en France. Je gère tout, de A à Z. On s’occupe des visas, de trouver le bon chirurgien pour la bonne pathologie. On trouve aussi le logement, on vient réceptionner le patient à l’aéroport… Le chirurgien vient sur site et fait la consultation.
Êtes-vous la première à avoir créé une société de ce type en France ?
Oui. J’ai commencé en février dernier. Aujourd’hui, on est trois. Mais entre l’hôtellerie, le chauffeur, les interprètes, les infirmières qui se relayent pour que le patient ne soit jamais seul, le traiteur… je fais travailler 15 personnes.
Quel est votre parcours ?
Je viens de Marseille. Au tout début de mes études, j’ai passé et réussi le concours pour intégrer l’école de commerce de Sophia Antipolis. Sauf qu’à l’époque, il fallait 150 000 francs. Mes parents ne pouvaient pas payer.
Quand j’ai sollicité un prêt étudiant, les banques m’ont dit « Oh, vous savez, vous n’avez pas de garant, ce n’est pas possible ». Donc j’ai travaillé les nuits, en maison de retraite.
J’ai fait un DUT Tech de Co, et ensuite une école de visite médicale. Longtemps après, à l’âge de 27 ans, j’ai fait un Master d’Analyse technique des marchés financiers. En janvier prochain, j’entre à l’école de diplomatie française, pour le réseau. Pas le choix ! Je retourne à l’école, à 35 ans. Pendant que mes deux enfants feront les devoirs, maman les fera aussi. C’est comme ça : j’ai des cours d’anglais tous les jours, je me suis mise au russe, je lis un livre par semaine… Je n’ai peur de rien !
Comment choisissez-vous les patients ?
Avant que le patient ne vienne en France, j’étudie son dossier pour déterminer s’il est éligible ou non. Je ne vais pas faire venir un patient en insuffisance cardiaque terminale, par exemple, car on ne peut rien faire pour lui, que ce soit en France, aux États-Unis ou en Norvège.
Une fois que le patient est éligible à la chirurgie, que se passe-t-il pour lui ?
Je m’occupe de négocier les tarifs auprès de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris (ou AP-HP, le premier groupe hospitalier de France, NDLR). Mais je travaille quand même essentiellement avec le privé, c’est plus simple.
J’imagine. C’est aussi plus cher, non ?
Non, absolument pas. En revanche, le privé est beaucoup moins complexe du point de vue administratif. Et si un chirurgien travaille dans le public, mais que je veux absolument qu’il soit en charge de l’intervention, ce n’est pas grave : je le débloque, et je l’amène là où je veux.
Comment est-ce possible ?
Je connais tous les processus, aussi bien du côté des hôpitaux que de celui de l’industrie pharmaceutique, où j’ai travaillé pendant trois ans, et ensuite j’ai fait du medical device, pendant 12 ans (elle travaillait dans une entreprise qui conçoit et vend des appareils médicaux – et dans ce cas précis, du matériel chirurgical implantable, NDLR).
J’allais au bloc opératoire avec le chirurgien, notamment en neurochirurgie, pour le conseiller et le guider dans l’utilisation de ses outils. Ce n’est pas très drôle, mais voilà comment ça se passait : on ouvrait le crâne, on mesurait la taille de la tumeur, on l’enlevait, puis je la mesurais. En fonction de ça, je voyais avec le chirurgien quelle dose de chimiothérapie est nécessaire.
Vous nous parliez de votre parcours. Vous n’avez pas fait médecine. Des gens qui ne font pas médecine se retrouvent donc au bloc, à conseiller des chirurgiens.
Absolument. Admettons que l’on développe une nouvelle agrafeuse pour l’estomac : un chirurgien ne la connaît pas, puisque l’on vient de la créer. Il est spécialiste de la pathologie et de l’organe, mais nous, nous sommes spécialistes du matériel que l’on vend. Avant d’aller au bloc, on s’entraîne en opérant des cadavres.
À l’école de médecine où je donnais des cours, je me retrouvais face à un amphi d’internes, avec trois cadavres. J’arrivais et je disais « bon les gars, voilà comment on fait ». Et je leur montrais toute l’intervention.
Je ne suis pas médecin, mais ils me faisaient tous confiance. Je suis capable d’opérer quelqu’un.
Pendant ces années-là, j’ai vu de tout. Des excellents chirurgiens, mais aussi des très mauvais. J’ai vu des pointures qui ne parlent pas d’eux, et de très bons orateurs qui ne savent pas opérer… Ça m’a permis de me constituer une belle Bible. Ce savoir, j’ai voulu le mettre à contribution et aider les patients étrangers à s’y retrouver. Je prends les meilleurs chirurgiens, ceux que j’ai vus pratiquer.
Peut-on dire que vous êtes consultante ?
Oui. Récemment, par exemple, un patient égyptien cherchait à obtenir, via l’ambassade, un rendez-vous à la Pitié-Salpêtrière. On lui a dit « d’accord, mais pas avant trois mois ». Moi j’ai pris mon téléphone, et il a rendez-vous cet après-midi à 16h, avec le même chirurgien. On me paye d’avance, et c’est moi qui règle le médecin. Comme je connais les tarifs des consultations, il n’y a pas de risque de tarification excessive.
Justement, comment sont accueillis ces patients étrangers lorsqu’ils arrivent en France ?
Les dépassements d’honoraires sont fréquents, et surtout excessifs, dans le public comme dans le privé. Je pense notamment à un geste banal, qui coûte normalement 500 euros et qu’un patient étranger a payé 5 700 euros… et je ne parle que de l’intervention, pas de l’anesthésie et tout le reste… En tout, un patient qui se fait opérer en France en a en moyenne pour 50 000 euros.
Comment cette idée de business vous est-elle venue ? Y a-t-il eu un événement déclencheur ?
Je l’ai fait au début pour la simple et bonne raison que j’en avais marre qu’il y ait de la tricherie. C’est mon côté justicier ! A l’époque où je travaillais encore au bloc opératoire, je me suis retrouvée face à une petite fille de 6 ans, complètement brûlée, qui était sur le point de se faire opérer. Elle venait du Koweit pour une greffe.
La maman pleurait, car l’opération est très douloureuse. Comme c’était la deuxième fois que la petite fille la subissait, elle savait à quoi s’attendre. Quand je l’ai vue dans cet état, j’ai essayé de la rassurer. Je lui parlais en arabe, je lui expliqué que ça allait bien se passer…
Là, l’anesthésiste a lâché : « J’en ai marre de ces connards d’Arabes qui viennent avec leur fric et qui se permettent tout ». Je lui ai répondu « Tu es quand même culottée, tu as pris 2 000 euros de dépassement d’honoraires et tu la traites comme ça ! Merci la France ».
C’est incroyable, parce que paradoxalement, les Français ne savent pas se faire payer. Les patients ne payent pas d’avance, et personne ne les accompagne à la caisse. Les pays du Golfe ont 36 millions d’euros de dette envers notre pays. Pour des raisons diplomatiques – ils nous achètent des avions Rafale, qui coûtent bien plus cher – la France n’est pas en position de réclamer cet argent. Il y a pourtant un potentiel de plusieurs milliards d’euros sur 5 ans. L’Algérie nous doit 31,6 millions, le Maroc 11 millions d’euros, l’Italie 4,1… Je m’arrête là.
D’où viennent ces chiffres ?
Du récent rapport de Jean Kervasdoué à ce sujet, entre autres… On les trouve aisément sur Internet et l’assistance publique les a confirmés.
Pourquoi les patients étrangers partent-ils aussi souvent sans payer ?
J’ai eu un entretien avec l’ambassadeur d’Algérie à ce propos. Ils ont le sentiment que tout leur est surfacturé à outrance, qu’on multiplie des actes qui ne sont pas nécessaires. Je leur ai dit qu’en passant par moi, ils avaient la garantie d’une prise en charge juste. Personne ne connait la provenance de mes patients. Je donne l’adresse de mon bureau, et un faux nom s’il le faut. Et je fais jouer la concurrence.
C’est du commerce, et il faut être fier de ça. En France, on n’ose pas le dire.
Si ces patients ne viennent pas chez nous, ils iront en Allemagne. Dans les hôpitaux là-bas, on parle Arabe, Anglais, Espagnol… Les Turcs entrent aussi sur le marché et ils sont très bien organisés. Leurs locaux sont extraordinaires, ils n’ont rien à nous envier.
Aujourd’hui, notre plus-value – et c’est le plus important – c’est la technologie, et le savoir-faire de nos médecins.
Il s’agit d’une conciergerie de luxe. Cela signifie qu’à la fin de leur séjour, l’addition des patients est aussi salée que d’habitude, mais que vous garantissez la qualité avec, c’est bien ça ?
Voilà. Et surtout, je garantis qu’ils règlent bien leur facture à l’hôpital. Ces patients-là restent en moyenne 3 semaines.
S’ils ne payent pas, ils ne rentrent pas, c’est simple. Au moment où ils ont mettent les pieds en France, le virement est déjà effectué.
Comment se développe votre société ?
Aujourd’hui, l’État ne veut pas entendre que je peux résoudre ce problème de dettes. J’ai rencontré le porte-parole du Quai d’Orsay, qui a été très sympathique.. Sauf que pour l’instant, je suis encore toute petite, on ne m’intègre pas au processus.
Vous avez sollicité l’entretien ?
Oui ! D’ailleurs quand je suis arrivée je me suis dit : « Il y a 15 ans t’étais à Font-Vert, dans les quartiers Nord de Marseille, maintenant tu es au Quai d’Orsay. C’est bien ! (rires) ».
Je voulais avoir cet entretien parce que c’est un sujet qui tient à cœur aux ministres des Affaires étrangères et de la Santé, Laurent Fabius et Marisol Touraine. J’ai envie de leur dire : « Arrêtez de chercher, je m’en occupe ! et je peux créer de l’emploi. Mettez-moi dans la boucle ».
Aujourd’hui, les start-ups ont beaucoup de mal, il faut être honnête. On te demande des tonnes de documents pour créer une entreprise, et puis ensuite, on se rend compte que l’essentiel, c’est d’avoir un réseau – ce qu’on omet de nous dire dès le départ.
Comment expliquez-vous le manque d’intérêt de l’Etat, du moins pour l’instant, pour des initiatives comme la vôtre ? La tradition française est celle de l’Etat-Providence. Peut-il vivre le fait de s’en remettre à un acteur privé, qui trouve les solutions plus vite que lui, comme un constat d’échec ?
Peut-être. Mais le fait est que ce business-là, aujourd’hui, existe déjà. Moi je suis juste une facilitatrice. Aujourd’hui, Martin Hirsch (directeur de l’AP-HP, NDLR) dit : « Venez, vous êtes les bienvenus ». Quand ce Saoudien a loué neuf chambres d’un hôpital de Boulogne en 2014, ça a fait un tollé dans la presse. Pourtant, la vraie question, aujourd’hui, c’est : « Est-ce que nos hôpitaux aujourd’hui remplissent tous les lits ? » La réponse est non !
Donc il n’y a pas de déficit de place ? On n’accueille pas ces gens venus de l’étranger au détriment des patients du pays ?
Non. Et ces patients-là, avec leur argent, nous permettent d’acheter des équipements, des robots par exemple. Un robot, c’est 1 million d’euros. Quant à la modernité des locaux, je n’en parle pas… L’Hôtel-Dieu, la Pitié-Salpêtrière… Quand je marche dans les couloirs du sous-sol, je tremble ! C’est vieux et vétuste.
On a une matière première d’exception : nos chirurgiens. Et notre excellence passe par un budget, qui permet aux chirurgiens d’aller dans les congrès. Lorsqu’ils vont en congrès, ils ne partent pas en vacances, ils s’assoient et ils écoutent. Les internes gagnent 1200 euros, et aujourd’hui, on ne leur paye même pas ça.
Si on veut conserver notre excellence, il faut trouver l’argent, et là, on a un moyen de le gagner. À l’Etat de saisir l’occasion, sinon de petites start-ups le feront. S’il on m’aide pas, si dans deux ans tout ça n’a pas décollé, je partirai à l’étranger, tant pis. J’irai en Allemagne, aux Etats-Unis, ou en Turquie. Mais je n’irai pas en Tunisie, parce que c’est du low-cost !