Depuis 2010, Paps Touré arpente Paris avec son appareil photo et se fait le témoin, en monochrome et sans retouches, du quotidien de sa ville. Rencontre, accompagnée de la photographe Gabrielle Malewski.
Qui es-tu ?
Je m’appelle Paps, j’ai 35 ans. J’ai grandi dans le 19e arrondissement, à Danube. C’est un exercice de style compliqué de se définir… Disons que je suis photographe, artiste. Les gens me connaissent avec la photo, mais à côté de ça je développe pas mal de choses, notamment des lignes de vêtements.
Depuis combien de temps fais-tu de la photo ?
Depuis bientôt quatre ans. L’amour de la photo m’est venu par hasard. Au début je prenais mes chiens. J’ai toujours eu des chiens, je les préfère aux humains. Et puis j’ai commencé à prendre des gens dans la rue.
Un jour, je sortais de Boulogne, je venais d’acheter mon premier appareil photo, un Nikon… et je me suis arrêté vers La Chapelle, Stalingrad. Il y avait un pont, et un SDF regardait les départs de trains. C’est mon premier clic sur l’appareil. Je n’ai vu la photo qu’un mois plus tard, chez moi, en triant les images. Moi-même je ne m’attendais pas à ce résultat. J’ai décidé de continuer. Cette image c’est le commencement… d’ailleurs, c’est comme ça qu’elle s’appelle : « Le Commencement ».
Toutes tes images viennent de la rue. D’où te vient cet attachement ?
J’ai arrêté l’école très tôt et je suis resté en bas de chez moi. À l’époque, je sortais jamais de ma rue, j’étais le genre de mec que tu n’aurais jamais souhaité rencontrer. Je ne pourrai jamais oublier ces moments-là, du coup, tout ce que je fais a un rapport soit avec la rue en général, soit avec le 19e arrondissement. C’est un quartier qui me ressemble, il y a un mélange ethnique, tu te fonds dans la masse facilement.
Depuis quelques temps, tu vends chez Colette, plus récemment on a retrouvé tes photos chez Drouot. Comment c’est arrivé ?
C’est de l’humain. C’est en rencontrant des gens qui m’en ont présenté d’autres que les choses se sont dégoupillées. Ça m’a permis de rencontrer des gens auxquels je n’aurais jamais pensé avoir accès, par exemple les collectionneurs d’art contemporain. Je n’aurais jamais pensé que moi je pourrais leur vendre des photos, que je pourrais vendre chez Drouot, à Dubaï, aller un jour à Miami pour l’Art Basel, qu’un jour je serais dans les rues de New-York en train de prendre des photos…
Je ne suis jamais sûr de ce que je fais, ce sont les gens qui donnent de la valeur à mon travail. Je suis constamment en remise en question. En même temps, j’ai décidé de faire ce que j’aime moi, de ne pas faire semblant…
Là, je suis arrivé comme ça, en pyjama
j’aurais très bien pu aller voir un collectionneur comme ça. Ce n’est pas mon image qu’il achète, c’est mon travail.
Est-ce que se présenter devant un collectionneur en pyjama, ce n’est pas aussi se créer une image ?
Chacun a sa vision de la vie, je ne vais jamais juger une personne par son apparence. J’ai été plusieurs fois bluffé par des personnes qui m’ont interpellé dans la rue, qui avaient une dégaine à la one again. Heureusement que je ne les ai pas prises de haut, parce que ce sont les gens qui m’ont rendu les plus grands services. Un jour sur la rue du faubourg Saint-Antoine, j’ai pris un SDF en bas de chez Habitat.
Un couple pensait que je les prenais en photo, ils m’ont demandé de voir, et m’ont dit «il y a un SDF qui gâche la photo ». Au lieu de me prendre la tête avec eux, je leur ai expliqué qu’en fait, c’est lui que je prenais. Ces gens-là étaient des collectionneurs d’art contemporain, et ils m’ont présenté beaucoup de personnes.
Ça fait quoi de vendre des photos de rue parfois très dures dans ce qu’elles dépeignent de la société à des collectionneurs, soit à une élite culturelle et économique connue pour son entre-soi ?
Je trouve ça cool. Pour moi, l’art doit être accessible à tous. Quand je prends une photo, je prends un instant de vie, qui est assez cocasse, qui contient une émotion. Je me balade dans Paris à vélo, et je prends les trucs qui me touchent.
Ce qui me fait tripper c’est que les gens qui voient et achètent mes photos, qui sont eux-mêmes sur Paris, voient quelque chose qu’ils ne verraient pas en temps normal, alors qu’il n’y a aucune mise en scène.
Mon travail de photographe, c’est d’être témoin et de partager ce que je vois avec un maximum de personnes. Après, si les gens se gargarisent et se donnent bonne conscience en achetant mes photos, j’ai envie de dire qu’à partir de ce moment-là, ça ne me regarde plus.
Le petit « coté social », c’est l’idée de prendre conscience de ce qui nous entoure. Les SDF, je les prends toujours avec une histoire, en bas de chez Cartier par exemple. Je ne fais pas de gros plan. Il y a un contraste qui peut apporter le sourire : j’essaye de sublimer mon sujet. Je ne vais jamais rabaisser la nature de la personne, la dénigrer. C’est très important, surtout pour ce type de photos.
Est-facile d’aborder les gens, et en particulier les SDF, alors qu’il y a un appareil photo entre eux et toi ?
Il y a une relation de confiance qui se crée. Quand je prends une photo, je ne préviens jamais avant, je discute ensuite. J’efface automatiquement si la personne ne veut pas que je diffuse la photo, mais le coté naturel reste intact. Le fait que j’aie une certaine facilité à parler avec les SDF, c’est que j’y vais d’égal à égal. Je m’assois par terre avec eux, on mange ensemble à la cool, ma mère fait à manger je leur donne. Aujourd’hui personne n’est à l’abri d’un coup dur ou d’un revirement de situation. Je me suis déjà retrouvé à la rue à Paris, il y a dix ans, quand je ne faisais pas encore de photo. Pas très longtemps, pendant une semaine, mais j’ai vu le regard des gens. Inconsciemment je compatis : je comprends ces gens-là, je me vois en eux.
Tu dis que lorsque tu te retrouves face à un sans-abri, tu t’assois par terre. Ce n’est pas anecdotique.
Mes chiens me regardent debout, je ne vais pas m’asseoir avec mes chiens.
Quand tu vas voir un SDF et que tu restes debout c’est comme si tu le dominais, que tu étais son patron. Si je veux vraiment lui montrer de l’intérêt et du respect, je me mets à sa hauteur.
Ça ne va pas me tuer de m’asseoir par terre sachant qu’après je vais rentrer chez moi, m’allonger dans mon lit, mettre des conneries sur Facebook et regarder une télé sur un grand écran. C’est juste une question d’envie, souvent ils ne demandent que ça, qu’on leur parle.
Est-ce que tu montres tout ?
Non. Tu ne peux pas tout monnayer, tout montrer, tout révéler. Il y a de plus en plus de maraudes pour distribuer de la nourriture aux SDF et de gens qui y participent, c’est chanmé, le geste est sain. Mais ce qui m’horripile un peu, c’est les gens qui se prennent en photo en train de le faire et qui mettent ça sur Internet. J’ai vu des scènes qui sont très hard. Dans la photographie urbaine, « homeless », tu as une limite entre la photo et le voyeurisme, et j’en ai quelques unes qui penchent vers le voyeurisme. Je préfère les garder pour moi. C’est du win-win, une personne t’a fait confiance, donc il y a des choses que tu dois garder pour toi. Et puis si je devais montrer toutes les photos que j’ai de SDF, on n’en finirait pas.
Tes ventes prennent de l’ampleur. Comment tu te sens face à ça ?
C’est toujours cool de vendre des photos, après je me sentirai mal s’il n’y a que des collectionneurs qui m’achètent des photos. Je veux garder la main sur mon univers, sur les gens qui sont près de moi. Dernièrement, j’ai fait deux-trois jours de collage dans Paris, j’ai collé la photo de mes chiens en grand format. J’ai donné rendez-vous à des gens, et je leur ai donné des affiches gratuitement. Il y a des gens qui n’ont pas forcément 3000 euros à mettre dans une photo. D’ailleurs le 1er mars, je fais un rassemblement rue de la Solidarité, en bas de chez mes parents, pour une vente aux enchères. Je vais vendre 40 photos, dont le prix de départ sera plutôt autour de 200 euros, comme ça le mec qui me suit depuis le début pourra aussi s’acheter mes photos. Pour moi l’art c’est ça.
Il ne faut pas l’enfermer ou le rendre inaccessible. Sinon, ce n’est plus de l’art.
Le jour où ta photo vaudra 30 000 euros pièce, tu feras toujours ça en bas de chez toi ?
Bien sûr. Prends note !
Vente aux enchères « La rue est à nous, XIX » le 1er mars 2015 à 14h devant le 2, rue de la solidarité, 75019 Paris.
Photographies © Paps Touré / Portraits © Gabrielle Malewski