Ils ont entre 29 et 35 ans, ils sont dans la musique depuis plusieurs années, ils sont drôles, talentueux et ils rappent… en québécois. C’est un fait, ce n’est pas la langue la plus exportée sur la scène rap internationale, mais on vous conseille de porter toute votre attention sur les six Canadiens du groupe Alaclair Ensemble.
C’est à s’y méprendre : on pourrait confondre leur accent québécois avec celui des rappeurs américains des années 90, avec qui ils ont fait leurs classes plus jeunes. KNLO, un des membres du groupe, nous a raconté le rapport d’Alaclair Ensemble avec les États-Unis, la difficulté de travailler dans la musique au Québec, l’importance de rendre hommage à ses origines et la façon dont ils inventent des mots et leurs définitions… parfois absurdes.
Clique : Qui êtes-vous ?
KNLO : Une entreprise familiale.
Sur votre site, vous dîtes que vous vous êtes rencontrés dans dans un « lift Allostop » (covoiturage, NDLR), c’est vrai ?
Oui, c’est vrai. Mais c’est un peu comme une légende, cette histoire. On vient de Québec et de Montréal, du coup on a souvent fait du covoiturage pour aller d’une ville à l’autre, pour donner des shows quand on rappait en solo… C’est comme ça que l’on s’est rencontrés. Mais le projet musical Alaclair Ensemble est né en 2008 : c’est à ce moment que le nom est apparu, via un membre qui était avec nous à l’époque, Mash. On avait échantillonné une chanson de jazz qui s’appelait « Claire » d’un groupe de jazz américain, The Singers Unlimited. Puis on a fait une chanson qui s’appelle « Alaclair » que l’on avait repris. Donc, Alaclair Ensemble.
Vous pourriez faire penser à un groupe de rap qui s’appelle Hieroglyphics, tu connais ?
Oui, je connais.
Pourriez-vous vous identifier à eux, notamment dans les sonorités et dans la façon d’avoir chacun votre style ?
Oui tout à fait, au niveau de l’esprit surtout. On cultive une réalité spirituelle et sociale qui est valeureuse. Plus on évolue dans le milieu musical, plus on se rend compte de la valeur que ça a au présent. Ça nous fait nous accrocher. On conçoit une musique « indigène » plus que traditionnelle. Dans Hieroglyphics, il y avait une notion spirituelle, une abstraction dans les sujets aussi. Mais je crois que c’était dû à l’époque. Mais oui, il y a certainement un parallèle à faire dans le sens où on est au Québec, du coup on a des liens très forts avec les États-Unis. Le fait de prendre conscience de cette culture-là nous fait prendre conscience de notre différence énorme. Par exemple la lenteur du business…
Quand tu parles de la lenteur du business, tu penses à quoi ?
Des États-Unis au Québec, tu peux diviser par dix le cash qu’il y a à faire. Il faut se mettre dans les souliers d’un humble ouvrier pour faire de la musique ici. On a tous des métiers, et nos bons amis qui vont cogner du marteau ont le même salaire que nous.
Image extraite du clip de « Alaclair High »
Au début, la musique n’était pas une source de revenus pour vous puisque vous la diffusiez gratuitement sur Internet. Vous faisiez quoi à côté pour vivre ?
Comme on dit en franglais, on « hustle ». On est beaucoup à être pères de famille. Tous les métiers sont permis, on ne fait pas uniquement de la musique, on travaille tous à côté. On travaille dans la construction, dans l’acting, la peinture, l’immobilier, la restauration, la critique littéraire. Dans le modèle collectif que l’on a, chacun doit rester fort dans son domaine. Et quand on fait de la musique, on s’amuse.
KNLO et son enfant dans le clip « St-Roch »
J’ai vu que sur votre site vous vous définissiez comme « post rigodon bas-canadien »… Ça veut dire quoi ?
C’est une façon drôle de nous définir, qui représente une idée qui est un peu plus vaste : même si notre musique est très contemporaine et urbaine, on reste attachés à la tradition québécoise et à cette culture indigène qui continue d’exister, on essaie de l’incarner. « Rigodon », c’est la musique traditionnelle québécoise. « Post-rigodon », c’est la musique qui vient après la musique traditionnelle. C’est l’idée que la musique traditionnelle est incomplète sans la donnée sociale et culturelle qui existe aujourd’hui. On a tous essayé dans nos vies de créer le chef-d’œuvre, la masterpiece qui va surprendre tout le monde, mais la réalité c’est que la musique c’est une conversation. Il y a toujours un lien avec les gens. Alaclaire se concentre plus sur cet élément que sur le fait d’essayer de frapper avec l’idée de génie que personne n’a encore eu.
De quoi vous inspirez-vous ? Du rap canadien ou plutôt du rap américain ?
Tout nous inspire. Comme nous avons tous fait des projets solo avant, il y a des vibes et des inspirations différentes. Tout à l’heure on parlait de Hieroglyphics, c’est pareil : chaque membre avait son identité propre. C’est un miracle que cela puisse fonctionner aussi bien après presque dix ans ensemble.
Est-ce que le nom de votre album « Les Frères Cueilleurs » fait référence aux « Frères Chasseurs » ?
Oui, tout à fait.
Qui étaient les « Frères chasseurs » ?
Dans le temps, c’était des unités rebelles qui luttaient contre l’installation des Anglais et des Français au Québec. À travers toutes les révoltes qu’il y a eues, celle-ci est un peu oubliée, parce que son leader était Anglais et que ça n’a donc pas beaucoup été raconté en français. On est tombé sur leur histoire et ça nous a appris qu’il y avait cette idée républicaine ici, dans le bas-Canada. On l’a actualisée parce que c’est une idée qui fait du sens ici, qui est populaire au niveau de la souveraineté au Québec et soutenue par des gens qui prétendent que les vrais Québécois sont francophones et catholiques. Sauf que dans la réalité, quand on étudie l’histoire, la déclaration d’indépendance du bas-Canada de 1838 est composée d’articles tous à l’encontre de cette idée-là. Ils n’étaient pas catholiques et Français. C’est une déclaration républicaine qui prévoyait même déjà le vote des premières nations, et ça a été enfoui dans les tiroirs et l’histoire n’a juste jamais parlé de ça. C’est un peu le contexte dans lequel les « Frères Chasseurs » ont été créés, ils se sont battus contre l’armée anglaise.
Pourquoi vous êtes plus des cueilleurs que des chasseurs ?
C’est une alternative, mais pour moi ça veut dire la même chose, c’est la même action.
Les six membres du groupe : Maybe Watson, Vlooper, KenLo Craqnuques, Claude Bégin, Robert Nelson et Eman © compte Instagram Alaclairensemble
J’ai aussi vu que vous parliez de « Piou Piou », qu’est-ce que c’est ?
C’est utiliser n’importe quel son pour en faire des beats. Le terme a émergé à Montréal il y a quelques années dans une communauté de « beats expérimentales » dont on faisait partie. On a un peu explosé, on a commencé à appeler notre musique comme ça.
Toujours en rapport avec les influences, votre morceau « Les Infameux » fait-il référence à l’album « The Infamous » de Mobb Deep ?
Oui, tout à fait.
Pourquoi ?
Il y a une approche permanente, beaucoup d’improvisation et de hasard. On aime le rap, on a tous grandi avec. Donc on est allés piocher dans le sac de vers que l’on connaît et que l’on écoutait dans notre enfance. Cette chanson c’est un pastiche, on a traduit des vers de rap américain.
Finalement c’est une reprise en québécois ?
Oui voilà, on reprend l’intonation et pas forcément les lyrics.
Sur votre site il y a un glossaire. On se dit que l’on va pouvoir comprendre vos paroles, et finalement les définitions paraissent complètement absurdes. Ce ne sont pas de vraies définitions ?
Il y en a des vraies et d’autres non.
Définitions tirées du glossaire d’Alaclair Ensemble
Par exemple, j’ai vu que le mot « Crade » signifiait : « Épices roulées consommables en rotation horaire entre gang de chums ». Qu’est-ce que ça veut dire ?
C’est du franglais, ça veut dire « cannabis ». Mais c’est sûr que ce n’est pas des définitions du dictionnaire. Ce sont des mots qui ne sortent pas de nulle part, ils sont utilisés par des petits foyers de personnes et on finit par les utiliser. Il n’y a aucun mot qui est mis là sans que les gens ne l’utilisent dans leur vocabulaire.
Ce sont des mots que tous les Québécois peuvent comprendre ?
Non non non ! Il y a un décalage ici. C’est un argot qui est créé et utilisé par un bon nombre de personnes, mais que tout le monde ne comprend pas. Par exemple « Crade », c’est un gars que je connais qui l’a inventé. Le Québec ce n’est pas très grand, c’est une réalité autre que la France. Pour les gars comme moi qui font du rap depuis 99, ça fait longtemps que l’on a sorti des centaines de morceaux, mais dans un micro-réseau. Ce n’est pas comme sortir des centaines de morceaux en sol français ou en sol américain. C’est vraiment un micro-réseau de gens au Québec qui n’écoutent que du rap, et des gens qui n’écoutent que du rap québécois, ça peut paraître surprenant mais ça existe. Ça a fini par influencer la façon dont les gens parlent. La majorité vient du joual (le français québécois, NDLR) ou des aïeux, des personnes plus âgées que l’on côtoie. On reprend leur façon de parler.
J’ai l’impression que vous utilisez beaucoup l’absurdité, et comme en plus vos paroles sont en argot, c’est difficile de vous comprendre. Vous parlez de quoi dans vos morceaux ?
On est dans la poésie, il peut y avoir de tout, c’est à la fois drôle et sérieux. Si j’avais à résumer les thèmes dont on parle, en gros, c’est les situations familiales, le pays, la vigilance, le laisser-aller en même temps.
Quelles sont tes références en rap québécois ?
Il a des rappeurs que j’aime en ce moment, et les rappeurs pionniers qui m’ont influencés comme Sans Pression ou Yvon Krevé, qui nous ont influencés à nos débuts. Sinon, de nos jours, j’avoue que j’en écoute moins… Mais parmi les gens que je connais, mon album favori de 2016, c’est Brown. C’est un trio familial : Snail Kid, Jam et leur père d’origine jamaïcaine Robin Kerr. C’est super. Je trouve que ce sont eux qui représentent le mieux en ce moment.
Image à la Une : Le groupe Alaclair Ensemble © LePigeon